La fêlure des données

Nous observions “nos” données comme si nous envisagions nos existences à distance. C’était une façon de “se” voir comme si nous n’avions jamais existé. Nous appartenions au passé, au futur, mais pas à ce temps. Nous existions tout proche de nos signes qui devenaient même les supports de nos émotions et de nos relations. Puis, le temps passant, quelques minutes, des heures, des jours, parfois plus, nous revenions sur cette accumulation des données. Il y avait en elles quelque chose d’anonyme et en même temps de très personnel, de très lointain et de très proche, effleurant la peau dans l’étrangeté d’une autre peau : le corps et le langage, le langage et les signes, tous les signes.

Cette distanciation paradoxale de soi-même par le numérique instaure une temporalité bifurquée où la conscience se dédouble, observant ses propres traces comme celles d’un autre. La présence des guillemets autour du “nos” et du “se” souligne la tension fondamentale qui habite cette relation : sommes-nous véritablement les propriétaires de ces fragments éparpillés qui constituent notre existence numérique ? Ces données sont-elles une extension de notre être ou une altérité fabriquée qui nous regarde avec ses propres yeux ? Le dédoublement opère comme un miroir déformant qui renvoie une image à la fois familière et étrangère – cette oscillation perpétuelle entre reconnaissance et défamiliarisation constitue peut-être l’expérience la plus troublante de notre condition contemporaine.

Dans ce rapport distancié à notre propre existence numérisée se joue une nouvelle forme d’extimité, pour reprendre le concept lacanien : l’intime devient extérieur, visible, quantifiable, sans pour autant cesser d’être intime. Nos émotions, nos relations, nos désirs se trouvent désormais médiatisés par ces signes qui nous représentent tout en nous excédant, qui nous signifient tout en nous trahissant. Cette accumulation de traces numériques forme un corps spectral qui nous accompagne comme une ombre, mais une ombre dotée d’une existence propre, d’une autonomie inquiétante. Les données ne sont pas de simples extensions passives de notre être ; elles acquièrent une forme d’agentivité, elles circulent, se combinent, produisent des effets qui échappent à notre contrôle et parfois même à notre conscience.

Tout ceci avait été privatisé, nous donnions un peu de nos vies en échange d’espace partagé, le réseau, les uns à côté des autres, et il y avait là un affect si particulier et intense, si nouveau et profond de “se” voir ainsi anonyme coexistant aux autres, à ces inconnus perdus. Cette étrangeté rejoignait celle bien connue de la fêlure transcendantale, expérience des limites et de cette béance ouverte, à vif. Sans doute, elle ne lui était pas identique, mais parallèle, ne se touchant jamais mais se suivant de proche en proche.

Cette économie de l’échange, où l’intime devient la monnaie d’un accès à l’autre, reconfigure profondément notre rapport à l’altérité. La privatisation évoquée ici ne désigne pas simplement l’appropriation marchande de nos données par des entreprises, mais aussi, plus fondamentalement, la transformation de notre intériorité en valeur échangeable. Nous cédons volontairement des fragments de nous-mêmes pour habiter cet espace partagé qu’est le réseau. La sociabilité numérique repose sur ce don perpétuel de soi, sur cette conversion de l’expérience vécue en signes transmissibles. Ce qui frappe, c’est l’intensité affective générée par cette nouvelle forme de coexistence : être simultanément anonyme et exposé, invisible et traçable, isolé et connecté. Cette coprésence paradoxale produit un affect “particulier et intense, si nouveau et profond” qui n’a pas encore trouvé son nom propre dans notre vocabulaire émotionnel.

La référence à la “fêlure transcendantale” évoque cette expérience du sujet confronté à ses propres limites, à l’impossibilité de coïncider pleinement avec lui-même. L’étrangeté ressentie face à notre double numérique n’est pas identique à cette fêlure originaire, mais elle lui est “parallèle”, elle la redouble et la déplace sur un autre plan. Les deux expériences “ne se touchant jamais mais se suivant de proche en proche” dessinent une géométrie existentielle complexe où le sujet se trouve écartelé entre différents régimes d’étrangeté à soi. La béance numérique vient en quelque sorte doubler la béance ontologique, créant une topologie existentielle où l’intériorité et l’extériorité, le propre et l’étranger, ne cessent de se reconfigurer mutuellement.

