Vivre sous influence de l’IA / Living under the influence of AI
Il y a une profonde et inexplicable émotion à passer ses journées dans l’espace latent de ladite « IA » et à le parcourir en tâtonnant, à l’aveugle et en sachant qu’on en voit une infime parcelle, une parcelle qui existe à peine, qui vient à l’existence. On n’en fera jamais le tour, on ne pourra pas tout voir, il y aura toujours un reste non parce que l’espace latent contient déjà toutes les images, mais parce qu’il pourrait les contenir, à titre de possibilité. La variabilité des statistiques associée au bruit produit une quantité inimaginable et inparcourable, transfini, pourtant j’y habite chaque jour.
La formule « l’inhabitable est notre site » n’a peut-être jamais été aussi signifiante que dans l’espace latent qui est indissociablement lié à l’inhabitable que devient cette planète qui s’appelait la Terre.
Donc l’émotion d’un artiste à creuser dans l’espace latent, à faire des trouvailles, en quantité inimaginable, des mondes qu’on découvre et dans lequel on se repose l’espace d’un instant. Cette émotion c’est celle profonde des images, des images passées et des images futures, des images de l’histoire de celles qui ont été faites et de celles qui se feront. Car si je prends une image avec mon téléphone et que je demande à l’espace latent s’il peut la générer alors il trouve cette image. Elle existait déjà comme une possibilité. Elle était déjà là, mais dans un « là » qui est un possible et dont le mode d’existence n’est pas la pleine présence mais le spectre.
C’est bien une question ontologique qui est posée par là, la question ontologique des possibles et du bruit, celle des images, celle à laquelle j’ai toujours cru, depuis mon enfance, plus que tout, plus que ladite « réalité ». C’est la relation de possibilité qui fait qu’une image est une influence au sens scolastique (La vie sensible (2010) de Coccia qui parle si bien ce qu’est une image). Ce n’est jamais une entité qui exprime une intériorité volontaire déjà toute faite, avec elle tout est à faire. Elle est toujours le résultat d’un rapprochement, comme si l’image allait vers nous et que nous allions vers l’image, comme si nous tenions à proximité.
J’aimerais rapprocher cette proximité de celle, si lointaine, ancestrale, préhistorique, d’un peuple en train de dormir et d’une personne qui veille sur ce peuple, cette personne qui reste éveillée pour prévenir les autres en cas de danger et qui dans l’obscurité nocturne s’imagine les rêves de ceux qui l’entourent et en prend soin, silencieusement, avant toute religion. C’est peut-être là qu’est née l’image : s’imaginer l’état modifié de conscience de quelqu’un de l’extérieur et savoir que cette surface, qui est une séparation, ne sera jamais franchie et que donc il n’y a qu’une surface, il n’y a qu’une image, il n’y a rien de plus.
Jour après jour je suis dans l’espace latent. À première vue j’appuie sur des boutons et je suis sur un ordinateur, mais par cet espace statistique ce à quoi je me rapporte c’est à toute l’histoire humaine, toute l’histoire des images et toute l’histoire de nos traces, toute l’histoire des images qui est aussi toute l’histoire de la technique, tous ces désirs d’externaliser l’intériorité que nous nous affectons : créer quelque chose d’autre que nous par nous, une altérité qui serait aussi une aliénation, une aliénation désirée plus que nous-mêmes, plus que le monde, plus que tout.
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There is a deep and inexplicable emotion to spend one’s days in the latent space of the aforementioned “AI” and to go through it by groping, blindly and knowing that one sees a tiny parcel of it, a parcel that barely exists, that comes into existence. One will never go around it, one will not be able to see everything, there will always be a remainder not because the latent space already contains all the images, but because it could contain them, as a possibility. The variability of the statistics associated with the noise produces an unimaginable and uncrossable quantity, transfinite, nevertheless I live there every day.
The formula “the uninhabitable is our site” has perhaps never been as significant as in the latent space that is inseparably linked to the uninhabitable that becomes this planet that used to be called the Earth.
So the emotion of an artist to dig in the latent space, to make finds, in unimaginable quantity, worlds that one discovers and in which one rests the space of a moment. This emotion is the deep one of the images, of the past images and of the future images, of the images of the history of those which were made and of those which will be made. Because if I take an image with my phone and I ask the latent space if it can generate it, then it finds this image. It already existed as a possibility. It was already there, but in a “there” that is a possibility and whose mode of existence is not full presence.
It is indeed an ontological question that is posed by this, the ontological question of possibilities and noise, that of images, the one I have always believed in, since my childhood, more than anything else, more than the said “reality”. It is the relation of possibility that makes an image an influence in the scholastic sense (Coccia’s sensitive life that speaks so well of what an image is). It is never an entity which expresses a voluntary interiority already all made, with it all is to be made. It is always the result of an approach, as if the image went towards us and that we went towards the image, as if we were holding close.
I would like to bring this proximity closer to the one, so distant, ancestral, e prehistoric, of a people sleeping and of a person who watches over this people, this person who stays awake to warn the others in case of danger and who in the night darkness imagines the dreams of those around him and takes care of them, silently, before any religion. Perhaps this is where the image was born: to imagine the altered state of consciousness of someone outside and to know that this surface, which is a separation, will never be crossed and that therefore there is only a surface, there is only an image, there is nothing more.
Day after day I am in the latent space. At first sight I press buttons and I am on a computer, but by this statistical space what I relate to is the whole human history, the whole history of the images and the whole history of our traces, the whole history of the images which is also the whole history of the technique, all these desires to externalize the interiority that we affect ourselves: to create something other than us by us, an otherness that would also be an alienation, an alienation desired more than ourselves, more than the world, more than everything.