Ininterrompue

La production de flux ininterrompus qui caractérise une part significative de mon travail artistique soulève d’emblée une question fondamentale quant à sa réception esthétique. Comment le spectateur pourrait-il appréhender véritablement cette ininterruption qui, par définition, excède les limites temporelles de sa perception, de son attention et même de son existence ? Cette interrogation mérite d’être examinée avec soin, car elle engage notre compréhension même des conditions de l’expérience esthétique à l’ère numérique.

L’objection repose sur un présupposé qu’il convient de questionner : celui d’une perception pure, immédiate, détachée de tout contexte intellectuel et culturel. Or, la perception n’est jamais un phénomène isolé, une saisie transparente du réel. Elle est toujours déjà médiatisée par ce que nous pourrions nommer, en empruntant au vocabulaire médiéval, une causa mentalis – une dimension cognitive qui inscrit l’expérience sensible dans un réseau complexe de significations. Nos percepts se trouvent invariablement associés, à divers degrés, à des idées qui situent l’expérience immédiate dans un contexte plus large, lui conférant ainsi une profondeur que la simple sensation ne pourrait lui donner.

Cette structure duale de la perception nous permet d’accéder à ce qui, paradoxalement, échappe à notre saisie directe. Je peux très bien percevoir que je ne perçois pas. Je peux être conscient de ce qui dépasse ma perception immédiate, et cette conscience peut venir modifier substantiellement l’expérience perceptive elle-même. C’est dire que la perception n’est jamais univoque, linéaire, transparente à elle-même. Elle se présente plutôt comme scindée, dédoublée, répétée (mais une première fois) – elle se saisit et se dessaisit d’elle-même dans un mouvement qui constitue sa dynamique propre. La perception (se) perçoit. Elle est un dispositif, une configuration active plutôt qu’une réception passive.

Cette conception nous permet d’envisager sous un jour nouveau l’expérience des flux ininterrompus dans l’art numérique. Le spectateur confronté à une œuvre comme “Empire” d’Andy Warhol (1964) – ce plan fixe de l’Empire State Building filmé pendant huit heures – ne saisit qu’un fragment temporel d’une durée qui le dépasse. Mais cette saisie partielle n’invalide pas son expérience ; elle la constitue précisément comme une rencontre avec ce qui excède la perception immédiate. Le spectateur perçoit, dans ce qu’il voit, la continuité qui s’étend au-delà de sa présence.

L’ininterruption que je cherche à produire dans mes travaux numériques introduit une scission spécifique dans la perception, qui se distingue des stratégies de l’art conceptuel. Là où ce dernier opère une séparation stricte entre le champ de la cause perceptive et celui de la cause mentale ou langagière, mes dispositifs réalisent matériellement ce qui appartenait traditionnellement à ces deux sphères distinctes. Le flux continuel n’est pas simplement postulé ou conceptualisé – il est effectivement implémenté dans la matérialité même du dispositif artistique. Cette continuité qui ne cesse jamais n’est donc pas l’objet d’une idée abstraite, mais bien d’une perception, même si celle-ci ne peut saisir qu’un moment localisé de ce flux, en soustrayant une partie (la capture) qui définit un certain champ de saisie.

Cette particularité révèle une tension constitutive : le flux, dans son abondance même, est dépendant d’un suspend, d’un arrêt, d’un tarissement – ne serait-ce qu’en termes de possibilité. Le flux est creusé par sa double négativité : d’une part, le “pas assez” de la sécheresse qui menace toujours de l’interrompre ; d’autre part, le “trop” du déluge qui risque de submerger toute capacité d’appréhension. Entre ces deux écueils se dessine l’espace propre de l’expérience esthétique du flux numérique.

Il importe de souligner que cette recherche de l’ininterrompu en art ne procède pas d’un désir naïf de transcender la finitude humaine. Il ne s’agit nullement de créer des “œuvres éternelles” qui survivraient à l’existence nécessairement limitée de leur “créateur”. Une telle ambition relèverait d’une métaphysique de l’immortalité par l’œuvre que mon travail ne cherche pas à reconduire. La question est plutôt celle d’une relation différente entre fini et infini, qui ne les oppose pas frontalement mais les pense dans une articulation plus subtile.

Il existe sans doute plusieurs modalités de l’infini, et certaines d’entre elles n’entretiennent pas un rapport d’opposition avec la finitude, mais plutôt d’expression, au sens que Deleuze donne à ce concept dans “Spinoza et le problème de l’expression” (1969). Comment opère cette dynamique expressive ? Lorsqu’un infini est dépendant d’une finitude, le premier vient exprimer en retour la seconde qui constitue à la fois son point de départ et son point d’arrivée. S’établit ainsi une transduction en boucle entre ces deux champs hétérogènes, un échange circulaire qui les transforme mutuellement sans les réduire l’un à l’autre.

