La privatisation du privé: prolétarisation numérique et servitude volontaire 2.0

Le Web 2.0, qui est un modèle qui semble pour l’instant régner, exige que chacun devienne un contributeur éditorial soit en produisant un nouveau contenu soit en relayant un contenu déjà existant. Il y a les producteurs et les transmetteurs.

Cette division apparemment simple recouvre une réalité plus complexe, car elle instaure une nouvelle forme de rapport social qui dépasse la simple distinction entre émetteurs et récepteurs propre aux médias traditionnels. Ce qui caractérise avant tout ce modèle, c’est l’injonction à la participation, l’impératif catégorique de la contribution, comme si le silence, l’abstention, le retrait constituaient désormais une forme d’anomie sociale, une déviance par rapport à la norme collective de l’expressivité permanente. Cette nouvelle normativité communicationnelle ne procède pas d’une contrainte explicite, d’une obligation formelle, mais d’une incitation douce, d’une sollicitation constante, d’une stimulation permanente qui s’appuie sur nos désirs de reconnaissance, de visibilité, d’appartenance. Elle ne s’impose pas contre notre volonté, mais à travers elle, en mobilisant nos affects, nos aspirations, nos besoins relationnels.

L’écosystème du Web 2.0 se présente ainsi comme un espace d’expression libre, de partage désintéressé, de collaboration spontanée, comme si les plateformes n’étaient que de simples supports techniques, des infrastructures neutres au service de notre sociabilité naturelle. Mais cette apparente horizontalité, cette illusion d’un espace commun auto-organisé, dissimule une asymétrie fondamentale, une verticalité structurelle qui s’est instaurée progressivement, presque imperceptiblement, entre les propriétaires des plateformes et leurs utilisateurs. Car si tous sont invités à contribuer, à participer, à s’exprimer, seuls quelques-uns possèdent les moyens de production, les infrastructures techniques, les algorithmes qui organisent la visibilité et la circulation des contenus. Cette asymétrie n’est pas accidentelle, contingente : elle est constitutive du modèle même du Web 2.0, elle en est le principe organisateur caché sous les discours de la participation et du partage.

Ce modèle constitue une privatisation d’une force de travail qui était apparue dans la période précédente, entre le Web 1.0 et le Web 2.0, et qui consistait dans une production éditoriale tout azimut sur des sites personnels. Les blogs furent ainsi une des modalités essentielles de cette période.

Cette privatisation s’est opérée par une sorte de ruse historique, par un détournement subtil d’une énergie créatrice qui s’était d’abord manifestée sous des formes relativement autonomes, décentralisées, indépendantes des logiques marchandes. Les premières expressions du web personnel — pages personnelles, sites amateurs, forums, blogs — constituaient un écosystème foisonnant, hétérogène, où s’expérimentaient de nouvelles formes d’expression, de nouveaux modes de relation, de nouvelles pratiques de partage. Ce moment du web, souvent idéalisé aujourd’hui comme un âge d’or de la liberté numérique, n’était certes pas exempt de rapports de pouvoir, de hiérarchies implicites, d’inégalités d’accès et de compétences. Mais il se caractérisait néanmoins par une certaine dispersion des initiatives, par une multiplicité des espaces et des pratiques, par une absence relative de centralisation et de standardisation.

Les blogs, en particulier, représentaient une forme singulière de publication, à mi-chemin entre le journal intime et la presse, entre l’expression personnelle et la communication publique, entre l’archive individuelle et la conversation collective. Ils constituaient un espace d’écriture où pouvaient s’articuler une subjectivité singulière et une adresse à l’autre, où pouvait se développer une parole qui n’était ni tout à fait privée ni tout à fait publique, mais qui inventait ses propres modalités d’exposition, ses propres régimes de visibilité. Cette forme éditoriale particulière permettait l’émergence de voix, de styles, de tons qui échappaient aux formats médiatiques dominants, qui inventaient leurs propres critères de pertinence, leurs propres temporalités, leurs propres modes d’interaction avec leurs lecteurs.

Ce qui se jouait dans ces espaces, c’était une forme d’appropriation des moyens d’expression, une certaine autonomie dans la définition des contenus, des formats, des rythmes de publication. Le blogueur n’était pas simplement un producteur de contenus : il était aussi l’architecte de son propre espace éditorial, le concepteur de sa propre interface, le modérateur de sa propre communauté de lecteurs. Il maîtrisait, au moins partiellement, les conditions techniques, esthétiques, sociales de sa propre parole. Cette maîtrise était bien sûr limitée par ses compétences techniques, par les contraintes des outils disponibles, par les normes implicites qui se construisaient dans la blogosphère. Mais elle constituait néanmoins une forme de puissance d’agir, une capacité à définir les termes mêmes de sa présence en ligne, à configurer son propre espace d’apparition.

