La simulation des médiums: au seuil de l’indifférent
Lors d’un entretien dans une école d’art, une professeur a affirmé que le cinéma, la vidéo, l’ordinateur c’était la même chose. Je reste muet, ne sachant que dire, intérieurement les idées défilent : d’un côté, comment peut-on croire à une indifférence du support d’inscription ? De l’autre côté, n’est-ce pas un réflexe moderniste que de singulariser par le médium ? Mais par ailleurs, est-ce parce qu’on ne réduit pas tout au médium qu’il faut en nier toute spécificité ? Là encore tout est question de mesure.
Si dans ce contexte cette affirmation avait sans doute un intérêt stratégique (nier toute identité au numérique et faire de l’ordinateur un simple outil au service d’une intention artistique), l’indifférenciation du numérique est une véritable problématique. Sans doute cette indifférence est-elle fondamentalement liée à deux phénomènes : la numérisation peut affecter toute chose, elle est par construction indifférente, elle est l’indifférence même en ce qu’elle traite de manière homogène par des 0 et des 1 la totalité des étants. Par ailleurs, l’ordinateur simule les autres médiums. Par exemple, quand on monte une vidéo sous Adobe Première ou Final Cut, on ne fait pas à proprement parler du numérique. On utilise un ordinateur pour simuler une activité préexistante, le montage vidéo, lui-même calqué sur le montage cinématographique. Cinéma, vidéo, ordinateur ne sont pas absolument identiques. Il y a un glissement dans le montage de l’un à l’autre, mais ils se modèlent les uns sur les autres. Ils se ressemblent. Sans doute ne monte-t-on pas de la même façon sur un banc U-matic que sur un logiciel, mais la différence ne change pas radicalement la logique du montage et son résultat : une inscription temporelle avec un début, une fin et une linéarité. C’est d’ailleurs pour cette raison que le montage informatique a remplacé les autres montages.
Cette capacité de l’ordinateur à simuler d’autres machines s’exprime en particulier dans des filtres mimant l’effet filmique, les différentes pellicules, etc. Ce ne sont pas simplement des gadgets, mais des outils pour passer d’une image plate à une image habitée par une histoire, par une reconnaissance, par un passé. Sans doute ces simulations instrumentales peuvent-elles faire passer l’indifférence numérique pour une indétermination et transformer l’ordinateur en un simple outil. La limite entre indifférence et indétermination est infime, mais cette différence change tout.
Comment saisir cette limite ténue, ce seuil presque imperceptible qui sépare l’indifférence technique de l’indétermination créatrice ? N’est-ce pas dans cette zone d’ambiguïté même que se joue aujourd’hui quelque chose d’essentiel quant à notre rapport aux images, aux sons, aux textes ? Quelque chose qui touche non pas simplement à la technique, mais à la manière dont nous habitons le monde, dont nous le percevons, dont nous le pensons. Car ce qui se donne dans cette affirmation péremptoire de l’identité entre cinéma, vidéo et ordinateur, c’est moins une erreur factuelle qu’une certaine manière d’appréhender le flux médiatique contemporain : comme un continuum indifférencié, comme une surface sans aspérité, comme un espace homogène de circulation.
Et pourtant, si l’on s’attarde sur l’expérience concrète de ces différents médiums, si l’on prête attention à leur grain, à leur texture, à leur temporalité propre, quelque chose résiste à cette homogénéisation. Le crépitement de la pellicule, la saturation magnétique de la bande vidéo, le calcul silencieux du processeur : trois régimes de matérialité, trois modes d’inscription, trois temporalités qui, malgré leurs ressemblances apparentes, ne cessent de se distinguer. L’indifférence numérique – cette capacité à tout absorber, à tout traduire en séquences binaires – n’est-elle pas précisément ce qui menace de nous faire oublier ces différences subtiles mais décisives ? N’est-ce pas dans la reconnaissance de ces différences que réside la possibilité d’un rapport non instrumentalisé à la technique ?
L’ordinateur, dans sa capacité à simuler d’autres machines, opère une étrange alchimie : il transforme la matière en code, le geste en algorithme, l’accident en paramètre. Il rend calculable ce qui ne l’était pas. Mais cette métamorphose n’est jamais complète, jamais parfaite : quelque chose échappe toujours au calcul, quelque chose demeure irréductible à la simulation. C’est cette résistance même qui fait la richesse paradoxale du numérique : sa capacité à intégrer ses propres limites, à jouer de ses propres insuffisances, à faire de son incomplétude même un moteur d’invention.
