De la technique et du monde comme infra et hyperstructure réciproques / Technology and the world as reciprocal infra and hyperstructure
Certains débats actuels semblent se découper entre un souci envers le monde dit « naturel », au titre d’une écologie et d’une habitabilité commune, et le monde dit « technique » au titre des moyens dont nous disposons pour construire cette habitabilité. Cette hésitation prend la forme d’une quasi-contradiction entre une approche naturaliste décroissante où il faudrait laisser être le monde (nous dans le monde) et une approche technologique croissante où il faudrait agir sur ce monde (le monde autour de nous).
J’aimerais introduire à l’hypothèse d’une coalescence entre ces deux approches non seulement pour des raisons idéologiques (hyperstructure), mais aussi matérialistes (infrastructure).
De ce dernier point de vue, la technique est du monde transformé et plus précisément des fragments terrestes modifiés, ceux-ci étant souvent le produit de météorites. Or, on a encore trop souvent tendance à considérer la technique comme immatérielle, dans les « nuages » et séparée de tout le reste. Mais rien d’immatériel n’existe. Il n’existe que des différences de représentations entre la matière et la forme. Ainsi les pommes de Manet sont des pigments de peinture même s’ils représentent autre chose que ce qu’ils sont. Les représentations écraniques sont un réseau matériel immense allant des centres de données, parcourant les terres et les mers de câbles, pouvant être appréhendées dans la production des machines et de l’énergie nécessaire, extraction de minerais, détournement de l’hydraulique, exploitation des corps par le travail harassant, etc.
L’être humain s’apparente donc à un transformateur de terres et à un configurateur de mondes: il extrait de la Terre formée pendant des millions d’années, la travaille et la transforme, l’utilise selon son désir pendant un laps de temps bref, puis rejette aux rebus ces techniques pour les enfouir à nouveau dans la Terre et ses cycles géologiques millénaires. L’extractivisme, le productivisme et le consumérisme forment un ensemble fonctionnel pouvant faire oublier au passage la matérialité technique. En ce sens, la technique est de la nature. Il y a une technicité de la nature et on peut s’interroger sur l’importance surestimée de la cause efficiente humaine.
Du point de vue de l’hyperstructure, la manière de considérer la technique est, pour une grande part, ce qui détermine notre conception du monde environnant. La technique nous sert donc de paradigme pour la nature qui, si elle subsiste en soi, nous entoure, nous protège et gronde de son indéconstructible, est aussi le lieu d’une habitabilité aménagée et, en ce sens, technique. On a encore sous-évalué la prégnance de l’hyperstructure technique sur la construction de l’autonome et de l’hétéronome, sur leurs rapports et leurs jeux d’échelle qu’on peut nommer “flux”.
Le point structurant le paradigme technique est l’instrumentalité, c’est-à-dire la construction volontaire d’une causalité qui semble se superposer et se surimposer à ce qui ne se réduit pas aux relations de cause à effet dans le monde, jusqu’au point d’ailleurs où la causalité technique se dérobe à notre volonté pour se « naturaliser ». Il y a là un jeu ambigu entre autonomie et hétéronomie où l’instrumentalité est une véritable affectivité idéologique qui détermine notre relation au monde selon la partition hiérarchique aristotélicienne de la cause matérielle, formelle, finale et efficiente. Ce pour quoi la première cause, matérielle, est comme ensevelie sous les autres et réduite au volontarisme de la dernière cause qui rassemble et détermine les rapports entre les trois autres.
Dans le rapport, fût-ce de contemplation esthétique, au monde, nous construisons une dépendance de la matière brute, aux belles formes, à la volonté terrestre, etc. Il faudrait analyser les discours dominants écologiques comme des formes de conceptions instrumentales non pour les critiquer, mais pour voir comment ils peuvent mobiliser des logiques proches de ce qu’ils pensent contester. L’instrumentalité détermine non seulement la relation à l’espace, mais aussi le temps, tant externe qu’interne, notre réflexivité transcendantale. Les formes a priori de la perception sont tout autant imprégnées de l’hyperstructure technique.
Hyperstructure et infrastructure, idéologie et logistique ne sont pas identiques, mais on doit toujours les considérer l’une avec l’autre, par comparaison et relation, parce que leur rapport est de rétroaction bouclée, c’est la réciprocité de leur influence qui produit un désajustement productif et pour ainsi dire la réalité dont nous sommes. C’est que je nomme les flux.