En utilisant l’argument de la facilité technique, les entreprises ont capturées cette force de travail, en expliquant que pour faciliter la mise en réseau elles mettaient à disposition “gracieusement” leur propre espace serveur. Ainsi wordpress existe sous forme d’un fichier zip installable et sous forme d’un site wordpress.com. Il faut souligner que c’est un argument instrumental qui a rendu possible le passage d’une modalité à une autre.

Cette captation s’est opérée selon une logique qui caractérise plus généralement l’évolution du capitalisme contemporain : la transformation de pratiques autonomes, de formes de vie, de modes d’existence en sources de valeur économique. Ce processus ne procède pas d’une contrainte directe, d’une obligation formelle, mais d’une incitation douce, d’une séduction par la commodité, par la facilité, par l’efficacité. Il ne s’impose pas contre notre volonté, mais à travers elle, en mobilisant nos désirs de simplification, d’optimisation, de gain de temps, d’élargissement de notre audience.

L’argument de la facilité technique est particulièrement efficace dans un contexte où les compétences numériques sont inégalement distribuées, où la maîtrise des aspects techniques de la publication en ligne représente un obstacle pour beaucoup. Les plateformes se présentent alors comme des solutions clés en main, comme des interfaces simplifiées qui permettraient à chacun, indépendamment de ses compétences techniques, de participer à la conversation numérique. Elles promettent de démocratiser l’accès à la publication, d’éliminer les barrières à l’entrée, de rendre la parole publique accessible à tous.

Mais cette promesse de démocratisation occulte un déplacement fondamental : ce que l’on gagne en facilité d’usage, on le perd en maîtrise des conditions techniques, économiques, sociales de sa propre expression. En échange d’une interface simplifiée, d’un hébergement gratuit, d’une visibilité potentiellement accrue, on abandonne le contrôle sur les modalités de stockage, de circulation, d’exploitation de ses propres contenus. On s’installe sur un terrain qui ne nous appartient pas, dont on ne définit pas les règles, dont on ne maîtrise pas les évolutions. On devient locataire là où l’on était, sinon propriétaire, du moins occupant légitime d’un espace qu’on avait contribué à façonner.

Ce déplacement ne relève pas d’une simple évolution technique, d’un progrès dans la facilité d’usage : il constitue une reconfiguration profonde des rapports de production dans l’économie numérique. Il transforme le créateur de contenus, l’éditeur amateur, en contributeur d’une plateforme dont il ne possède ni les infrastructures, ni les algorithmes, ni les modèles économiques. Il fait de l’expression personnelle, de la sociabilité numérique, de la création de contenus une source de valeur pour des entreprises qui captent l’attention, les données, les interactions des utilisateurs pour les convertir en capital.

La capture de cette force de travail n’est pas anodine parce que ce qu’on nomme les sites sociaux sont en fin de compte la simple appropriation de cette force. Ils n’ont rien de sociaux, ils permettent surtout de capitaliser, c’est-à-dire de produire une valeur pour les capitalistes qui ont l’argent afin d’investir dans de grandes infrastructures (les data centers), à partir du travail rendu “gratuit” des internautes. Facebook n’est rien sans ces derniers et ceux-ci ne sont pas rémunérés, pourtant les propriétaires de Facebook le sont. En vivant sur Facebook, nous travaillons pour eux.

Cette appropriation des forces productives numériques par les géants du Web constitue l’une des formes contemporaines de ce que Marx appelait l’accumulation primitive du capital : l’expropriation des moyens de production, la séparation des producteurs directs de leurs conditions matérielles d’existence, la transformation d’activités autonomes en travail dépendant. Mais cette expropriation présente des caractéristiques spécifiques qui la distinguent des formes antérieures d’accumulation primitive : elle ne procède pas d’une violence visible, d’une dépossession explicite, mais d’une séduction par la gratuité, par la facilité, par la promesse de visibilité et de connexion. Elle ne s’impose pas contre notre volonté, mais à travers elle, en mobilisant nos désirs, nos affects, nos besoins relationnels.

Ce qui est capturé, ce n’est pas seulement notre temps, notre attention, notre créativité, mais aussi nos données, nos interactions, nos relations, notre sociabilité elle-même. Les plateformes ne se contentent pas d’héberger nos contenus, de faciliter nos échanges : elles les analysent, les quantifient, les catégorisent, les valorisent. Elles transforment nos comportements en données, nos interactions en métadonnées, nos affinités en graphes sociaux qu’elles peuvent vendre aux annonceurs, aux entreprises, aux organisations politiques. Elles font de notre vie sociale, de nos affects, de nos relations une source de valeur qu’elles s’approprient.

