Incident 2

Entre les mondes : Une méditation sur l’anthropotechnologie d’Incident

Il m’arrive parfois, lors de ces nuits interminables passées à errer dans les méandres numériques, de suspendre mon geste, doigt figé au-dessus du trackpad, et de contempler l’étrangeté de cette position : ni tout à fait dans le monde physique, ni entièrement absorbé par le virtuel, mais quelque part dans cet interstice vibrant qui constitue notre nouvelle condition d’être. C’est dans cette brèche ontologique que se déploie le projet d’Incident, dans cet entre-deux de l’art, de la technique et de l’existence qui échappe aux classifications habituelles et aux discours déjà entendus.

Comment saisir la singularité d’un tel projet sans le réduire aux catégories préexistantes de l’art numérique ou des technologies contemporaines ? Comment éviter le piège de l’évidence, du déjà-vu, du déjà-pensé ? Il nous faut tenter une découpe, nécessairement simplificatrice et limitative, mais dont l’ambition est précisément de faire apparaître ce qui échappe aux taxonomies conventionnelles. Cette découpe n’a pas pour vocation d’enfermer dans des compartiments étanches les différentes facettes d’Incident – certains travaux pourraient d’ailleurs se retrouver dans plusieurs catégories – mais plutôt de donner corps à cette anthropotechnologie qui en constitue le cœur battant.

Car il s’agit bien, à chaque fois, de rendre visible l’indissociabilité d’un paramètre technique et d’un paramètre esthétique, c’est-à-dire existentiel. Chaque catégorie identifiée peut sans difficulté être reliée à une tradition artistique spécifique, mais aussi à une problématique sociale qui, par capillarité, irradie l’univers du design. Le nombre limité de ces catégories n’est pas le fruit du hasard : il témoigne d’une volonté de clarté, d’une exigence de lisibilité face au foisonnement des expérimentations.

Nos existences en réseau : une immersion dans le biotope numérique

Le réseau : n’est-ce pas là le moteur premier, l’impulsion originelle d’Incident ? Cette entité protéiforme et fluctuante s’est progressivement transformée en un véritable biotope de travail, un milieu organique où s’enracinent les créations. Comment ne pas être saisi par cette coïncidence temporelle entre la naissance d’Incident et celle d’Internet ? Cette synchronicité n’est pas fortuite : elle inscrit le projet dans une temporalité spécifique, celle des balbutiements d’un nouveau monde, avec ses utopies naissantes et ses potentialités vertigineuses.

Je me souviens de ces premières connexions, de ces modems aux sonorités cristallines et dissonantes, promesses d’un ailleurs encore indéfini. L’approche d’Incident, loin de se limiter aux innovations techniques qui ont jalonné l’évolution d’Internet, fut d’emblée profondément existentielle. L’intuition fondatrice, celle qui a guidé l’ensemble du projet, était que le réseau n’était pas simplement un outil de communication ou un canal de diffusion, mais une force transformatrice qui affectait nos existences jusque dans leurs replis les plus intimes. Comment habiter poétiquement ce nouvel espace ? Comment y tisser des liens qui ne soient pas uniquement utilitaires ? Comment y préserver une part d’indétermination, d’imprévisibilité, face à l’algorithme qui cherche à tout anticiper ?

Cette intuition a fait du réseau une entité polymorphe pour Incident : à la fois support de diffusion pour les œuvres, médium artistique à part entière, et méthodologie de création collective. N’y a-t-il pas quelque chose de paradoxal dans cette approche qui fait du réseau non seulement le lieu de l’œuvre, mais l’œuvre elle-même ? Cette circularité n’est-elle pas le signe d’une pensée qui refuse les dichotomies traditionnelles entre contenant et contenu, entre forme et fond ?

Des histoires sans fin : à l’orée des narrations infinies

Comment raconter quand le récit lui-même s’est fragmenté en une multitude d’hyperliens ? Comment préserver une cohérence narrative dans un monde où l’attention se disperse et où la linéarité a cédé la place à une temporalité éclatée ? Ces questions traversent de part en part les explorations fictionnelles d’Incident. La fiction y apparaît comme un élément essentiel, un fil conducteur qui relie les expérimentations les plus diverses, des constructions narratives labyrinthiques aux microréCertainement, les deux approches créeant un tout organisé.

