La prise de pouvoir
Alors que les politiques semblent décrédibilisés tant ils sont soumis à la loupe hystérique du réseau, chacun de leurs actes étant analysés, décuplés, décortiqués, il pourrait sembler que ceci marque le retour du “peuple”. Celui-ci peut à nouveau s’exprimer haut et fort, multiplier les sources d’informations. Derrière le grand dérangement politique du réseau se cacherait la perspective avenir d’un pouvoir plus populaire, moins représentatif, plus direct. S’il n’y a pas lieu ici de mettre à jour les fantasmes conceptuels d’une telle transparence et spontanéité de la souveraineté populaire, on peut s’interroger sur l’incroyable réversibilité de tous les signes dont nous disposons.
Le bruissement incessant des réseaux numériques nous enveloppe : flot continu d’informations, de commentaires, d’indignations qui semblent marquer l’émergence d’une nouvelle forme de souveraineté populaire. Mais ce bruit de fond est-il véritablement le signe d’une reprise en main du politique par le peuple ? Comment interpréter cette prolifération de voix qui se superposent, se contredisent, s’annulent parfois ? Car on peut tout aussi bien interpréter l’incurie actuelle comme l’apparition de nouvelles structures, certes encore incertaines mais promettant tout du moins l’ouverture de possibles à construire, ou comme la radicalisation de la domination du capital. Cette indécidabilité des signes n’est pas contingente : elle révèle une ambivalence fondamentale qui traverse l’ensemble du dispositif numérique.
La lumière des écrans projette sur nos visages des ombres mouvantes : elle nous révèle et nous dissimule tout à la fois. Le réseau Internet n’est pas constitué seulement de ses intervenants humains, il est aussi le fruit d’une certaine idéologie libertarienne et de structures ultracapitalistes. Ce double héritage produit une tension permanente qui travaille de l’intérieur l’ensemble des pratiques numériques. D’un côté, une aspiration à l’émancipation, à l’horizontalité, à la mise en commun des ressources ; de l’autre, une logique de captation, d’accumulation, de contrôle. Cette dualité constitutive interdit toute lecture univoque des transformations en cours : la libération et la domination ne sont pas deux alternatives qui s’excluraient mutuellement, mais deux tendances qui coexistent, s’entrelacent, se nourrissent l’une de l’autre.
Des entreprises, telles que Google, semblent participer de la valorisation de nouvelles techniques qui sont autant d’outils de “libération” : open source, économie de la contribution, impression 3D, etc. Mais se pourrait-il que tous ces “outils” soient au service de la réalisation d’un projet de domination du capital sur le peuple dont l’une des étapes seraient l’élimination des représentants politiques ? Parler d’un projet pourrait sembler excessif et laisser supposer qu’il y a là une intention globale. Si nous ne méconnaissons pas la diversité contradictoire des forces en présence, on peut souligner que Google a une véritable idéologie explicitement exprimée lors de différentes conférences de presse, et qu’en défendant l’autogestion populaire, il s’agit, par voie de conséquence, de réduire le pouvoir de la représentation politique.
Le murmure des algorithmes qui organisent nos existences : il nous promet une autonomie accrue tout en nous insérant dans des cadres toujours plus contraignants. Cette contradiction n’est pas un simple effet de discours : elle est inscrite dans la structure même des dispositifs numériques. L’appel à la participation, à la contribution, à l’horizontalité n’est pas nécessairement incompatible avec une logique de captation et de contrôle. Au contraire, ces deux dimensions semblent s’alimenter mutuellement dans un mouvement paradoxal où l’émancipation promise se retourne en son contraire. Comment penser cette dialectique négative où les forces de libération se transforment en instruments de domination, où le désir d’autonomie renforce les mécanismes d’assujettissement ?
Le plus important est de voir combien l’open source, l’économie de la contribution, l’impression 3D sont ambivalents et peuvent tout aussi bien s’intégrer au capitalisme le plus brutal ou à un projet de libération populaire. Cette double potentialité n’est pas accidentelle : elle constitue l’essence même de ces dispositifs socio-techniques. L’open source n’est-il pas un moyen pour certaines entreprises qui en font usage de diminuer le coût salarial et de défendre l’idée d’un travail “gratuit” parce que si passionnant, si collectif et procédural qu’on ne saurait demander quelque compensation que soit en échange ? Cette valorisation de la gratuité, de la passion, de la collaboration désintéressée peut tout autant nourrir des projets émancipateurs que servir de justification à de nouvelles formes d’exploitation.
