L’artiste comme critique d’artistes

Il y avait cette étrange attitude consistant pour certains artistes à dénigrer d’autres artistes. Au-delà du cercle des amitiés immédiates ou des reconnaissances mondiales, et même parfois en leur sein, ils portent un regard critique sur leurs confrères. Les raisons avancées sont multiples et diffuses. Elles reposent souvent sur deux logiques différentes au premier regard, mais qui s’articulent, passant du particulier au général et renversant les deux dans un même mouvement :

1. On avait le sentiment que l’espace était si petit qu’une personne de plus c’était en fait une personne de trop. Il fallait faire de la place, pousser un peu pour se mettre en avant. Il était difficile de dire simplement « Oui, cet artiste a fait une œuvre, il créé et pense. » On ne voyait pas cette production comme quelque chose en plus dans la polyphonie des approches et des propositions, mais comme un bruit supplémentaire venant brouiller le signal qu’on tentait coûte que coûte de diffuser. On devait l’émetteur, si possible le seul. Reconnaître la pertinence d’un travail c’était risquer de disparaître par manque d’espace. On avait même du mal à comprendre que l’espace s’agrandissait à mesure qu’on le produisait et que tout restait à faire, aussi nombreux soit-on.

2. La pire vulgarité pour un artiste : se prendre comme un modèle, croire que ce que l’on fait, la manière dont on le fait et la méthode sont ou doivent devenir une règle générale pour tous les autres artistes. Il est si amusant et fréquent d’observer tous ceux dont l’argumentation critique ne repose que sur leurs conceptions de l’œuvre d’art. C’est pourtant l’erreur la plus fréquente, erreur qui rentre pourtant en contradiction avec la possibilité même de l’œuvre d’art : une singularité non généralisable, sans doute l’une des dernières productions humaines qui n’a pas de valeur universalisable, conquérante donc. Ils critiquent d’autres artistes au nom de leurs critères, non pas tant pour les critiquer, mais surtout pour donner en creux un corps et une autorité à ce qu’ils font. Alors même que ce qui est produit ne consiste qu’en la contingence d’une singularité, et c’est sans doute cela même la beauté, ils reprennent le fil autoritaire du critère normatif et disent « Voilà ce que doit être l’œuvre d’art. » Ils se rangent alors du côté de la pire terreur théorique qui sait, qui croit savoir ce qu’est l’art en le tenant entre ses mains. Pourtant nul « être » ici dont on pourrait donner la définition et trouver l’extension (en incluant et en excluant certains œuvres à ce corpus), simplement le changement d’une définition au nom de l’extension toujours mouvante.