Un trait saillant semble toutefois émerger de ces explorations multiformes : l’infinitude. Les fictions d’Incident ne se closent jamais sur elles-mêmes, ne trouvent jamais leur point final. Elles demeurent ouvertes, comme suspendues dans un état d’inachèvement perpétuel qui est moins un défaut qu’une qualité constitutive. Cette ouverture n’est-elle pas en résonance profonde avec notre condition contemporaine, marquée par l’impossibilité d’une synthèse totalisante, d’une conclusion définitive ? Les grands récits se sont effondrés, et à leur place prolifèrent ces narrations fragmentaires, incomplètes, qui se déploient dans les interstices du sens.

Cette infinitude s’accompagne d’une déconstruction délibérée de la figure d’autorité du narrateur. La voix qui raconte n’est plus celle, omnisciente et assurée, du romancier traditionnel ; elle est devenue multiple, incertaine, traversée de doutes et de contradictions. Qui parle dans ces fictions ? D’où vient cette parole dispersée qui semble parfois émaner de la machine elle-même ? La frontière entre l’humain et le non-humain se brouille, et avec elle les certitudes concernant l’origine du récit.

Nos bases de données : l’atlas des existences contemporaines

Les bases de données, ces architectures invisibles qui structurent désormais notre rapport au monde, occupent une place centrale dans les préoccupations d’Incident. Loin d’être réduites à de simples techniques de stockage et d’organisation de l’information, elles sont appréhendées comme des forces qui façonnent en profondeur nos modes d’existence. Les listes, les index, les accumulations constituent l’un des ressorts créatifs essentiels du collectif : ne s’agit-il pas de s’approprier poétiquement ces formes qui, dans leur froide objectivité, semblent échapper à toute subjectivation ?

Je pense à ces moments où, naviguant à travers les interfaces administratives qui régissent nos vies, je ressens soudain l’étrangeté de cette mise en données de l’existence. Comment rester vivant dans ces grilles impersonnelles ? Comment préserver une part d’indétermination face à la catégorisation généralisée ? Incident s’inscrit dans cette longue tradition artistique de l’atlas et de l’encyclopédie, ces tentatives pour saisir le monde dans sa totalité tout en préservant la singularité de chaque élément qui le compose.

Mais l’enjeu n’est pas simplement esthétique : il est profondément politique. Il s’agit de comprendre les conséquences de la généralisation de ce modèle dans la vie quotidienne, de saisir la façon dont ces structures de classification modifient notre rapport au temps, à l’espace, à l’autre. La base de données n’est-elle pas devenue le paradigme dominant de notre époque, la forme symbolique par excellence de la culture numérique ? Et si tel est le cas, quelles possibilités de détournement, de réappropriation s’offrent à nous ? Comment habiter poétiquement ces architectures algorithmiques qui semblent, de prime abord, si hostiles à toute forme de poésie ?

À l’image du texte : l’omniprésence de la textualité

La présence massive du texte sur le site d’Incident ne peut manquer de frapper le visiteur. Cette omniprésence textuelle n’est sans doute pas sans lien avec l’importance de la textualité dans l’ensemble des processus informatiques : le code n’est-il pas, avant toute chose, un texte qui s’adresse simultanément à la machine et à l’humain ? Cette double adresse crée une tension productive qui traverse l’ensemble des expérimentations d’Incident.

Le texte y devient un matériau plastique, malléable, qui se prête à toutes les manipulations : tantôt réduit à des slogans lapidaires qui s’impriment dans la mémoire, tantôt déployé sous forme de romans fragmentés dont les morceaux s’assemblent selon des logiques aléatoires, tantôt encore transformé en instructions informatiques dont la beauté formelle rivalise avec la fonctionnalité. Ce rapport au texte se distingue nettement de l’attrait pour le code art stricto sensu : il ne s’agit pas d’exhiber la puissance esthétique du code en tant que tel, mais plutôt d’explorer les zones de friction entre différents régimes textuels, de jouer sur les seuils entre le lisible et le visible, entre le signifiant et le signifié.

