L’humanisme hors de soi / Humanism outside the self
La volonté de survie de l’espèce humaine dans le contexte actuel, dont l’effondrisme tout autant que le fait de prendre soin d’un monde abimé sont les expressions privilégiées, si elle est fort compréhensible individuellement, me semble porter des conséquences qu’il faut savoir mesurer.
En effet, les conditions du vivant sur cette planète semblent subir de profondes modifications ouvrant la possibilité d’une extinction prochaine. Celle-ci a comme caractéristique apparente d’être le fruit de notre activité de production et de consommation. Cette causalité entraine un sentiment ambivalent : un mélange de culpabilité et de volonté de résoudre le problème, puisque finalement nous en serions responsables et que ce dont nous souffrons et ce dont nous faisons souffrir les autres vivants, nous en serions la cause et nous serions les seuls à même de pouvoir remonter et défaire le fil de cette causalité. Ce mélange produit, après un certain laps de temps d’observation du monde humain tel qu’il va, l’impression d’appuyer sur l’accélérateur juste avant l’accident, c’est-à-dire d’être maudit.
La réduction des hyperobjets à leur dimension psychologique par la critique du pessimisme qui aurait pour conséquence l’inaction du « à quoi bon », apparait comme une stratégie pour les ramener encore à l’anthropocentrisme.
La critique de l’anthropocentrisme et de l’anthropomorphisme n’est pas un mot d’ordre de l’époque, un effet de mode, mais constitue bel et bien une dimension nécessaire à la compréhension du contexte actuel. Car c’est bien dans le fait de considérer toute chose selon une dimension humaine et à partir de cette dimension, c’est bien cette réduction de perspective qui est aussi ontologique, qui induit un usage de la technique comme façon de ramener ce qui est (la multiplicité irréductible des étants, vivants et choses) à une seule et même chose (l’humain considéré également selon une unité qui n’est pas sans conséquence sur la multiplicité irréductible des êtres humains).
Dès lors, l’appel à la survie de l’espèce humaine, sous ses dehors sympathiques, porte en lui un arraisonnement destructif transformant la Terre en monde exploitable. Pour mieux comprendre la critique que nous portons à cette exceptionnalisme de l’être humain, qui en son fond est théologique, on peut le comparer au sentiment de finitude individuelle. Car qu’est-ce qui est plus morbide et immature qu’un être humain n’acceptant pas sa mort ? Et en quoi cette acceptation le mènerait à ne pas profiter de son existence ? Ce que nous sommes parvenus à faire à un niveau individuel, nous devons le réaliser pour l’espèce que nous sommes : le pessimisme n’est pas celui qu’on croit.
Cette acceptation de la finitude généralisée (par laquelle il faudrait sans doute repenser avec précaution la notion de sacrifice) doit nous mener à repenser l’extinction et l’hylémorphisme, c’est-à-dire la relation entre forme et matière. La première ne doit pas être seulement considérée comme ne pouvait être que le fruit de notre activité et il faudrait mener en ce domaine une sévère déconstruction du concept d’anthropocène qui continue à opérer, coute que coute, une réduction de l’ontologie à l’anthropologie puisque cette époque de la Terre se résumerait à n’être que le fruit de la causalité humaine. Il ne s’agit aucunement de nier les conséquences de l’industrialisation et du monde affectif qui est apparu avec elle, mais seulement de ne pas ramener toute perspective d’annihilation à l’être humain.
Pour le second, j’aimerais distinguer un humanisme identitaire et hégémonique où l’être humain est envisagé comme un concept, comme une entité exceptionnelle (exceptionnalité autoaccordée parfois par le détour du divin), comme une matière et une forme déterminées. Cette identitarisme anthropologique a été la justification de tous les massacres de certains humains envers d’autres vivants et d’autres entités, dont certaines étaient humaines.
