L’instrumentalisation comme immunisation des discours
Sur les réseaux sociaux, on peut lire de nombreuses réflexions concernant l’instrumentalisation, en particulier pour ce qui concerne les différentes formes de racisme.
Ainsi certains dénoncent l’antisémitisme en expliquant longuement, et en oubliant souvent l’objet d’origine, qu’ils ne veulent pas que leur point de vue soit instrumentalisé par le sionisme. D’autres témoignent de leur antiracisme tout en expliquant que dans les années 80 Mitterrand avait exploité celui-ci à des fins électorales et qu’il ne faudrait pas tomber dans le même piège.
L’instrumentalisation consiste donc a dévoiler derrière les causes apparentes une autre cause invisible qui surdéterminerait la première et dont il faudrait la distinguer. Derrière l’apparence des causes il y aurait autre chose. La critique de l’instrumentalisation consiste ainsi à garantir la souveraineté de son discours et à contrer d’avance une mauvaise interprétation qui serait aussi une appropriation et un détournement. En effet, en distinguant deux causalités on essaie de préserver la sienne propre. On explique qu’on a dit quelque chose en délimitant son discours parce qu’on a peur d’être utilisé au-delà de ce que l’on voulait, de son intention. Par exemple, on craint en commémorant la Shoah d’être utilisé pour défendre le gouvernement israélien. Ou encore en critiquant le racisme institutionnel dont sont victimes les français d’origine maghrébine, de faire le jeu d’un discours victimaire ou communautaire.
Si on peut sourire du simplisme de ce type de raisonnement et de son caractère souvent caricatural superposant des champs hétérogènes, chacun se transformant en spécialiste de la géopolitique mondiale ou des arcanes de la politique, il faut tenter de déconstruire et comprendre les ressorts exacts de cette importance accordée à la critique de l’instrumentalisation parce qu’elle a un effet inattendu : elle semble placer sur le même plan la critique du racisme et la critique de l’instrumentalisation. Par là même, elle produit une ambivalence où tout semble se renverser en son contraire.
Il me semble que cette critique de l’instrumentalisation entretient une certaine proximité avec la question du complotisme et de la pareidolie généralisée transformant le bruit informationnel en une signification hallucinée dont les conditions de production ne sont pas explicitement posées par le sujet d’énonciation.
Cette critique de l’instrumentalisation est aussi surdéterminée par un contexte médiatique qui s’est largement transformé et qui a augmenté le nombre de relations de sorte que je me sens contraint dans mon discours d’anticiper les relations que d’autres pourraient créer pourr moi et de sauvegarder mon propos d’une utilisation ultérieure. Encadrements, arrêts, conjurations et refoulements sont les opérations à l’oeuvre. Cette tentative d’anticipation et d’immunisation du discours a une histoire ancienne dans la pensée occidentale puisque on en retrouve des traces dans les prologue platoniciens, en particulier le Protagoras, dont l’objectif était de garantir que le texte soit préservé de ses transformations futures en le plaçant dans une chaîne de transformation et de communication.
D’autre part, l’instrumentalisation est un sous-ensemble de l’instrumentalité qui est la manière dont le monde occidental conçoit depuis Aristote la causalité de la technique. Dans un contexte qui depuis la révolution industrielle a vu la multiplication de la technique, le thème de l’instrumentalisation est une façon de se réapproprier cette causalité et de l’introduire dans la sphère de la signification et de l’intentionnalité anthropologique. Ne pas être instrumentalisé, anticiper jusqu’à cette possibilité qui apparaît comme une pente quasi-naturelle, c’est précisément refuser d’être le rouage d’une machine qui serait la production d’une signification automatisée par l’appareil médiatique et politique, c’est-à-dire par la domination.
Les conséquences de la critique de l’instrumentalisation est ainsi la production d’un discours emboîté dans d’autres discours, de causalités multiples qui viennent produire une signification trouble, si ce n’est ambiguë, sur tous les sujets auxquels elle s’applique. Cette critique de l’instrumentalisation produit une certaine odeur de l’époque qui est paranoiaque et où chaque discours tente de devenir une monade et de s’isoler de tous les autres discours et des chaînes intentionnelles constituées entre les sujets que nous sommes. Si on peut sourire, comme je l’ai déjà dit, du caractère souvent superficiel de ces critiques et pour le moins mal renseignées qui remplacent une simplification par d’autres simplifications, on doit tout de même souligner qu’il s’agit là du symptôme de notre époque historique qui va continuer à prendre de l’importance au fil du temps et à rendre impossible la formation d’un discours rigoureux.