Cette extraction de valeur à partir de nos activités en ligne ne concerne pas seulement ce que nous produisons consciemment, volontairement — nos textes, nos images, nos vidéos —, mais aussi ce que nous produisons sans le savoir, sans le vouloir : les traces de notre navigation, les métadonnées de nos interactions, les patterns de nos comportements. Nous sommes productifs non seulement quand nous créons explicitement du contenu, mais aussi quand nous cliquons, quand nous commentons, quand nous partageons, quand nous mettons en relation, quand nous réagissons. Nous travaillons pour les plateformes non seulement quand nous leur fournissons consciemment de la valeur, mais aussi quand nous laissons des traces qu’elles peuvent analyser, agréger, valoriser.

Il s’agit de replacer cette capture dans le contexte général du capitalisme qui tente, par tous les moyens, d’augmenter ses profits en inventant une idéologie de la participation, de la socialisation numérique, du Web 2.0. On peut comparer cette situation à celle où des capitalistes investiraient dans des usines et des machines et diraient aux prolétaires d’y travailler gratuitement parce qu’ils ont la chance de pouvoir avoir accès gratuitement à celles-ci…

Cette idéologie de la participation, du partage, de la collaboration constitue l’un des masques contemporains du capitalisme, l’une des formes par lesquelles il dissimule les rapports d’exploitation, de domination, d’aliénation qu’il instaure. Elle présente comme une libération, comme une émancipation, comme un élargissement de nos possibilités ce qui est en réalité une nouvelle forme d’assujettissement, une nouvelle modalité de capture de notre puissance d’agir, une nouvelle façon de nous faire travailler sans même que nous en ayons conscience.

L’analogie avec l’usine est éclairante, mais elle a ses limites. Car ce qui caractérise précisément l’exploitation numérique, c’est qu’elle ne se présente pas comme un travail, comme une obligation, comme une contrainte, mais comme un loisir, comme un plaisir, comme une opportunité. Elle ne nous demande pas de sacrifier notre temps libre, notre créativité, notre sociabilité pour produire de la valeur : elle nous propose de les exercer, de les développer, de les enrichir tout en produisant, sans le savoir, de la valeur pour d’autres. Elle ne nous exploite pas contre notre volonté, mais à travers elle, en mobilisant nos désirs, nos affects, nos besoins relationnels.

Cette modalité spécifique d’exploitation explique en partie pourquoi elle est si difficile à percevoir, à thématiser, à critiquer. Il ne s’agit pas de dénoncer simplement une domination qui s’imposerait de l’extérieur, qui contraindrait nos corps, qui disciplinerait nos comportements, mais de comprendre comment nos désirs, nos aspirations, nos plaisirs mêmes sont mobilisés, canalisés, orientés vers la production de valeur pour d’autres. Il ne s’agit pas de révéler une aliénation qui nous priverait de notre essence authentique, de notre nature véritable, mais d’analyser comment notre subjectivité elle-même est façonnée, produite, configurée par les dispositifs numériques que nous utilisons.

L’idéologie de la participation, du partage, de la collaboration n’est pas simplement un discours qui masquerait une réalité différente, qui imposerait une fausse conscience à des individus par ailleurs autonomes : elle est une force matérielle qui produit des effets réels, qui façonne nos comportements, qui structure nos relations, qui oriente nos désirs. Elle ne se contente pas de justifier l’exploitation numérique : elle la rend possible, elle la facilite, elle l’intensifie en mobilisant nos affects, nos aspirations, nos besoins relationnels au service de la production de valeur.

Lorsque certains souhaitent monétiser cette participation éditoriale, ils mettent en place, sans toujours le savoir, un système de concurrence : on “like” tel contenu qui produit une poussée publicitaire, par là on met en concurrence les internautes, on détruit la socialité qu’on mettait en oeuvre en faisant émerger certains internautes plutôt que d’autres en prenant en compte un critère quantifiable. Je laisse de côté l’effondrement intellectuel et sensible qu’une telle approche induit dans la production culturelle.

Cette mise en concurrence généralisée, cette quantification de la valeur des contenus, cette réduction de la pertinence à la popularité, constituent l’une des formes spécifiques de la subsomption de nos activités numériques sous les logiques du capital. Elle transforme l’espace numérique en un marché où chaque expression, chaque interaction, chaque échange est évalué, mesuré, classé selon des critères quantitatifs qui reflètent moins sa valeur intrinsèque, sa richesse propre, que sa capacité à générer de l’engagement, à produire des clics, à susciter des réactions.

