Lagune
Il n’y aura plus de néant mais du vide. Le manque ne sera plus à combler, il sera une lagune, un évidemment que rien ne viendra remplacer. Le vide n’est pas même vide, car il n’est pas à remplir, rien ne lui manque et pourtant il n’est pas quelque chose. L’espace ne se distingue plus, le contenu et le contenant sont obsolètes. Il reste une étendue, une superficie à partir de laquelle toute chose est égale et se prolonge en une autre. Les flux sont des fragments intotalisables, ils sont parcellaires et aucun territoire global ne vient les confondre. Épars sur cette surface, le vide est impouvoir, il est le possible (non un virtuel à actualiser).
La lumière blanche qui tombe sur les surfaces indifférenciées : elle ne révèle plus des objets distincts, mais une continuité où les différences s’estompent. Ce vide dont nous parlons n’est pas la négation de l’être, il n’est pas cette ombre que la métaphysique occidentale a toujours cherché à exorciser. Il est plutôt une modalité positive de l’existence, un mode d’être qui échappe à la logique binaire de la présence et de l’absence. Comment penser ce vide qui n’est pas manque, qui n’est pas négatif, qui n’est pas l’envers de la plénitude ? Comment habiter cet espace qui n’en est pas un, cette étendue sans profondeur où les choses ne se distinguent plus par leur contour mais par leur intensité ?
Le bruissement continu des flux qui parcourent cette surface lisse : ils ne se dirigent vers aucun but, ils ne sont orientés par aucune téléologie. Ils circulent, ils s’entrecroisent, ils se superposent sans jamais former une totalité. Ce sont des pulsations, des vibrations, des ondulations qui traversent le vide sans le remplir, qui le parcourent sans le définir. Ces flux ne sont pas des courants qui iraient d’un point à un autre, d’une source à une embouchure : ils sont des mouvements sans origine ni destination, des intensités variables qui se propagent de proche en proche sur la surface indifférenciée du vide.
Nous avons longtemps pensé le vide comme ce qui attend d’être rempli, comme un réceptacle passif qui ne prend sens que par ce qu’il contient. Mais ce vide dont nous parlons est actif, vibrant, intensif : il n’est pas le fond sur lequel se détachent les figures, il est la condition même de leur apparition et de leur disparition. Il n’est pas l’arrière-plan neutre sur lequel se déploie le jeu des existences, il est le plan d’immanence où se composent et se décomposent les agencements, où se nouent et se dénouent les relations, où s’intensifient et s’affaiblissent les affects.
Le murmure des possibles qui ne demandent pas à être actualisés : ils ne sont pas des virtualités en attente de réalisation, des potentialités qui tendraient vers leur accomplissement. Ils sont des possibles qui restent possibles, qui ne s’épuisent pas dans leur actualisation, qui demeurent dans cet état de suspension, de flottement, d’indétermination qui caractérise le vide. Ce possible n’est pas ce qui pourrait être mais n’est pas encore : il est ce qui est déjà, mais sur un mode non actuel, non présent, non identifiable. Il est ce qui insiste plutôt que ce qui existe, ce qui persiste sans consister, ce qui subsiste sans substrat.
La danse silencieuse des particules qui peuplent le vide quantique : elles apparaissent et disparaissent sans cause, elles fluctuent entre être et non-être, elles défient nos catégories les plus fondamentales. Ce vide n’est pas le rien absolu, il est au contraire riche de potentialités, saturé d’événements microscopiques, traversé de lignes de force et de champs d’intensité. La physique contemporaine nous enseigne que le vide est plein, qu’il est le lieu d’une activité incessante, d’une créativité spontanée qui fait surgir des particules virtuelles aux confins de l’être et du non-être.
Mais ce vide dont nous parlons n’est pas seulement celui de la physique : il est aussi celui de l’expérience, celui que nous rencontrons dans les moments de suspension, d’attente, d’entre-deux. Ces moments où le temps semble s’arrêter, où l’espace perd ses coordonnées habituelles, où le monde se donne comme une étendue sans repères, sans directions, sans hiérarchies. Ces moments où nous faisons l’expérience non pas du néant, mais de ce vide positif qui est la condition de toute apparition, de toute émergence, de toute création.
Le frémissement des surfaces qui se touchent sans se pénétrer : elles glissent l’une sur l’autre, elles s’effleurent, elles se caressent sans jamais se fondre. Dans ce monde de surfaces, il n’y a plus de profondeur, plus d’intériorité, plus de secret à dévoiler. Tout est exposé, tout est à la surface, tout est dans le pli, dans le repli, dans le dépli des surfaces qui s’entrelacent, se superposent, se juxtaposent sans former une totalité close. Ce monde de surfaces n’est pas superficiel au sens péjoratif du terme : il est le lieu d’une complexité nouvelle, d’une richesse inédite qui ne réside plus dans la profondeur mais dans les connexions, les articulations, les résonances entre les surfaces.
Les flux qui parcourent ces surfaces sont comme des rides à la surface de l’eau : ils ne révèlent pas des courants profonds, ils sont eux-mêmes l’événement, la manifestation éphémère d’une intensité qui se propage. Ces flux ne sont pas dirigés par une intention, ils ne sont pas orientés vers une fin : ils sont des mouvements browniens, des fluctuations aléatoires, des variations continues qui n’obéissent à aucune loi préétablie. Ils ne dessinent pas une géographie stable, une cartographie fixe : ils reconfigurent sans cesse l’espace qu’ils parcourent, ils redéfinissent continuellement les connexions, les voisinages, les proximités et les distances.
Ces flux sont intotalisables non par défaut mais par excès : ce n’est pas qu’ils soient incomplets, fragmentaires, parcellaires, c’est plutôt qu’ils débordent toute tentative de totalisation, qu’ils excèdent toute forme de clôture, qu’ils déjouent toute velléité d’unification. Ils sont multiples non pas comme les parties d’un tout, mais comme des singularités irréductibles, des intensités hétérogènes qui ne se laissent pas subsumer sous une catégorie commune, qui ne se laissent pas rassembler dans une unité synthétique.
Le silence qui règne sur cette étendue n’est pas l’absence de bruit : il est plutôt cette rumeur imperceptible, ce bourdonnement indistinct qui précède toute parole articulée, tout langage structuré. C’est le bruit blanc de l’être, le fond sonore sur lequel se détachent les voix, les mots, les discours. Ce silence n’est pas vide de sens : il est au contraire saturé de significations potentielles, de sens en formation, de langages en devenir. Il est l’espace où le sens n’est pas encore fixé, où la signification reste flottante, indéterminée, ouverte à toutes les interprétations.
Sur cette surface où règne le vide, l’impouvoir n’est pas impuissance : il est plutôt la suspension de la volonté de puissance, l’interruption du désir de maîtrise, la mise en question de toute prétention à dominer. L’impouvoir est cette disposition qui nous permet d’être affectés sans chercher immédiatement à réagir, à contrôler, à transformer. Il est cette capacité d’accueil, de réceptivité, de passivité active qui nous ouvre à l’événement, à la surprise, à l’inattendu. Dans l’impouvoir, nous ne renonçons pas à agir : nous découvrons une autre modalité de l’action, une action qui ne procède pas de la volonté mais de l’attention, qui ne vise pas à transformer le monde mais à l’accompagner dans ses métamorphoses.