La pulsation des réseaux numériques rythme désormais nos existences : elle nous connecte et nous isole tout à la fois. Et les sites de financement populaire (kickstarter) ne sont-ils pas une manière de libérer les capitalistes de la fonction même d’investissement, laissant celle-ci aux consommateurs. Ils n’auront plus qu’à récupérer le fruit de l’investissement du peuple qui est aussi une étude de marché à échelle réelle. Ce qui se présente comme une démocratisation de l’investissement, comme une reprise en main collective des moyens de financement, peut ainsi se retourner en son contraire : le consommateur devient investisseur, assume les risques, tandis que le capital s’approprie les bénéfices. La désintermédiation promise masque de nouvelles formes de captation et d’extraction de valeur.
L’impression 3D ne signifie-t-elle pas l’intériorisation des moyens de production au foyer, ce qui ne signifie aucunement l’appropriation de ces moyens, mais le contrôle toujours plus croissant et son intériorisation subjective ? L’utopie d’une production décentralisée, autonome, libérée des contraintes industrielles se heurte à une réalité plus complexe : les imprimantes 3D, comme toute technologie, sont prises dans des réseaux de dépendances (fourniture de matériaux, maintenance, logiciels) qui limitent considérablement leur potentiel émancipateur. La promesse de l’autoproduction masque souvent de nouvelles formes de dépendance, plus subtiles mais non moins contraignantes.
Les vagues d’innovations technologiques se succèdent à un rythme toujours plus rapide : elles nous submergent, nous désorientent, nous fascinent. Chaque signe chargé de révolution pourrait parfaitement s’adapter à la domination du capitalisme. Cette polysémie pourrait indiquer que la dialectique opposant la domination à la libération est devenue problématique et que peut-être chacune collabore avec l’autre pour, en poursuivant son discours propre, construire un horizon commun dont les singularités seront encore une fois exclues. Cette indécidabilité des signes n’est pas un simple effet de perspective qui pourrait être résolu par une analyse plus fine : elle est constitutive de la situation contemporaine où libération et domination s’entrelacent de façon inextricable.
Le capitalisme numérique se caractérise précisément par cette capacité à intégrer, à absorber, à transformer à son profit les forces qui prétendent le contester. Il ne procède pas tant par répression que par incorporation : il fait sienne les valeurs de partage, de collaboration, d’horizontalité qui animaient initialement les communautés numériques alternatives. Ce processus d’absorption ne laisse pas indemnes les structures capitalistes elles-mêmes : elles se transforment, se reconfigurent, adoptent de nouvelles modalités d’organisation et de production. Mais cette mutation n’est pas nécessairement synonyme d’affaiblissement : elle peut tout aussi bien marquer un renforcement, une extension, une intensification de la logique capitaliste.
L’écume des jours numériques dépose sur les rivages de nos existences des artefacts, des pratiques, des discours dont le sens reste fondamentalement ambigu. Cette ambiguïté n’est pas accidentelle : elle est le signe d’une situation historique où les catégories traditionnelles de l’analyse politique (domination/émancipation, aliénation/autonomie, exploitation/coopération) perdent de leur netteté, de leur capacité à découper clairement le champ social. Non pas qu’elles deviennent caduques ou inopérantes, mais elles ne fonctionnent plus comme des oppositions simples : elles désignent plutôt des tendances qui coexistent, s’entremêlent, se contaminent mutuellement.
Comment dès lors penser cette situation paradoxale où les promesses d’émancipation semblent indissociables de nouvelles formes de contrôle ? Comment naviguer dans cet espace ambivalent où chaque geste de libération peut se retourner en son contraire ? Il ne s’agit pas de se résigner à cette ambivalence, de l’accepter comme une fatalité, mais de la prendre comme point de départ d’une pensée politique qui ne chercherait pas à la résoudre trop rapidement, à la simplifier indûment. Penser l’ambivalence, c’est renoncer aux certitudes confortables, aux oppositions tranchées, aux programmes clé en main.
Le bruissement des réseaux numériques nous traverse, nous constitue, nous transforme : nous sommes pris dans ce flux incessant d’informations, d’affects, de connexions qui reconfigure profondément nos modes d’existence. Cette reconfiguration n’est ni simplement positive ni simplement négative : elle est porteuse de potentialités contradictoires, de devenirs multiples, d’horizons incertains. C’est dans cette incertitude même, dans cette ouverture fondamentale, que se joue peut-être la possibilité d’une politique à la hauteur des défis contemporains.