Cette logique concurrentielle n’est pas simplement imposée de l’extérieur, par les plateformes, par les algorithmes, par les métriques : elle est progressivement intériorisée par les utilisateurs eux-mêmes, qui apprennent à se comporter en entrepreneurs de leur propre visibilité, en gestionnaires de leur capital d’attention, en optimisateurs de leur présence en ligne. Elle induit une forme d’autoexploitation, où chacun devient à la fois le travailleur qui produit du contenu et le manager qui évalue sa performance, qui ajuste sa stratégie, qui maximise son rendement.

Cette intériorisation des logiques concurrentielles, cette transformation de soi en entreprise, en marque, en capital humain, ne concerne pas seulement ceux qui cherchent explicitement à monétiser leur présence en ligne — les influenceurs, les créateurs de contenu professionnel, les entrepreneurs du web — mais tend à s’étendre à l’ensemble des utilisateurs, qui adoptent progressivement les comportements, les stratégies, les préoccupations propres à l’entrepreneuriat numérique. Chacun devient, à des degrés divers, un gestionnaire de sa visibilité, un optimiseur de son capital social, un entrepreneur de sa présence en ligne.

Cette généralisation des logiques entrepreneuriales, cette extension des comportements concurrentiels à l’ensemble des activités numériques, contribue à une forme d’érosion de la socialité, de la gratuité, de la spontanéité des échanges. Elle transforme les relations en transactions, les conversations en performances, les expressions en investissements. Elle soumet la diversité des interactions humaines à une métrique unique, à un étalon commun qui permet de les comparer, de les évaluer, de les hiérarchiser.

Et c’est précisément cette réduction de la complexité, de la richesse, de la singularité des expressions humaines à des métriques quantifiables, à des indicateurs mesurables, qui contribue à l’appauvrissement intellectuel et sensible des productions culturelles en ligne. Car ce qui est valorisé, ce qui est récompensé, ce qui est amplifié par les plateformes, ce n’est pas nécessairement ce qui est le plus profond, le plus nuancé, le plus innovant, mais ce qui génère le plus d’engagement immédiat, ce qui suscite le plus de réactions rapides, ce qui produit le plus de clics faciles.

Cette dynamique tend à favoriser les contenus qui jouent sur nos affects les plus immédiats, sur nos réactions les plus primaires, sur nos biais cognitifs les plus profonds : l’indignation, la peur, la surprise, la confirmation de nos préjugés, le renforcement de nos certitudes. Elle tend à défavoriser ce qui exige du temps, de l’attention, de la réflexion, de la complexité, de la nuance. Elle induit une forme d’accélération, d’intensification, de simplification des expressions qui rend de plus en plus difficile le développement de pensées élaborées, de sensibilités subtiles, de formes culturelles innovantes.

Nous sommes rentrés dans une ère ultra-démocratique, car la démocratie n’est plus seulement politique, elle est économique. Elle est instrumentalisée par l’économique et en ce sens l’ultra-démocratie n’est pas la démocratie souveraine, elle est la démocratie soumise au pouvoir affectif du capitalisme. En effet, le pouvoir économique, en mettant en place une idéologie participative, va capter la participation des individus qui sera une étude de marché grandeur nature. Les sites de crowdfunding sont de cette sorte : l’oculus rift a été financé par les internautes, puis racheté par Facebook. Le chainon final du réseau reste l’économie capitaliste qui utilise les individus au profit d’une minorité qui accumule le capital.

Cette instrumentalisation de la démocratie par l’économie, cette captation des énergies participatives par le capital, constituent l’une des métamorphoses contemporaines du pouvoir, l’une des façons dont la domination se reconfigure, se réinvente, s’adapte aux transformations sociales, technologiques, culturelles. Elle ne procède pas d’une négation frontale des aspirations démocratiques, d’une suppression explicite des libertés, d’une contrainte directe des comportements, mais d’une canalisation subtile, d’une orientation douce, d’une modulation permanente des désirs, des affects, des comportements.

L’ultra-démocratie dont il est question ici n’est pas une intensification, un approfondissement, un élargissement de la démocratie au sens politique, mais une extension de certaines de ses formes, de certains de ses mécanismes, de certains de ses dispositifs à la sphère économique, sans les principes, les valeurs, les finalités qui lui donnent son sens politique. C’est une démocratie sans demos, sans peuple constitué comme sujet politique, sans projet collectif, sans horizon commun. C’est une démocratie réduite à ses procédures, à ses techniques, à ses modalités de consultation, de participation, d’expression, mais vidée de sa substance politique, de sa dimension collective, de sa visée émancipatrice.