Les filtres numériques qui imitent l’effet filmique ne sont donc pas de simples nostalgies techniques, des archaïsmes sentimentaux : ils sont les traces d’une mémoire médiatique, les cicatrices d’une histoire des images. Ils introduisent dans la perfection aseptisée du code une forme d’impureté nécessaire, une imperfection féconde. Ils réintroduisent du temps dans l’instantanéité numérique, de la texture dans la surface lisse du pixel. Ils sont ces moments où l’indifférence technique se fissure, où l’homogénéité du code laisse apparaître la singularité du médium.
Car le médium n’est pas simplement un support d’inscription : il est une manière de configurer le sensible, d’ordonner le visible et l’audible, de structurer notre rapport au monde. Il n’est pas ce contenant neutre que viendrait habiter un contenu préexistant, mais cette matrice active qui donne forme à ce qu’elle accueille. Ainsi, passer du cinéma à la vidéo, puis de la vidéo à l’ordinateur, ce n’est pas simplement changer d’outil : c’est modifier notre expérience même du temps, de l’espace, du mouvement. C’est transformer notre rapport aux images, à leur production, à leur circulation, à leur réception.
Le montage cinématographique, avec ses collures physiques, ses bobines, sa linéarité contrainte, imposait un certain rapport au temps : celui de la coupure nette, de la succession, de l’irréversibilité. Le montage vidéo, avec ses mixages électroniques, ses fondus, ses incrustations, a introduit une autre temporalité : celle de la superposition, de la simultanéité, de la stratification. Le montage numérique, avec ses calques, ses effets, ses paramètres infiniment modulables, dessine encore un autre régime temporel : celui de la virtualité, de la réversibilité, de la modulation permanente. Trois manières de découper et d’agencer le temps, trois façons de penser et de pratiquer la durée.
Ainsi, ce qui se joue dans la transition d’un médium à l’autre, ce n’est pas simplement une évolution technique, une amélioration fonctionnelle, mais une transformation profonde de notre rapport au temps, à la mémoire, à l’histoire. Le numérique, en absorbant les médiums qui l’ont précédé, ne les efface pas : il les réinscrit dans sa propre logique, il les reconfigure selon ses propres paramètres. Il ne les rend pas indifférents mais les différencie autrement. Il ne les uniformise pas mais les pluralise selon une nouvelle grammaire.
Cette grammaire numérique est celle du flux continu, de la modulation permanente, de la variation infinie. Elle substitue au temps linéaire du cinéma et au temps stratifié de la vidéo un temps modulaire, composé d’unités discrètes infiniment reconfigurables. Elle remplace la coupure cinématographique et le mixage vidéo par l’algorithme, cette série d’instructions qui ordonne le visible et l’audible selon des règles abstraites mais précises. Elle transforme l’inscription matérielle en inscription codée, le support physique en support logique, l’accident en paramètre.
Et pourtant, malgré cette différence fondamentale, l’ordinateur ne cesse de mimer les médiums qui l’ont précédé, de reproduire leurs effets, de simuler leurs contraintes. Comme si, dans sa perfection même, dans sa puissance de calcul, dans sa flexibilité absolue, il éprouvait une nostalgie secrète pour ces limitations fécondes, pour ces résistances matérielles qui donnaient aux images et aux sons leur grain, leur texture, leur aura. Comme si, dans son indifférence même, il cherchait désespérément à retrouver une forme de différence, une singularité perdue.
C’est là tout le paradoxe du numérique : sa capacité à tout absorber, à tout transformer en code, à tout soumettre à sa logique implacable s’accompagne d’une incapacité fondamentale à être pleinement lui-même, à assumer sa propre spécificité. Comme si, à force de pouvoir tout simuler, il ne parvenait plus à se définir autrement que par cette capacité de simulation même. Comme si son identité résidait précisément dans cette non-identité, dans cette plasticité infinie, dans cette indétermination constitutive.