Le crépuscule de la conscience politique s’accompagne de l’aurore des pouvoirs numériques : les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) émergent comme les nouvelles instances souveraines d’un ordre mondial en recomposition. Cette souveraineté ne s’exprime pas dans le langage traditionnel du politique — elle ne se présente pas comme telle, elle se déploie sous les atours séduisants de la commodité, de la connectivité, de la liberté de choix. C’est précisément dans ce déguisement, dans cette dissimulation de sa nature profondément politique, que réside le premier indice de son devenir fasciste.
Car qu’est-ce que le fascisme, si ce n’est d’abord cette captation du pouvoir qui se présente comme sa négation, cette domination qui se donne comme libération ? Les GAFAM opèrent selon cette logique paradoxale : ils nous promettent l’émancipation par la technologie tout en construisant les structures les plus sophistiquées de surveillance et de contrôle que l’humanité ait connues. Le fascisme historique utilisait la rhétorique de la libération nationale, de la régénération collective, du dépassement des clivages de classe : les GAFAM promettent la libération individuelle, la réalisation de soi, la dissolution des frontières. Dans les deux cas, la promesse d’émancipation masque un projet de domination.
Le murmure des algorithmes forme désormais la trame invisible de nos existences : ils déterminent ce que nous voyons, ce que nous savons, ce que nous désirons. Cette gouvernementalité algorithmique n’est pas simplement un système technique : elle constitue un régime de vérité, un mode de production des subjectivités, une forme de pouvoir qui s’exerce non pas contre les désirs des individus mais à travers eux. Le fascisme classique mobilisait les affects collectifs par la propagande, les rassemblements de masse, la théâtralisation du politique : les GAFAM orchestrent une micropolitique des affects, une modulation continue des désirs, une personnalisation des expériences qui fragmente le collectif tout en homogénéisant les subjectivités.
Le devenir fasciste des GAFAM se manifeste également dans leur rapport au territoire et à la souveraineté. Les plateformes numériques se présentent comme des espaces déterritorialisés, comme des zones de flux qui transcendent les frontières nationales et échappent aux juridictions traditionnelles. Mais cette déterritorialisation apparente masque une reterritorialisation plus profonde : les GAFAM construisent leurs propres territoires, leurs propres juridictions, leurs propres régimes de gouvernance. Facebook n’est pas simplement une entreprise privée qui opère sur le marché global : c’est un quasi-État qui administre une population de près de trois milliards d’individus, qui édicte des règles, qui sanctionne des comportements, qui façonne des identités.
Cette construction d’espaces de souveraineté privée, qui se substitue progressivement aux espaces publics traditionnels, évoque la privatisation de l’État qui caractérisait certaines formes de fascisme historique. Le fascisme classique abolissait la séparation entre l’État et le parti, entre l’appareil politique et l’appareil économique : les GAFAM abolissent la séparation entre la plateforme et la communauté, entre l’infrastructure technique et l’espace social. Dans les deux cas, c’est la possibilité même d’un espace public autonome, d’une délibération collective non médiatisée par des intérêts privés, qui se trouve menacée.
Les vagues de données déferlent sans cesse sur les rivages du réel, modelant son relief, creusant de nouveaux sillons, érodant les anciennes structures. Cette puissance de reconfiguration n’est pas neutre : elle porte en elle une vision du monde, une certaine conception de l’humain et du social. Les GAFAM ne se contentent pas d’exploiter les données : ils produisent un mode d’existence, une forme de vie qui se caractérise par la quantification permanente, par la mise en calcul de tous les aspects de l’expérience, par la réduction de la complexité humaine à des séries de variables manipulables.
Cette réduction de l’humain à des données mesurables et manipulables rappelle la biopolitique fasciste, avec sa passion pour la classification, la hiérarchisation, l’optimisation des corps et des populations. Les GAFAM ne pratiquent pas l’eugénisme brutal des régimes fascistes historiques, mais ils déploient une forme plus subtile de sélection et d’optimisation : personnalisation des contenus, ciblage publicitaire, modulation algorithmique des interactions sociales, notation permanente des individus et des comportements. Cette biopolitique numérique ne vise pas explicitement à éliminer les “indésirables”, mais elle produit néanmoins des formes d’exclusion, de marginalisation, d’invisibilisation qui rappellent, dans leur fonctionnement sinon dans leur intention, les mécanismes de ségrégation propres aux systèmes fascistes.