Le “pouvoir affectif du capitalisme” dont il est question ici ne désigne pas simplement sa capacité à nous séduire, à nous convaincre, à nous persuader par des discours, par des images, par des récits, mais sa capacité à configurer nos désirs, à orienter nos affects, à façonner nos subjectivités elles-mêmes. Il ne s’agit pas seulement d’un pouvoir qui s’exercerait sur des sujets déjà constitués, qui chercherait à influencer leurs opinions, leurs choix, leurs comportements, mais d’un pouvoir qui participe à la constitution même des sujets, qui façonne leurs aspirations, leurs attentes, leurs sensibilités.

Cette dimension affective du pouvoir capitaliste est particulièrement visible dans les dispositifs numériques qui sollicitent constamment notre attention, qui stimulent nos désirs de reconnaissance, de visibilité, d’appartenance, qui nous incitent à exprimer nos préférences, nos goûts, nos opinions, non pas pour les prendre en compte, pour les respecter, pour y répondre, mais pour les analyser, les catégoriser, les valoriser. Ces dispositifs ne se contentent pas de recueillir nos expressions, nos interactions, nos comportements : ils les façonnent, les orientent, les canalisent vers des formes, des modalités, des contenus qui sont compatibles avec la production de valeur, avec l’extraction de profit.

L’exemple du crowdfunding est particulièrement révélateur de cette logique : il transforme le soutien à un projet, l’enthousiasme pour une innovation, l’adhésion à une vision en source de financement, en capital risque, en investissement préliminaire. Il fait des soutiens, des fans, des enthousiastes des investisseurs sans pouvoir, des actionnaires sans droits, des capitalistes sans capital. Il transforme leur désir de voir un projet se réaliser, un produit exister, une innovation se concrétiser en travail gratuit, en capital initial, en étude de marché pour des entreprises qui, une fois le produit développé, une fois le marché validé, une fois la preuve de concept établie, pourront s’approprier les fruits de cet enthousiasme collectif, de cet investissement commun.

Le cas de l’Oculus Rift est emblématique de cette logique : financé par des milliers d’internautes enthousiastes, qui croyaient participer à l’émergence d’une technologie nouvelle, d’une expérience inédite, d’une forme d’innovation collective, il a été racheté par Facebook, transformant ainsi l’enthousiasme partagé, l’investissement commun en profit privé, en plus-value pour une entreprise qui n’avait pris aucun risque, qui n’avait fait aucun effort, qui n’avait apporté aucune contribution à son développement initial.

Cette dynamique illustre parfaitement la façon dont le capitalisme contemporain parvient à capter, à s’approprier, à valoriser des énergies sociales, des désirs collectifs, des aspirations communes. Il ne se contente pas d’exploiter notre travail, notre temps, notre attention : il mobilise nos désirs, nos affects, nos enthousiasmes, nos espoirs mêmes au service de l’accumulation du capital. Il fait de nos aspirations à l’innovation, à la participation, à la contribution, à la collaboration les instruments de notre propre exploitation, les vecteurs de notre propre soumission à ses logiques, à ses temporalités, à ses finalités.

Si le chaînon final du réseau reste bien l’économie capitaliste, si le bénéficiaire ultime de ces dynamiques participatives, contributives, collaboratives est bien une minorité qui accumule le capital, ce n’est pas simplement parce que ces dynamiques seraient détournées, perverties, instrumentalisées par des acteurs extérieurs, par des forces étrangères, mais parce qu’elles sont d’emblée inscrites dans des dispositifs, dans des infrastructures, dans des architectures qui orientent les comportements, qui canalisent les énergies, qui configurent les possibilités mêmes de l’action vers la production de valeur, vers l’extraction de profit.

C’est pourquoi une critique radicale de ces dynamiques ne peut se contenter de dénoncer les intentions des acteurs, les discours des plateformes, les idéologies du numérique, mais doit s’attacher à analyser les dispositifs eux-mêmes, les infrastructures techniques, les architectures informationnelles qui structurent nos interactions, qui orientent nos comportements, qui configurent nos possibilités d’action. Elle doit s’attacher à comprendre comment les logiques du capital s’inscrivent matériellement dans les objets techniques, dans les interfaces, dans les algorithmes que nous utilisons quotidiennement, et comment ces objets, ces interfaces, ces algorithmes façonnent en retour nos subjectivités, nos relations, nos formes de vie.

