Inapaisé
L’inapaisement des flux : une phénoménologie réflexive
L’exploration conceptuelle des flux nécessite une vigilance épistémologique particulière pour éviter leur réification. Cette précaution méthodologique implique un retour constant à l’impulsion initiale qui motive cette recherche, une reconstruction de sa genèse intellectuelle. Cette démarche soulève d’emblée un paradoxe : peut-on véritablement reconstruire ce qui n’a pas existé comme tel ? L’origine peut-elle être seconde, élaborée rétrospectivement ?
Cette réflexion prend racine dans l’expérience ordinaire et immédiate des phénomènes de flux : les tourbillons d’une rivière, les mouvements imprévisibles des flammes, les volutes de fumée, l’alternance rythmique des vagues. Ces manifestations suscitent une fascination singulière, une attention captivée qui s’apparente à une joie élémentaire. Cette réaction émotionnelle constitue une énigme phénoménologique : pourquoi ces configurations mouvantes exercent-elles une telle attraction sur notre perception ? Quelle signification attribuer à cette expérience esthétique primitive ?
Les flux se caractérisent par leur nature turbulente, leur imprévisibilité intrinsèque et leur mouvement perpétuel. Ils ne constituent pas des entités autonomes mais représentent plutôt un état particulier de certaines entités. L’eau peut ainsi se présenter sous forme de flux ou demeurer au repos. Le flux se définit par opposition à l’immobilité, à la stabilité et à l’équilibre, tout en manifestant une continuité paradoxale. Il ne s’agit pas d’un événement temporaire mais d’un processus ininterrompu, d’un devenir constant. Cette permanence du changement explique sans doute la fascination qu’exercent les flammes d’une cheminée, devant lesquelles on peut s’absorber durant des heures. Le flux incarne ainsi un état ambivalent de la matière : instable dans ses manifestations locales mais continu dans sa dynamique globale. Les turbulences apparaissent au niveau des détails et se propagent selon des causalités perceptibles mais difficilement formalisables, que ce soit dans l’observation naïve ou dans les modélisations scientifiques sophistiquées.
Cette condition paradoxale de la matière en écoulement, suivant une pente qui n’a pas besoin d’être physiquement présente pour être perçue intuitivement, n’évoque pas une dégradation ou une décadence mais suggère au contraire une forme de vitalité. Elle manifeste une animation au cœur même de l’inanimé, une turbulence qui n’est pas chaos mais organisation dynamique, une expression de la physis comme émergence créatrice. Cette notion de poussée créatrice, présente depuis Aristote jusqu’à Heidegger, demeure conceptuellement problématique. L’approche par les flux offre potentiellement une perspective renouvelée sur cette question fondamentale.
L’inapaisement caractéristique des flux ne relève pas d’une simple esthétique bucolique qui valoriserait un retour aux forces vitales d’une nature idéalisée. Le flux ne se limite pas à un état particulier de la matière physique mais concerne également la pensée dans sa dimension matérielle. Il représente une modalité de transition entre différents domaines, de la nature aux technologies. Cette notion s’applique indifféremment aux phénomènes naturels et artificiels, aux flux d’énergie, d’information ou de transport. Cette extension conceptuelle ne vise pas à établir une indistinction totalisante qui subsumerait tous les phénomènes sous une catégorie unique, mais exprime plutôt une méfiance envers une pensée analytique qui fragmente son objet jusqu’à en perdre la cohérence. Il s’agit d’adopter une position d’indifférenciation méthodologique, distincte d’une indifférence conceptuelle, qui privilégie les relations sur les entités isolées. Dans cette perspective, les relations précèdent et constituent les objets qu’elles mettent en rapport, produisant des configurations variables selon les contextes d’interaction.
L’inapaisement pluriel des flux dépasse largement le cadre de l’art numérique, des échanges de données sur Internet ou du codage binaire. L’orientation vers cet art (qualifié parfois de “numérique” malgré les réticences des praticiens concernés) était précisément motivée par cette conception étendue des flux, cette modalité d’être au monde qui permet une immersion sans fusion, une participation sans identification complète.
Revenir à la genèse de cette problématique implique donc de la découvrir progressivement, de reconnaître que sa problématicité même résulte d’une construction graduelle, d’une invention conceptuelle qui se déploie dans le mouvement même de sa formulation.