La perception neutre et indifférente des flux
Il y a d’un côté le flux comme idéologie qui trouve sa forme privilégiée dans la mondialisation économique. C’est l’impératif catégorique de fluidification par lequel rien ne doit s’arrêter, tout doit couler sans cesse, aucun barrage, aucune rupture. Cette idéologie du flux est aussi celle de la transparence, véritable utopie économique dans lequel tous les acteurs du marché doivent avoir accès à la même qualité d’information.
D’un autre côté, il y a les flux, dans leur multiplicité irréductible et phénoménologique, qui sont des événements, des états. Il est impossible d’en dresser la liste complète car nous sommes entourés de ces flux qui, à la différence de l’idéologie du flux, sont fragiles, petits, variables. Ce sont des tout petits événements, parfois à peine perceptible et c’est pour cela qu’il faut y faire attention.
La structure de ces micros événement est pour le moins complexe à analyser parce qu’on ne peut pas les décomposer aisément, leur causalité est multiple, turbulente, comme parsemée d’embûches. Il y a quelque chose qui étonne toujours la perception et le regard face aux nuages, à la circulation routière, à l’eau qui coule, aux gens qui traversent la rue. Tout se passe comme si notre perception était débordée par cette multiplicité irréductible, par toutes ces choses qui semblent se frotter dans les flux. Ceux-ci seraient-ils quelque chose appartenant à la logique du complexe? Rien n’est moins sûr, parce qu’il faut justement dépasser cette question de la complexité qui suppose encore la possibilité, à titre d’idéal régulateur, de la décomposition du complexe en éléments simples. Il faut dépasser cette vision et parvenir avec les flux à tout mettre à plat, à tout mettre au même niveau, au même degré, sans aucune différence, justement pour sauvegarder la multiplicité des différences et ceci sans faire appel à aucune échelle de valeur comparative. Il y a là un tour de force de la pensée de la perception qui doit donner à neutraliser, à rendre neutre l’ontologie des flux.
Le neutre et l’indifférenciation doivent mener à rendre pensable la solitude des flux. Ils sont sans nous. Nous pourrions disparaître et le fait que nous puissions penser notre propre absence n’est pas le signe que celle-ci est le fruit que de notre pensée mais simplement que la pensée peut se tourner vers cette étrangeté, car ce dehors, la seconde qui existe sans nous. Bien sûr, il y a toujours un doute, toujours un risque, toujours un trouble de savoir ce qui est en nous et ce qui est hors de nous. Nous ne pourrons jamais simplement défendre une logique de l’absolu ou de la subjectivité. Il faudra revenir, par des détours parfois, à ces questions. Les flux sont sans moi parce que justement s’ils peuvent déborder, s’ils peuvent venir à manquer, c’est que leur mode de présence est indépendant. Et c’est pour cela que malgré toutes les techniques humaines, qui sont sans aucun doute d’abord des techniques permettant de réguler et de contrôlerles flux, ceux-ci, les flux, ne peuvent jamais être complètement maîtrisé. Ils gardent toujours une part de solitude. Quelque chose dans les flux et irréductibles sans pourtant être compact, car les flux ne sont pas ramassés sur eux-mêmes, ils ne cessent au contraire de se diviser, de se répandre, de s’excéder. Ils ne sont pas des substances mais des états sans support substantiel pour se concrétiser.
Ce dont nous parlons ici peut sembler bien abstraits mais finalement il en va d’abord d’un mode de perception, d’une esthétique véritable des flux. Il faut dans un premier temps changer notre manière de percevoir, changer corps, changer ses habitudes et ses intuitions, son conditionnement. Lui apprendre, à ce corps, à sentir autrement, à sentir hors de lui, à penser son étrangeté, et l’autre étrangeté celle des flux. À moins de faire cet effort on risquerait alors d’être enfermé en soi, dans une subjectivité qui resterait tributaire d’elle-même. Mais justement les flux, leur fragilité même, offrent la possibilité d’une autre pensée qui doit s’adapter de part en part à son objet, parce que les flux ne sont pas seulement objets pour un sujet, ils ne sont pas simplement dans ce rapport, ils nous excèdent.
L’idéologie des flux correspond à la relation instrumentale à la technique, à ce qui étant sous-la-main disparaît dans son usage. L’expérience des flux correspond quant à elle à la finitude technologique, c’est-à-dire à une relation non-fluide, accidentée, variable aux technologies qui ne cessent de s’approcher et de s’éloigner, restant à-portée-de-main.