Le corps du jeu

Avec les jeux vidéo c’est un nouveau corps qui apparaît. Ce corps n’est nullement angélique ou idéal ou virtuel, il est plutôt un écart entre le corps du joueur et le corps de l’interface. Un jeu vidéo consiste tout d’abord à faire l’apprentissage de certaines manoeuvres sur son clavier, sa souris ou son joystick. Or cela n’est jamais aisé à réaliser, malgré la Kinect et la Wii, ce n’est pas le fait de hasard si les interfaces ludiques nous résistent car cette résistance est leur coeur même.

Que faisons-nous dans un jeu vidéo?
Nous ne cessons de répéter les mêmes gestes, nous cherchons la bonne séquence d’enchaînement gestuel pour explorer le monde qui nous est proposé. De sorte qu’au-delà de toute narration particulière d’un jeu vidéo, le monde qui nous est le plus souvent raconté est celui du corps et de la répétition. Avec le jeu vidéo nous avons enfin le droit de répéter convulsivement les mêmes gestes, encore et encore, jusqu’à leur perfection. Et c’est cette possibilité qui dans l’existence quotidienne nous échappe toujours un peu. Il n’y a pas de seconde chance, et s’il y en a, il n’y a pas de troisième, de quatrième, de cinquième ou de sixième chance.

Cette répétition organique est pour le moins étrange. Ce n’est pas seulement le nom de l’action et du choix, de l’interactivité et de la jouabilité, c’est aussi la prise d’une différence entre le corps organique et le corps de l’interface, différence qui se joue dans le cadre d’un apprentissage. Cliquez sur son interface et sur les bons boutons de la façon la plus naturelle possible, comme une seconde peau
. Alors peut-être le jeu vidéo est-il un reconditionnement. Le jeu vidéo nous écarte du conditionnement quotidien, on a rarement vu dans un jeu un geste que nous faisions par ailleurs être utilisé. Et il nous reconditionne, il nous apprend de nouvelles manières de bouger, il produit des nouvelles capacités digitales, l’extrémité même de nos corps, capacités qui sans doute ne trouveront aucun champ d’application dans la réalité quotidienne et sociale. Ce que nous apprenons dans le jeu vidéo concerne le monde du jeu vidéo. C’est la boîte noire.

Représentons-nous le joueur. Il avance dans le jeu en répétant des séquences de gestes. Sa corporéité représentée et dépendante d’un plan général, le plan ludique. Il y a dans cette répétition du corps une narration très particulière parce qu’elle se divise en deux. D’une part il y a ce Qui rentre, d’autre part il y a ce qui sort. Le nom du jeu vidéo est toujours en contact avec le monde extérieur, c’est une histoire de perspective. On peut prendre le jeu vidéo du point de vue de l’extérieur. On peut aussi le prendre de l’autre côté, du côté de l’intérieur : c’est notre corps, un corps dont la gestualité est réglé par un code du jeu, par une intention unique et non par un ensemble d’interactions sociales complexes et historique. Il y a aussi dans le jeu vidéo cette intériorité. Et ces deux perspectives sont toujours en contact, leurs divergences irréconciliables est ce qui définit l’expérience du jeu vidéo comme telle. Le jeu vidéo est donc l’esthétique d’un corps différentiel, d’un corps qui n’est jamais identique à lui-même, qui apprend et explore toujours des séquences gestuelles artificielles et c’est aussi pour cette raison que le jeu n’est immersif qu’à la marge de manière temporaire et fugace. Il consiste finalement en une intelligence différentielle, c’est-à-dire en un corps de corps.