C’est aussi pourquoi il n’y a pas lieu de choisir la nature contre la technique, la décroissance contre la croissance. L’opposition entre ces éléments ne pense pas assez loin et répète les structures historiques de l’infra et de l’hyperstructure qu’elle espère dépasser. Il y a à toujours les mettre en rapport : la technique est naturelle, la nature est technique, tout comme la croissance est hantée par la décroissance et que cette dernière est un mode de croissance. En fin de compte, il s’agit de ramener, encore et encore, nos modes de pensée à ce qui est, c’est-à-dire de poursuivre un matérialiste radical en déconstruisant l’instrumentalité. Ce dont l’oeuvre d’art est seule capable parce que si elle est bien un volonté c’est celle d’une rencontre qui s’expose à ce qui n’est pas soi plutôt que d’une séparation et d’un absolu.
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Some current debates seem to be divided between a concern for the so-called “natural” world, in terms of a common ecology and habitability, and the so-called “technical” world, in terms of the means we have at our disposal to build this habitability. This hesitation takes the form of a quasi-contradiction between a decreasing naturalistic approach where we should let the world be (us in the world) and an increasing technological approach where we should act on this world (the world around us).
I would like to introduce the hypothesis of a coalescence between these two approaches not only for ideological (hyperstructure) but also materialistic (infrastructure) reasons.
From the latter point of view, the technique is of the transformed world and more precisely of modified terrestrial fragments, these being often the product of meteorites. However, there is still too often a tendency to consider technology as immaterial, in the “clouds” and separated from everything else. But nothing immaterial exists. There are only differences in representations between matter and form. Thus Manet’s apples are paint pigments even if they represent something other than what they are. The screen representations are an immense material network ranging from data centres, traversing land and sea with cables, which can be apprehended in the production of machines, the extraction of minerals, the exploitation of bodies through hard work, etc.
The human being is thus like a transformer of lands and a configurator of worlds: he extracts from the Earth formed over millions of years, works and transforms it, uses it as he wishes for a short period of time, then throws these techniques to the scrap heap and buries them again in the Earth and its millennial geological cycles. Extractivism, productivism and consumerism form a functional whole that can make us forget technical materiality in the process. In this sense, technology is nature. There is a technicality of nature and one can question the overestimated importance of the efficient human cause.
From the point of view of the hyperstructure, the way in which technology is viewed is, to a large extent, what determines our conception of the surrounding world. Technology thus serves us as a paradigm for nature, which, while it subsists in itself, surrounds us, protects us and scolds us of its indeconstructibility, is also the place of an arranged and, in this sense, technical habitability. The importance of the technical hyperstructure on the construction of the autonomous and the heteronomous, on their relationships and their games of scale that we can call “flow”, has been underestimated.
The point structuring the technical paradigm is instrumentality, i.e. the voluntary construction of a causality that seems to be superimposed and superimposed on what cannot be reduced to cause-and-effect relations in the world, to the point where technical causality is hiding from our will in order to “naturalize” itself. Here there is an ambiguous game between autonomy and heteronomy, where instrumentality is a true ideological affectivity that determines our relationship to the world according to the hierarchical Aristotelian partition of material, formal, final and efficient cause. The first cause, material, is as if buried under the others and reduced to the voluntarism of the last cause that gathers and determines the relations between the three others.
In the relationship, even if it is one of aesthetic contemplation, to the world, we construct a dependence on raw material, on beautiful forms, on the earthly will, etc. It would be necessary to analyze the dominant ecological discourses as forms of instrumental conceptions, not to criticize them, but to see how they can mobilize logics close to what they think they challenge. Instrumentality determines not only the relationship to space, but also time, both external and internal, our transcendental reflexivity. The a priori forms of perception are just as much impregnated by the technical hyperstructure.
Hyperstructure and infrastructure, ideology and logistics are not identical, but they must always be considered in relation to each other, in comparison and relation, because their relationship is one of looped feedback, it is the reciprocity of their influence that produces a productive misalignment and, so to speak, the reality of which we are. This is what I call the flows.
This is also why there is no reason to choose nature over technique, decay over growth. The opposition between these elements does not think far enough and repeats the historical structures of the infra and the hyperstructure that it hopes to overcome. There is always a need to relate them: technique is natural, nature is technical, just as growth is haunted by degrowth and the latter is a mode of growth. In the end, it is a matter of bringing our ways of thinking back, again and again, to what is, that is to say, to pursue a radical materialism by deconstructing instrumentality. What the work of art alone is capable of, because if it is indeed a will, it is that of an encounter that exposes itself to what is not self rather than a separation and an absolute.