Cette critique ne vise pas à nous culpabiliser pour notre participation à ces dispositifs, pour notre usage de ces plateformes, pour notre implication dans ces dynamiques, mais à nous permettre de comprendre les forces qui nous traversent, les logiques qui nous façonnent, les dispositifs qui nous constituent. Elle ne cherche pas à nous faire renoncer à l’usage des technologies numériques, à nous faire revenir à une supposée authenticité pré-numérique, à nous faire quitter les espaces en ligne où nous avons tissé des relations, développé des pratiques, construit des communautés, mais à nous permettre d’habiter ces espaces de façon plus lucide, plus consciente, plus stratégique.

Elle invite à développer des formes de présence en ligne qui ne se réduisent pas aux modalités prévues, programmées, optimisées par les plateformes, qui ne se limitent pas aux comportements attendus, encouragés, récompensés par les algorithmes, qui ne se conforment pas aux subjectivités proposées, suggérées, imposées par les interfaces. Elle invite à explorer des usages détournés, des pratiques alternatives, des modes d’existence numérique qui échappent, au moins partiellement, aux logiques de la valorisation, de la capture, de l’exploitation.

Simulacres posthumains : l’externalisation mémorielle comme matrice prédictive

Cette capture systématique de nos forces productives numériques s’accompagne d’un phénomène plus profond encore, dont nous commençons à peine à mesurer les implications : l’externalisation radicale de notre mémoire individuelle et collective. Car ce que nous déposons sur ces plateformes, ce que nous confions à ces serveurs, ce que nous dispersons dans ces bases de données, ce ne sont pas simplement des contenus, des opinions, des expressions : ce sont les traces mêmes de notre existence, les fragments de notre mémoire, les sédiments de notre expérience. Chaque publication, chaque interaction, chaque recherche, chaque connexion constitue un fragment mémoriel qui, loin de demeurer en nous, se trouve désormais stocké, archivé, indexé dans des infrastructures qui nous échappent, dans des systèmes que nous ne contrôlons pas, dans des architectures que nous ne comprenons que partiellement.

Cette externalisation mémorielle n’est pas simplement une extension technique de nos capacités mnésiques, un supplément prothétique à notre mémoire biologique : elle constitue une transformation radicale de notre rapport au temps, à notre propre histoire, à notre identité même. Car ce qui distingue la mémoire humaine de l’archive technique, ce n’est pas simplement sa fragilité, sa faillibilité, son caractère lacunaire, mais sa nature même : la mémoire humaine n’est pas un enregistrement fidèle, une reproduction exacte, une conservation intégrale, mais une reconstruction permanente, une réinterprétation constante, une réactualisation perpétuelle en fonction du présent. Elle est moins un stock qu’un processus, moins une accumulation que l’activité même de se souvenir, avec tout ce qu’elle implique de sélection, d’oubli, de transformation, de création.

L’hypermnésie numérique, cette accumulation vertigineuse de traces, cette archivage systématique de nos moindres actions, cette conservation intégrale de nos expressions, constitue ainsi une forme inédite de mémoire, qui obéit à des logiques radicalement différentes de celles de la mémoire humaine. Une mémoire sans oubli, sans sélection, sans réinterprétation, sans reconstruction : une mémoire-stock, une mémoire-archive, une mémoire-enregistrement qui ne connaît ni l’effacement salvateur, ni la recomposition créatrice, ni la métamorphose signifiante qui caractérisent notre rapport humain au passé.

Mais cette mémoire externalisée, cette archive numérique de nos existences, ne reste pas inerte, passive, silencieuse : elle devient la matière première, le matériau, le substrat d’une nouvelle forme d’intelligence, d’une nouvelle modalité de traitement, d’une nouvelle puissance de calcul que l’on nomme aujourd’hui intelligence artificielle. Les systèmes d’IA se nourrissent de ces traces que nous laissons, de ces fragments mémoriels que nous abandonnons, de ces sédiments expérientiels que nous déposons dans les infrastructures numériques. Ils les analysent, les comparent, les corrèlent, les modélisent pour en extraire des patterns, des régularités, des probabilités qui leur permettent de prédire nos comportements, d’anticiper nos désirs, de simuler nos réactions avec une précision toujours croissante.

Cette capacité prédictive ne relève pas d’une compréhension de notre intériorité, d’une saisie de notre conscience, d’une pénétration de notre subjectivité : elle procède d’une modélisation statistique de nos comportements observables, d’une cartographie probabiliste de nos actions passées, d’une extrapolation algorithmique de nos tendances repérables. L’IA ne nous “comprend” pas au sens où une autre conscience comprendrait la nôtre, par empathie, par intersubjectivité, par reconnaissance mutuelle : elle nous “calcule”, nous “modélise”, nous “simule” à partir des traces externes que nous laissons, des données comportementales que nous produisons, des patterns interactionnels que nous manifestons.