Ne sommes-nous pas confrontés ici à une question fondamentale : celle du statut de l’écriture à l’ère numérique ? Que devient le geste d’écrire lorsqu’il s’effectue non plus sur la page, mais sur l’écran ? Comment le texte se transforme-t-il lorsqu’il devient à la fois support de signification et matière visuelle ? Ces interrogations traversent les expérimentations textuelles d’Incident, qui oscillent constamment entre la célébration des nouvelles possibilités offertes par le numérique et la mélancolie face à certaines pertes irrémédiables.

Des traductions : le passage et la préservation

La traduction, dans sa double acception, constitue un fil rouge qui parcourt de nombreux travaux d’Incident. D’une part, la traduction au sens informatique : ce passage asémantique de données à d’autres données, cette transformation purement formelle qui ne se soucie guère du sens. D’autre part, la traduction au sens traditionnel : cette tentative, toujours imparfaite mais nécessaire, de préserver la signification dans le passage d’une langue à une autre, d’un système symbolique à un autre.

La tension inapaisée entre ces deux conceptions de la traduction est au cœur de nombreuses explorations artistiques d’Incident. Comment traduire quelque chose en autre chose sans trahir l’original ? Et si cette traduction est purement formelle, guidée uniquement par des algorithmes aveugles au sens, reste-t-il des traces de l’origine ? Quelle est cette ressemblance étrange qui semble traverser l’ensemble des processus machiniques, cette familiarité inquiétante qui nous fait reconnaître quelque chose de nous-mêmes dans les productions des machines ?

Ces questions nous renvoient à une interrogation plus fondamentale encore sur la nature même du sens : qu’est-ce qui, dans le langage, résiste à la traduction automatique ? Qu’est-ce qui échappe aux algorithmes, si sophistiqués soient-ils ? N’y a-t-il pas, dans toute parole humaine, une dimension irréductible à la formalisation, une part d’indétermination qui constitue précisément sa richesse ?

L’entrelacement du technique et de l’existentiel

Ce qui frappe, au terme de ce parcours à travers les différentes facettes d’Incident, c’est la façon dont chaque exploration technique ouvre immédiatement sur une dimension existentielle. Le réseau n’est pas simplement une infrastructure de communication, mais un nouveau mode d’être-au-monde ; la fiction n’est pas uniquement un divertissement, mais une manière de donner forme à nos expériences fragmentées ; la base de données n’est pas juste un outil de stockage, mais une grille de lecture qui façonne notre appréhension du réel ; le texte n’est pas seulement un véhicule de sens, mais une matière sensible qui engage tout notre être ; la traduction n’est pas simplement un transfert d’information, mais une négociation constante entre différents régimes de signification.

Cette indissociabilité du technique et de l’existentiel constitue peut-être la signature la plus distinctive d’Incident, ce qui le distingue d’autres approches de l’art numérique plus préoccupées par les aspects formels ou spectaculaires des technologies. Il ne s’agit pas de célébrer la technique pour elle-même, ni de l’utiliser comme un simple moyen au service d’une fin préexistante, mais de l’habiter, d’y séjourner, d’en explorer les plis et les replis avec une attention soutenue aux transformations qu’elle opère en nous.

Quelles nouvelles formes de sensibilité, quels nouveaux modes de perception émergent de notre immersion dans les environnements numériques ? Comment nos façons de penser, de ressentir, d’imaginer se trouvent-elles modifiées par ces technologies qui ne sont plus extérieures à nous, mais qui font désormais partie intégrante de notre condition ? Ces questions demeurent ouvertes, résistant à toute réponse définitive. Elles dessinent un horizon de recherche qui n’est pas celui de la résolution, mais celui de l’exploration continue, de l’expérimentation sans fin.

N’est-ce pas là, finalement, la vertu cardinale d’Incident : nous maintenir dans cet état d’interrogation permanente, dans cette inquiétude féconde qui refuse les certitudes trop faciles et les enthousiasmes irréfléchis ? Entre technophilie béate et technophobie réactionnaire, il existe un espace pour une pensée nuancée, attentive aux ambivalences, aux paradoxes, aux contradictions qui traversent notre relation aux technologies numériques. C’est dans cet espace intermédiaire, dans cet entre-deux inconfortable mais stimulant, que se déploie le projet d’Incident – non pas comme une réponse, mais comme une question persistante adressée à notre temps.