Cette conception fait écho à ce que Peter Lunenfeld observait à propos de la navigation numérique : “La dérive numérique est toujours dans un état de non fini, parce qu’il y a toujours de nouveaux liens à établir, toujours plus de sites qui apparaissent, et ce qui a été catalogué par le passé risque d’avoir été redessiné au moment d’une nouvelle visite.” Cette caractéristique du numérique – son inachèvement constitutif, sa mutation permanente – ne représente pas une imperfection à surmonter, mais définit plutôt sa nature propre, son mode d’existence spécifique.

Il faut bien comprendre que l’ininterruption des flux numériques n’existe jamais comme une réalité absolue, indépendante de ses conditions d’émergence. Elle est toujours dépendante d’au moins deux pôles. D’une part, un pôle technologique qui correspond à un ensemble matériel avec toute sa fragilité : sujet aux incidents, instable, amnésique, vulnérable à de multiples défaillances. D’autre part, un pôle perceptif qui est dans sa nature même fini, car inscrit dans une temporalité mortelle et conscient de cette possibilité impossible qu’est la mortalité propre.

Pour mieux saisir cette articulation particulière entre fini et infini dans le contexte des flux numériques, je propose de définir plus précisément cet infini en le nommant, en écho à la finitude, l’infinitude. Ce terme ne désigne pas une quantité qui dépasserait toute quantité assignable, mais plutôt une polarité relationnelle, inséparable d’autres polarités (notamment le sujet percevant). L’infinitude n’est pas un attribut intrinsèque du dispositif artistique ; elle constitue une détermination relationnelle au sein de laquelle les éléments de la relation ne préexistent pas à la relation elle-même. Ces éléments ne se déterminent pas l’un l’autre selon un schéma causal, mais s’expriment mutuellement dans un jeu de résonances et d’échos.

Ainsi conçue, l’infinitude se distingue d’un infini clos sur lui-même, d’un absolu (absolutum) délié de toute relation. Elle correspond plutôt au mouvement même d’un infini qui se porte à sa limite, un infini qui continue à s’infinir, à se déployer sans jamais atteindre une forme définitive ou une clôture. L’infinitude est processus plutôt qu’état, devenir plutôt qu’être.

Cette conception de l’infinitude numérique nous permet de repenser l’expérience esthétique des flux ininterrompus. Le spectateur n’a pas besoin d’embrasser la totalité du flux pour en faire l’expérience significative. Sa saisie partielle, située, finie, s’avère précisément le lieu où peut se manifester l’infinitude du processus. La finitude de la perception n’est pas un obstacle à surmonter, mais la condition même d’apparition de l’infinitude comme horizon de l’expérience.

Dans cette perspective, l’œuvre numérique en flux continu invite à une forme de contemplation paradoxale : non pas la saisie d’un objet stable, délimité, présent dans son intégralité, mais l’ouverture à un processus qui nous traverse et nous dépasse, qui nous inscrit dans une temporalité élargie. Elle nous confronte à une forme d’altérité temporelle qui vient ébranler nos habitudes perceptives, nos attentes, nos cadres d’interprétation habituels.

Ce déplacement n’est pas sans conséquences sur notre rapport au temps, à la mémoire, à l’archive. L’œuvre en flux ininterrompu questionne nos pratiques de conservation, nos stratégies de mémorisation, notre désir de maîtrise temporelle. Elle suggère d’autres modalités de présence au temps, moins ancrées dans la volonté de fixation et de stabilisation, plus ouvertes à la fluidité, à la transformation continue, à l’émergence de configurations transitoires.

L’infinitude des flux numériques nous confronte à une expérience esthétique qui ne repose plus sur la contemplation d’un objet fini, mais sur la participation à un processus ouvert. Elle nous invite à développer une sensibilité capable de percevoir ce qui excède la perception immédiate, de penser ce qui déborde les cadres conceptuels établis, d’habiter un temps qui ne se réduit pas à l’instant présent. Une sensibilité à l’interface du fini et de l’infini, attentive aux résonances qui s’établissent entre ces dimensions apparemment hétérogènes.

Cette esthétique de l’infinitude numérique ne prétend pas transcender la finitude humaine ; elle cherche plutôt à l’explorer dans ses relations complexes avec ce qui la dépasse, à révéler les potentialités expressives qui naissent de cette tension constitutive. Elle nous rappelle que notre condition finie n’est pas simplement une limitation à dépasser, mais le lieu même où peut s’expérimenter, de manière toujours située et partielle, l’ouverture infinitude du devenir. L’infinitude exprime à sa façon le caractère excessif des technologies qui, bien qu’étant une production humaine, dépasse nos attentes et nos capacités et donnent ainsi l’impression d’être autonome.