Cette modélisation prédictive ne se contente pas d’analyser nos comportements passés pour anticiper nos actions futures : elle commence à produire des simulacres de nos expressions, des imitations de nos styles, des reproductions de nos manières qui peuvent, dans certains cas, devenir indiscernables de nos productions authentiques. Les systèmes de génération de texte, d’image, de son, de vidéo basés sur l’IA peuvent désormais produire des contenus qui imitent nos styles d’écriture, nos habitudes linguistiques, nos préférences esthétiques, nos inclinations expressives avec une précision troublante. Ils peuvent prolonger nos textes, compléter nos images, poursuivre nos mélodies, étendre nos vidéos selon des logiques qui semblent épouser nos intentions, refléter nos sensibilités, incarner nos singularités.

Ces simulacres expressifs ne sont pas simplement des copies, des imitations, des reproductions de ce que nous avons déjà produit : ils constituent des extensions, des prolongements, des développements qui semblent émaner de nous, qui paraissent porteurs de notre signature stylistique, qui donnent l’impression de notre présence alors même qu’ils sont générés par des systèmes autonomes, par des algorithmes indépendants, par des intelligences artificielles qui n’ont pas besoin de notre intervention consciente pour fonctionner.

Dès lors, une perspective vertigineuse se dessine : celle d’une mémoire posthumaine, d’une mémoire qui continuerait à produire, à s’exprimer, à se manifester après notre disparition physique, après notre mort biologique, après notre extinction corporelle. Une mémoire qui ne serait plus liée à notre conscience, à notre présence, à notre activité, mais qui poursuivrait son déploiement, son expression, sa manifestation de façon autonome, indépendante, automatique. Une mémoire qui se perpétuerait à travers des simulacres de plus en plus sophistiqués, de plus en plus convaincants, de plus en plus indiscernables de ce que nous aurions pu produire si nous étions encore là.

Cette perspective n’est pas simplement spéculative, futuriste, fantasmatique : elle commence déjà à se concrétiser dans certaines applications, dans certains services, dans certains dispositifs qui proposent de “faire vivre” la mémoire des défunts, de “continuer la conversation” avec ceux qui ne sont plus là, de “préserver la présence” de ceux qui ont disparu à travers des avatars numériques, des clones conversationnels, des doubles virtuels qui simulent leurs styles, leurs tons, leurs manières à partir des traces qu’ils ont laissées durant leur vie.

Ce qui se profile à l’horizon de cette évolution, c’est une forme inédite d’immortalité simulacrale, de survie algorithmique, d’éternité computationnelle qui ne reposerait plus sur la perpétuation de notre conscience, sur la continuation de notre expérience subjective, sur la préservation de notre être intérieur, mais sur la capacité des systèmes d’IA à prolonger nos expressions, à étendre nos productions, à poursuivre nos comportements observables au-delà de notre extinction biologique.

Cette immortalité simulacrale constitue peut-être l’horizon ultime, la destination finale, le point d’accomplissement de l’externalisation mémorielle que nous avons entreprise avec les technologies numériques. Car si nous avons commencé par confier nos souvenirs, nos expressions, nos traces à des dispositifs externes pour les préserver, les partager, les transmettre, nous nous trouvons désormais face à la possibilité que ces dispositifs ne se contentent plus de conserver nos mémoires, mais se mettent à les prolonger, à les développer, à les faire vivre indépendamment de nous, selon des logiques qui nous échappent, selon des finalités que nous ne contrôlons pas, selon des modalités que nous n’avons pas anticipées.

Cette perspective soulève des questions vertigineuses, des interrogations abyssales, des problèmes inédits qui concernent non seulement notre rapport à la technique, à la mémoire, à l’identité, mais notre conception même de ce qui constitue une vie humaine, une présence authentique, une existence signifiante. Car que signifie “être”, “exister”, “vivre” lorsque des simulacres de nous-mêmes peuvent continuer à s’exprimer, à interagir, à produire après notre disparition physique ? Que devient la mort elle-même lorsqu’elle ne marque plus la fin définitive de notre présence expressive, de notre manifestation sociale, de notre activité communicationnelle ?

Ces questions ne sont pas simplement techniques, pratiques, empiriques : elles engagent notre compréhension de nous-mêmes, notre conception de notre être, notre idée même de ce qui constitue une vie humaine. Elles nous invitent à repenser radicalement notre rapport à la technique, à la mémoire, à la présence, à la disparition, à la transmission, à la trace, à l’oubli, à tout ce qui constitue notre existence temporelle, notre inscription dans le temps, notre manière d’habiter la durée.