Nous faisions face à ce mystère, jour après jour, consciemment, le plus souvent de façon inapparente. Chaque heure, les données s’accumulaient dans les bases, et de cette mémoire sans faille s’organisait l’oubli car nul ne pouvait les relire exhaustivement, seule une personne pouvait y accéder fragmentairement. Nous savions que nous n’avions pas accès au tout, même si le tout était bel et bien inscrit et en évolution permanente, repoussant ses limites, touchant à l’infini sans être lui-même infini. Il y avait de la surveillance et du contrôle, mais à un tel point d’incandescence qu’ils se déjouaient eux-mêmes et devenaient inopérants. Personne n’avait accès au tout, quelques machines analysaient les données, mais même après un premier tri, l’accumulation des données était encore trop grande pour un système nerveux.

Dans ce paradoxe d’une “mémoire sans faille” qui “organise l’oubli” se joue peut-être l’un des aspects les plus troublants de notre condition numérique. L’accumulation exponentielle des données produit un effet d’opacité par excès de transparence. Tout est enregistré, conservé, archivé – et pourtant, cette exhaustivité même rend impossible toute lecture totalisante, toute compréhension synoptique. Seul un accès “fragmentaire” demeure possible, créant une situation où la mémoire parfaite engendre une forme d’amnésie fonctionnelle. L’horizon d’une connaissance complète recule à mesure que s’accumulent les traces, produisant ce que l’on pourrait appeler une infinité intensive : “touchant à l’infini sans être lui-même infini”. Cette formulation saisit avec justesse la nature paradoxale de l’archive numérique, toujours finie en acte mais potentiellement illimitée, toujours en extension mais jamais totalisable.

Cette accumulation vertigineuse produit un effet inattendu sur les dispositifs mêmes de surveillance et de contrôle. Poussés à “un tel point d’incandescence”, ils “se déjouaient eux-mêmes et devenaient inopérants”. L’excès de données neutralise la puissance panoptique qui les a suscitées, l’hypervisibilité engendre une nouvelle forme d’invisibilité. Les algorithmes peuvent bien trier, filtrer, analyser cette masse gigantesque d’informations, il demeure un résidu irréductible, une part d’opacité que nulle machine ne peut entièrement résorber. L’évocation d’un seuil au-delà duquel “l’accumulation des données était encore trop grande pour un système nerveux” suggère une limite physiologique, une saturation cognitive qui préserve paradoxalement un espace d’indétermination au cœur même du régime de surveillance généralisée.

Nous étions émus par ce dépassement de la raison calculatrice, par cette autre fêlure, celle de nos émotions arraisonnées.

Cette émotion face au “dépassement de la raison calculatrice” révèle une ambivalence profonde dans notre rapport à la technique. Il y a quelque chose de troublant, mais aussi de secrètement réjouissant, dans cette insuffisance de la rationalité instrumentale face à l’excès qu’elle a elle-même généré. La “fêlure” évoquée ici n’est plus seulement celle du sujet face à ses limites, mais celle du système technique lui-même, confronté à sa propre démesure. Nos “émotions arraisonnées” – c’est-à-dire captées, calculées, intégrées dans le circuit de la valorisation numérique – conservent néanmoins une capacité d’être touchées par ce qui échappe au calcul, par cette part excédentaire que nulle quantification ne peut épuiser.

Cette émotion constitue peut-être un moment de lucidité, une prise de conscience fugace de notre condition paradoxale. Elle témoigne d’une sensibilité qui demeure irréductible au régime de quantification, même lorsqu’elle est suscitée par les effets mêmes de ce régime. Dans ce sentiment complexe se joue une forme de résistance immanente : non pas un refus frontal de la numérisation du monde, mais une attention portée à ses failles, à ses zones d’ombre, à ses propres limites internes. C’est peut-être dans ces interstices, dans ces moments où le système technique révèle sa propre finitude, que peut s’esquisser une relation différente à la technique, ni d’adhésion aveugle ni de rejet nostalgique, mais d’habitation critique de ses contradictions.