L’indifférence numérique n’est donc pas simplement une indifférence technique, une neutralité algorithmique : elle est aussi une indifférence ontologique, une incertitude quant à sa propre nature, quant à son propre mode d’existence. L’ordinateur ne sait pas ce qu’il est, ou plutôt, il est précisément cette non-identité, cette plasticité absolue, cette capacité à être tout et rien en même temps. Il est cet outil étrange qui, à force de pouvoir tout faire, ne fait plus rien de spécifique, qui, à force de pouvoir tout imiter, ne possède plus de qualité propre.
Faut-il alors regretter cette perte de spécificité, cette dilution des différences médiatiques dans l’océan numérique ? Faut-il, comme certains, cultiver une nostalgie des supports analogiques, une mélancolie de la matière ? Ou faut-il au contraire embrasser cette indifférence, cette plasticité, cette indétermination comme une chance, comme une ouverture, comme une libération des contraintes matérielles ? La question reste ouverte, suspendue entre ces deux pôles, oscillant entre la fascination pour les possibilités infinies du code et l’attachement aux qualités sensibles des médiums traditionnels.
Peut-être est-ce précisément dans cette oscillation, dans cette tension non résolue, que réside la richesse du moment présent. Ni rejet nostalgique du numérique, ni adhésion aveugle à ses promesses, mais exploration minutieuse de ses possibilités, de ses limites, de ses paradoxes. Ni réduction de l’ordinateur à un simple outil, ni sacralisation de sa nouveauté radicale, mais attention fine aux continuités et aux ruptures qu’il introduit dans notre rapport aux images, aux sons, aux textes.
Cette attention, cette minutie, cette patience sont peut-être les vertus cardinales d’une pensée contemporaine des médiums. Vertus qui nous permettent d’habiter cette zone d’indétermination, ce seuil ambigu entre l’indifférence technique et la différence sensible, entre l’homogénéité du code et la singularité de l’expérience. Vertus qui nous invitent à reconnaître, dans l’apparente uniformité du flux numérique, la persistance de différences subtiles mais décisives, de résistances discrètes mais essentielles.
Car c’est peut-être là que réside la spécificité paradoxale du numérique : non pas dans une qualité substantielle, dans une caractéristique essentielle, mais dans cette capacité même à naviguer entre les identités, à moduler les différences, à jouer des ressemblances. Non pas dans une essence stable, mais dans une plasticité constitutive, dans une indétermination féconde. Non pas dans ce qu’il est, mais dans ce qu’il permet, dans ce qu’il rend possible, dans ce qu’il ouvre comme champ d’expérimentation.
Ainsi, l’affirmation selon laquelle “cinéma, vidéo, ordinateur, c’est la même chose” n’est ni simplement vraie, ni simplement fausse : elle est symptomatique d’un certain rapport au flux médiatique contemporain, d’une certaine manière d’habiter l’espace numérique. Elle témoigne de cette oscillation constante entre reconnaissance des différences et constat des ressemblances, entre attention aux spécificités et conscience des continuités. Elle nous invite à penser non pas en termes d’identité ou de différence absolues, mais en termes de degrés, de nuances, de modulations : non pas “est-ce la même chose ou pas ?”, mais “jusqu’à quel point est-ce la même chose, et de quelle manière est-ce différent ?”
Cette pensée des degrés, des nuances, des modulations est peut-être ce que le numérique nous invite à développer, ce qu’il nous oblige à inventer. Une pensée qui ne serait plus binaire, qui ne fonctionnerait plus par oppositions tranchées, mais qui saurait naviguer dans les zones intermédiaires, dans les espaces transitionnels, dans les seuils ambigus. Une pensée du flux plus que de la structure, du processus plus que de l’essence, de la relation plus que de la substance.
Et si c’était là, finalement, la leçon paradoxale de l’indifférence numérique : non pas qu’il n’y a plus de différences, mais que les différences se jouent désormais autrement, à un autre niveau, selon d’autres critères ? Non pas que tout est identique, mais que les identités sont devenues modulables, reconfigurables, fluides ? Non pas que les médiums ont disparu, mais qu’ils se sont métamorphosés, qu’ils ont changé de nature, qu’ils sont devenus des flux plutôt que des substances ?
Peut-être est-ce finalement dans cette fluidité même, dans cette plasticité, dans cette indétermination constitutive que réside la chance du numérique : non pas comme effacement des différences, mais comme renouvellement de notre capacité à les percevoir, à les penser, à les habiter. Non pas comme uniformisation du sensible, mais comme intensification de notre attention aux variations infimes, aux modulations subtiles, aux nuances imperceptibles.