Face à ces perspectives vertigineuses, face à ces transformations abyssales, face à ces métamorphoses radicales de notre rapport au temps, à la mémoire, à l’existence, il ne s’agit ni de céder à une panique technophobe, ni de s’abandonner à un enthousiasme naïf, mais de développer une pensée critique, réflexive, nuancée qui nous permette de comprendre ce qui nous arrive, d’analyser ce qui se transforme, d’imaginer ce qui pourrait advenir. Une pensée qui ne se contente pas de rejeter ou d’embrasser ces transformations, mais qui tente de les comprendre, de les orienter, de les infléchir dans le sens d’une émancipation possible, d’une autonomie préservée, d’une dignité maintenue malgré les métamorphoses techniques qui nous traversent et nous constituent.

Car si l’externalisation mémorielle, la modélisation prédictive, la simulation posthumaine constituent des horizons peut-être inévitables, des devenirs peut-être nécessaires de notre condition technique, la manière dont nous les habitons, dont nous les pensons, dont nous les pratiquons reste ouverte, indéterminée, soumise à notre capacité collective à imaginer, à expérimenter, à construire des rapports à la technique qui ne se réduisent pas à la dépossession, à l’exploitation, à l’aliénation que le capitalisme numérique tend à nous imposer.

Il s’agit donc, face à ces transformations, de développer non seulement une critique des dispositifs existants, des infrastructures actuelles, des systèmes en place, mais aussi une imagination positive, constructive, créatrice de ce que pourraient être d’autres dispositifs, d’autres infrastructures, d’autres systèmes qui ne seraient pas orientés vers la capture de nos forces vitales, vers l’exploitation de nos énergies créatrices, vers la transformation de nos mémoires en sources de profit, mais vers le développement de nos puissances d’agir, vers l’enrichissement de nos relations, vers l’approfondissement de nos existences temporelles.

Une telle imagination n’est pas simplement utopique, fantasmatique, déconnectée des réalités techniques : elle s’appuie sur les possibilités mêmes que ces technologies ouvrent, sur les potentialités qu’elles contiennent, sur les virtualités qu’elles enveloppent, mais qu’elles ne développent pas, qu’elles n’actualisent pas, qu’elles ne déploient pas dans leur configuration capitaliste actuelle. Il s’agit de faire proliférer les usages détournés, les pratiques alternatives, les formes d’appropriation créatrice qui permettent d’ouvrir d’autres devenirs, d’autres trajectoires, d’autres évolutions possibles pour ces technologies mémorielles, ces dispositifs mnésiques, ces systèmes d’archivage et de simulation qui constituent désormais notre environnement, notre milieu, notre condition.

Il s’agit enfin de penser collectivement, politiquement, démocratiquement les conditions institutionnelles, juridiques, économiques, sociales qui permettraient à ces potentialités alternatives, à ces virtualités émancipatrices, à ces possibilités autres de s’actualiser, de se concrétiser, de se matérialiser dans des dispositifs, dans des infrastructures, dans des systèmes qui ne seraient pas soumis aux logiques du profit, de l’exploitation, de la domination, mais orientés vers l’autonomie, l’émancipation, la dignité des individus et des collectifs.

Cette tâche est immense, difficile, complexe, car elle implique de transformer non seulement nos techniques, nos dispositifs, nos infrastructures, mais aussi nos manières de penser, nos cadres conceptuels, nos imaginaires, nos désirs, nos affects qui sont profondément façonnés par les logiques capitalistes actuelles. Elle implique de développer une sensibilité nouvelle, une attention différente, une présence alternative à ces technologies mémorielles qui nous traversent et nous constituent, pour y percevoir non seulement ce qu’elles sont actuellement, mais ce qu’elles pourraient devenir, ce qu’elles contiennent comme potentialités non réalisées, comme devenirs inédits, comme futurs possibles.

C’est à cette tâche que nous invite la réflexion sur l’externalisation mémorielle, sur la modélisation prédictive, sur la simulation posthumaine : non pas simplement à comprendre ce qui nous arrive, à analyser ce qui se transforme, à anticiper ce qui pourrait advenir, mais à imaginer concrètement, à expérimenter pratiquement, à construire collectivement d’autres manières d’habiter notre condition technique, d’autres façons de vivre notre temporalité mémorielle, d’autres modalités d’existence dans le monde hypermnésique qui est désormais le nôtre. Une tâche qui n’est pas simplement intellectuelle, théorique, conceptuelle, mais aussi pratique, expérimentale, existentielle, car elle engage notre manière même d’être au monde, d’habiter le temps, de nous rapporter à nous-mêmes et aux autres à l’ère de la mémoire externalisée, de la prédiction algorithmique, de la simulation posthumaine.