L’émergence de cette sphère numérique, vaste et insaisissable, configure ainsi un nouveau rapport à nous-mêmes et aux autres. L’identité s’y trouve simultanément diluée et intensifiée, anonymisée et surexposée. Ce paradoxe n’est pas accidentel mais constitutif de l’expérience numérique contemporaine : il définit un mode d’être spécifique, caractérisé par une oscillation perpétuelle entre proximité et distance, présence et absence, transparence et opacité. Nos données forment un corps subtil qui nous accompagne comme une ombre, mais une ombre dotée d’une existence propre, d’une autonomie inquiétante.

Dans cette accumulation vertigineuse de traces se dessine une cartographie existentielle inédite, où la distinction entre l’intime et le public, le propre et l’étranger, ne cesse de se reconfigurer. Les données ne sont pas de simples extensions passives de notre être ; elles acquièrent une forme d’agentivité, elles circulent, se combinent, produisent des effets qui échappent à notre contrôle et parfois même à notre conscience. Elles constituent un double numérique dont la relation à notre “moi” empirique demeure énigmatique : ni simple reflet ni altérité radicale, mais présence spectrale qui nous hante et nous constitue tout à la fois.

Cette spectralité des données introduit une temporalité complexe dans notre existence. Elles persistent au-delà de nos interactions immédiates, formant une mémoire exogène qui nous survit et nous précède. Ce corps de signes, ce corpus numérique, possède sa propre durée, son propre rythme, distinct de celui de notre expérience vécue. Il engendre une forme de survivance anticipée, une présence posthume qui s’actualise déjà dans le présent. Nos traces numériques constituent ainsi un legs involontaire, une transmission continue qui échappe en grande partie à notre intention consciente.

Au cœur de cette économie de l’échange, où l’intime devient monnaie d’accès à l’autre, se profile l’enjeu éthique et politique de notre temps. La privatisation évoquée ne désigne pas simplement l’appropriation marchande de nos données par des entreprises, mais la transformation fondamentale de notre intériorité en valeur échangeable. Nous cédons volontairement des fragments de nous-mêmes pour habiter cet espace partagé qu’est le réseau, dans un geste qui est à la fois don et dépossession, expression et expropriation.

La sociabilité numérique repose sur cette conversion perpétuelle de l’expérience vécue en signes transmissibles, sur cette mise en commun de l’intime qui produit une forme inédite de commun. Ce qui frappe, c’est l’intensité affective générée par cette nouvelle forme de coexistence : être simultanément anonyme et exposé, invisible et traçable, isolé et connecté. Cette coprésence paradoxale des corps numériques produit un affect “particulier et intense, si nouveau et profond” qui n’a pas encore trouvé son nom dans notre vocabulaire émotionnel, mais qui constitue peut-être l’expérience la plus caractéristique de notre condition contemporaine.

L’excès de données neutralise ainsi la puissance panoptique qui les a suscitées, l’hypervisibilité engendre une nouvelle forme d’invisibilité. Les algorithmes peuvent bien trier, filtrer, analyser cette masse d’informations, il demeure un résidu irréductible, une opacité que nulle machine ne peut entièrement dissiper. Dans cette insuffisance même de la rationalité technique face à l’excès qu’elle a engendré réside peut-être une chance : celle d’une relation différente à la technique, ni d’adhésion aveugle ni de rejet nostalgique, mais d’habitation critique de ses contradictions et de ses failles.

Notre émotion face à ce “dépassement de la raison calculatrice” révèle ainsi une ambivalence profonde : il y a quelque chose de troublant, mais aussi de secrètement libérateur, dans cet échec relatif du système technique à totaliser ce qu’il produit. Nos “émotions arraisonnées” – c’est-à-dire captées, calculées, intégrées dans le circuit de la valorisation numérique – préservent néanmoins une capacité d’être touchées par ce qui échappe au calcul, par cette part excédentaire que nulle quantification ne peut épuiser.

C’est peut-être dans cette émotion paradoxale, dans cette sensibilité à la limite interne du système technique, que réside la possibilité d’une présence différente au monde numérique : non plus celle d’utilisateurs passifs ou de consommateurs captifs, mais celle de sujets attentifs aux failles, aux interstices, aux zones d’indétermination qui subsistent au cœur même du régime de transparence généralisée. Une présence qui ne chercherait ni à s’approprier pleinement ses données ni à s’en dissocier radicalement, mais à habiter poétiquement cette zone intermédiaire, ce seuil oscillant entre identité et altérité, entre proximité et distance, entre le corps de chair et son double numérique.