L’âme des machines
Je viens de lire ici (http://www.lesinrocks.com/2015/01/29/arts-scenes/arts/le-top-5-des-expos-de-la-semaine-3-11552686/) : “L’erreur est humaine. En cela, elle fait défaut à la machine. Et aux images qui nous entourent au quotidien aussi, qui semblent souvent auto-générées et sans âme.”
J’aurais pu lire cette phrase là ou ailleurs, car il s’agit d’un des lieux communs les plus importants dans l’art contemporain en France. Il ne s’agit aucunement d’incriminer l’auteur de cette phrase, mais de souligner le symptôme d’une telle sentence, non parce qu’on défendrait un quelconque fétichisme de la technique, mais parce qu’elle méconnaît que : 1- Les erreurs peuvent être aussi techniques, même si l’erreur anthropologique et l’erreur (bug) technologique ne signifient pas la même chose et sont dans une relation complexe de boucle. 2- Les erreurs techniques influencent profondément notre manière de nous comporter et notre être-au-monde. 3- L’auto-génération technique est historiquement liée, à travers la question de la zootechnique et de l’animal machine, à l’élaboration de l’âme et de la subjectivité en Occident. Penser la souveraineté de l’âme humaine contre la souveraineté du fonctionnement technique c’est ignorer leur relation réciproque. 4- Opposer une froideur rationnelle de la technique à la chaleur émotionnelle de l’être humain, c’est risquer d’oublier notre expérience concrète qui nous confronte quotidiennement à des zones indistinctes entre les deux. 5- Cette conception est l’expression d’un anthropocentrisme qui est une manière de concevoir le monde très contestable.
Une telle phrase, dans sa concision apparemment anodine, déploie tout un système de pensée qui structure implicitement notre rapport contemporain à la technique : l’erreur comme marque d’une humanité faillible mais authentique face à la perfection froide et calculable de la machine. Cette dichotomie, qui relève presque d’une nouvelle métaphysique où l’âme serait le propre de l’humain et l’automatisme celui de la technique, irrigue profondément notre culture visuelle et artistique. Mais ne sommes-nous pas, en adoptant une telle posture, victimes d’une illusion tenace, d’un récit que nous nous racontons pour préserver l’illusion d’une exception humaine dans un monde de plus en plus médiatisé par les dispositifs techniques ?
L’erreur technique n’est-elle pas, en réalité, un phénomène tout aussi complexe et signifiant que l’erreur humaine ? Considérons les glitchs numériques, ces déformations inattendues des images, ces artefacts visuels qui surgissent lors d’une compression excessive, d’une corruption de fichier, d’une défaillance matérielle : ils ne sont pas de simples dysfonctionnements, mais plutôt l’expression d’une contingence propre aux systèmes techniques, une forme de hasard machinique qui échappe à la programmation initiale. La technique, loin d’être ce royaume de la perfection prévisible, est traversée de part en part par l’imprévu et l’aléatoire : les erreurs de calcul, les bugs logiciels, les défaillances matérielles constituent une forme d’aléa technique qui défie toute maîtrise absolue.
Cette dimension aléatoire de la technique n’est pas sans influence sur notre propre rapport à l’erreur : comment ne pas voir que nos comportements, nos gestes, nos habitudes sont profondément façonnés par notre interaction quotidienne avec les dispositifs techniques ? Lorsqu’un système informatique plante, lorsqu’une connexion réseau échoue, lorsqu’un algorithme produit un résultat aberrant, c’est toute notre relation au monde qui s’en trouve momentanément reconfigurée. Nous développons des stratégies d’adaptation, des rituels de contournement, des modes de pensée qui intègrent ces erreurs techniques comme des éléments constitutifs de notre expérience. L’erreur technique n’est pas extérieure à l’erreur humaine : elle en redéfinit constamment les contours, les modalités, la signification même.
Cette relation dialectique entre technique et humanité s’enracine dans une histoire longue qui remonte au moins à la conception cartésienne de l’animal-machine : en pensant l’animal comme un automate complexe, Descartes posait déjà la question cruciale des frontières entre le mécanique et le vivant, entre l’automatisme et l’intentionnalité. La notion même d’âme humaine, dans sa formulation moderne, s’est constituée en partie contre cette vision mécaniste du vivant : l’âme comme ce qui échappe à la réduction machinique, comme ce qui résiste à l’explication mécanique. Mais cette opposition fondatrice occulte la manière dont nos conceptions de la subjectivité, de l’intériorité, de l’intentionnalité ont été façonnées par les modèles techniques disponibles à chaque époque.
Car les modèles techniques ne sont pas de simples métaphores externes pour penser l’humain : ils constituent des schèmes opératoires qui informent notre compréhension de nous-mêmes. De l’horloge mécanique aux réseaux neuronaux, en passant par les systèmes hydrauliques ou électriques, les dispositifs techniques ont toujours fourni des modèles conceptuels pour penser le fonctionnement humain. Notre subjectivité n’est pas une essence immuable qui préexisterait à ces modèles techniques : elle se constitue dans une relation complexe avec eux, s’appropriant certains schèmes, en rejetant d’autres, mais toujours dans un dialogue constitutif avec la technicité de l’époque.
L’opposition entre la froideur calculatoire de la technique et la chaleur vivante de l’expérience humaine relève d’une simplification qui ne résiste pas à l’examen de notre vécu quotidien. Qui n’a jamais ressenti d’émotion face à un écran, face à une image générée par ordinateur, face à une intelligence artificielle ? Qui n’a jamais été touché par une musique électronique, par un film d’animation numérique, par un jeu vidéo ? Ces objets techniques ne sont pas des entités froides et distantes : ils sont des médiateurs d’affects, des vecteurs d’intensités émotionnelles, des catalyseurs d’expériences sensibles. Ils ne sont pas extérieurs à notre monde vécu mais en constituent désormais une dimension essentielle.