Le fascisme historique se caractérisait également par sa temporalité particulière : culte d’un passé mythique, négation du présent comme moment de délibération collective, projection vers un futur radieux qui justifiait tous les sacrifices. Les GAFAM déploient une temporalité non moins problématique : leurs plateformes nous enferment dans un présent perpétuel, dans une instantanéité continue qui abolit à la fois la mémoire collective et la projection vers l’avenir. L’accélération constante des flux d’information, la succession frénétique des innovations, l’obsolescence programmée des dispositifs produisent un temps sans profondeur, sans horizon, sans possibilité de recul critique.
Cette temporalité aplatie, cette présentification absolue, constitue le terreau idéal pour une forme contemporaine de fascisme : un fascisme qui ne s’annonce plus dans le fracas des bottes et le tonnerre des discours, mais qui s’insinue dans le bruissement continu des notifications, dans le clignotement hypnotique des écrans, dans la douce tyrannie des algorithmes de recommandation. Un fascisme qui ne requiert pas notre adhésion explicite, mais seulement notre attention distraite, notre participation passive, notre consentement tacite.
L’écho des serveurs qui stockent nos existences numériques : ce bourdonnement continu forme la bande-son d’un nouveau régime de pouvoir qui se construit sous nos yeux, avec notre participation active, souvent enthousiaste. Les GAFAM ne sont pas intrinsèquement fascistes — aucune technologie ne l’est par essence. Mais ils portent en eux un potentiel fasciste qui se réalise progressivement à mesure que leur emprise sur nos vies s’approfondit, que leur pouvoir s’étend, que les contre-pouvoirs traditionnels s’affaiblissent.
Ce devenir fasciste n’est pas inéluctable : il peut être contrarié, détourné, renversé par des pratiques de résistance, par l’invention de nouvelles formes de solidarité, par la construction d’infrastructures alternatives. Mais pour que cette résistance soit effective, encore faut-il nommer le danger, encore faut-il identifier la nature profondément politique de ce qui se présente comme simple innovation technologique, encore faut-il reconnaître la dimension fascisante de ce qui se donne comme libération.
Car c’est peut-être là le trait le plus caractéristique du fascisme : sa capacité à se présenter comme son contraire, à mobiliser les désirs d’émancipation au service d’un projet de domination, à transformer les aspirations libertaires en instruments de contrôle. Les GAFAM excellent dans cet art du retournement : ils nous vendent la surveillance comme protection, la dépendance comme connectivité, la standardisation comme personnalisation. Ils capturent nos désirs les plus authentiques pour les reformater selon les exigences du marché, ils transforment nos aspirations les plus nobles en occasions de profit, ils font de notre quête de sens un gisement de données exploitables.
Le devenir fasciste des GAFAM ne réside pas tant dans leur volonté explicite de domination que dans la logique intrinsèque de leur fonctionnement, dans la dynamique propre de leur développement, dans les effets systémiques de leur emprise croissante sur nos vies. Ce n’est pas une question d’intention, mais de structure ; pas une question de projet délibéré, mais de tendance immanente. Les GAFAM peuvent très bien être animés par les meilleures intentions, par un authentique désir d’améliorer le monde, par une véritable croyance dans les vertus émancipatrices de la technologie — cela ne les empêche pas de contribuer à l’émergence d’un système qui présente de troublantes analogies avec les régimes fascistes du XXe siècle.
L’écume des jours numériques dépose sur nos consciences des sédiments invisibles qui, couche après couche, transforment notre rapport au monde, aux autres, à nous-mêmes. Cette sédimentation progressive, cette modification imperceptible de nos modes d’existence constitue peut-être la forme la plus insidieuse de fascisation : non pas l’imposition brutale d’un ordre nouveau, mais l’accoutumance graduelle à un système qui réduit inexorablement notre autonomie tout en nous donnant l’illusion de l’augmenter. Les GAFAM ne nous contraignent pas : ils nous séduisent, ils nous habituent, ils nous façonnent. Et c’est précisément cette douceur, cette absence apparente de violence, qui rend leur emprise si difficile à combattre.
Face à ce devenir fasciste des GAFAM, il ne s’agit pas de céder à la panique morale ni de sombrer dans un pessimisme paralysant. Il s’agit plutôt de réaffirmer la dimension fondamentalement politique de ce qui est en jeu dans la révolution numérique, de refuser la neutralité apparente des dispositifs techniques, de contester l’idéologie de l’innovation qui masque les rapports de pouvoir. Il s’agit de réinventer des formes de solidarité, d’autonomie, de délibération collective qui échappent à la captation algorithmique. Il s’agit, en somme, de réhabiliter la possibilité même du politique face à des puissances qui travaillent, consciemment ou non, à son abolition.