À l’inverse, notre vie émotionnelle n’est jamais pure spontanéité, pure immédiateté : elle est toujours déjà façonnée par des techniques du corps, des techniques de soi, des dispositifs de médiation. Nos émotions les plus intimes sont prises dans des réseaux de signification culturelle, dans des pratiques sociales, dans des habitudes incorporées qui leur donnent forme et sens. L’affect humain n’est pas l’autre de la technique : il est toujours déjà technique, toujours déjà médiatisé par des dispositifs matériels et symboliques qui en permettent l’expression et la communication.
Cette dichotomie entre la perfection froide de la technique et l’authenticité chaleureuse de l’humain est donc doublement illusoire : elle ignore tant la contingence propre aux systèmes techniques que la technicité constitutive de l’expérience humaine. Elle relève d’un anthropocentrisme qui cherche à préserver l’illusion d’une exception humaine face à la montée en puissance des dispositifs techniques. Mais cet anthropocentrisme devient de plus en plus difficile à soutenir face aux développements contemporains qui brouillent constamment les frontières entre le naturel et l’artificiel, entre le biologique et le technique, entre l’humain et le non-humain.
Les images qui nous entourent ne sont jamais simplement “auto-générées et sans âme” : elles sont le produit de systèmes sociotechniques complexes, de choix de conception, de paramètres algorithmiques, de contraintes matérielles, d’héritages esthétiques. Elles portent en elles les traces de multiples intentions, de multiples temporalités, de multiples logiques qui s’entrecroisent et s’influencent mutuellement. Elles ne sont ni purement humaines, ni purement machiniques : elles émergent de cette zone d’indistinction où l’humain et la technique se co-constituent mutuellement.
L’art contemporain, lorsqu’il se cantonne à défendre une conception essentialiste de l’humain contre la technique, passe à côté des enjeux les plus cruciaux de notre époque. Il se contente d’une posture réactive qui ne fait que reconduire les dualismes traditionnels sans les questionner véritablement. Un art à la hauteur des défis contemporains devrait au contraire explorer cette zone d’indistinction, cette frontière poreuse où l’humain et la technique s’interpénètrent, se transforment mutuellement, donnent naissance à des formes d’expérience inédites.
Il ne s’agit pas d’adopter une position technophile naïve qui célébrerait sans distance critique tous les développements techniques. Il s’agit plutôt de reconnaître que notre relation à la technique n’est pas une relation d’extériorité, d’opposition frontale entre deux principes hétérogènes, mais une relation d’imbrication, de co-constitution, de transformation réciproque. La technique n’est pas ce qui menace l’humain de l’extérieur : elle est ce par quoi l’humain se constitue comme tel, ce à travers quoi il se définit et se redéfinit constamment.
Si l’erreur est effectivement une dimension essentielle de l’expérience humaine, elle n’est pas ce qui nous distinguerait radicalement de la technique, mais au contraire ce qui nous permet de penser notre relation complexe avec elle. L’erreur technique et l’erreur humaine ne sont pas deux phénomènes séparés : elles s’entrelacent, se répondent, se nourrissent mutuellement dans une spirale où il devient de plus en plus difficile de distinguer l’origine exacte de tel ou tel dysfonctionnement. C’est précisément dans cette zone d’indétermination, dans cette frontière floue que se joue peut-être l’avenir de notre relation aux images et aux dispositifs qui les génèrent.
Il me semble que cette opposition entre la froideur technique parfaite et la chaleur anthropologique est strictement idéologique. Elle ne correspond aucunement à notre expérience matérielle de la technique et de nous-mêmes. Elle est particulièrement forte dans le champ de l’art contemporain qui semble défendre l’être humain contre la technique et estimer que toute autre approche exprime en fait une technophilie fétichiste.
En réduisant tout questionnement sur notre relation à la technique à une alternative binaire entre technophobie humaniste et technophilie fétichiste, on s’interdit de penser la complexité des enchevêtrements contemporains entre l’humain et ses dispositifs. On reconduit un grand partage métaphysique qui assigne d’un côté l’âme, la sensibilité, l’erreur créatrice, et de l’autre l’automatisme, la froideur, la perfection calculée. Mais ce partage ne résiste pas à l’examen de nos pratiques concrètes, de nos expériences vécues, de nos modes d’existence contemporains où le technique et l’humain ne cessent de se transformer mutuellement.
Un art véritablement contemporain ne devrait-il pas plutôt explorer cette zone d’indistinction, cartographier ces frontières mouvantes, expérimenter ces formes hybrides où l’humain et la technique se rencontrent sans qu’aucun des deux termes ne puisse prétendre à une quelconque pureté originelle ? Ne devrait-il pas nous aider à penser la technique non comme l’autre de l’humain, mais comme cette dimension constitutive de notre être-au-monde, ce milieu dans lequel et par lequel nous nous constituons comme sujets sensibles, affectifs, créateurs ?
C’est peut-être à cette condition que nous pourrons dépasser les oppositions stériles et commencer à élaborer une pensée de la technique qui soit à la hauteur de notre condition contemporaine : non plus une pensée qui chercherait à préserver illusoirement une essence humaine contre les menaces techniques, mais une pensée qui explorerait les potentialités ouvertes par notre devenir-technique, par cette co-évolution de l’humain et de ses dispositifs qui redéfinit constamment les contours mêmes de ce que nous appelons l’humanité.