Il y a un humanisme a-identitaire, qu’on aimerait nommer trans si ce mot n’était déjà utilisé par le transhumanisme, et qui fait vriller l’hylémorphisme de notre espèce, c’est-à-dire l’accord d’une matière et d’une forme. Ce second humanisme n’est pas humain, car il perçoit le cri d’une autre matière dans sa forme, d’une matière qui était avant lui, avant sa formation, et qui sera après lui, de sorte que le « lui », le « elle » ne sont pas, l’être n’est que le changement de forme. Cette matière est métamorphose, car ce n’est pas la forme qui change, la forme n’est qu’une stase de la métamorphose.
Ce second humanisme n’est pas un concept, mais une émotion, l’émotion de ne pas être soi, de ne pas être à soi, de ne pas s’appartenir et donc, en retour, de ne pas pouvoir s’approprier les autres étants. Cette émotion est le vif de l’anonyme, au plus profond de soi, le sans soi. Il ne relève d’aucune généralité conceptuelle, mais d’une désappropriation radicale en phase avec les flux métamorphiques. Au cœur de cette ahumanité, l’espèce humaine a bien sa place, mais ni plus ni moins que toutes les autres entités, organiques et inorganiques, vivantes et mortes, car dans la métamorphose il n’y a pas plus de différence entre les uns et les autres. L’exceptionnalisme humain, sépare les vivants que nous sommes de toutes les autres choses par absolu, par déliaison, et comme cette séparation n’existe pas, nous l’opérons, nous la forçons, nous la réalisons techniquement coute que coute, en consumant la Terre. Ceci explique l’ambivalence de la survie anthropocentrique, car tout se passe comme si notre espèce ne pouvait, au sein d’une histoire et d’un contexte déterminés, devenir elle-même, c’est-à-dire aller de soi à soi, qu’en opérant une sécession ontologique, le prix de celle-ci fut-elle le « propre » de sa survie. La survie est sans propre, elle ne se ramène pas à soi par soi, mais par l’autre, c’est-à-dire par la multiplicité qui en fin de compte est le change de sa métamorphose.
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The will of the human species to survive in the present context, of which the collapse as much as the taking care of a damaged world are the privileged expressions, if it is very understandable individually, seems to me to carry consequences that we must know how to measure.
Indeed, the conditions of life on this planet seem to be undergoing profound changes, opening up the possibility of extinction in the near future. The apparent characteristic of this extinction is that it is the result of our production and consumption activities. This causality leads to an ambivalent feeling: a mixture of guilt and willingness to solve the problem, since in the end we would be responsible for it and what we suffer and what we make other living beings suffer, we would be the cause and we would be the only ones able to go up and down the thread of this causality. This mixture produces, after a certain amount of time of observing the human world as it is, the impression of pressing the accelerator just before the accident, that is to say, of being cursed.
The reduction of hyperobjects to their psychological dimension through the criticism of pessimism, which would result in the inaction of the “what’s the point”, appears to be a strategy to bring them back again to anthropocentrism.
The criticism of anthropocentrism and anthropomorphism is not a buzzword of the time, a fad, but is indeed a necessary dimension for understanding the current context. For it is indeed in the fact of considering everything according to a human dimension, and from this dimension, it is indeed this reduction of perspective that is also ontological, that induces a use of technique as a way of reducing what is (the irreducible multiplicity of beings, living beings and things) to one and the same thing (the human being also considered according to a unity that is not without consequence on the irreducible multiplicity of human beings).
From then on, the appeal to the survival of the human species, beneath its sympathetic exterior, carries with it a destructive boarding that transforms the Earth into a world that can be exploited. To better understand our criticism of this exceptionalism of the human being, which is theological at its core, we can compare it to the feeling of individual finitude. For what is more morbid and immature than a human being who does not accept his death? And how would this acceptance lead him not to enjoy his existence? What we have managed to do on an individual level, we must realize for the species that we are: pessimism is not what we think it is.
This acceptance of generalized finiteness (by which the notion of sacrifice would probably have to be carefully rethought) must lead us to rethink extinction and hylemorphism, that is, the relationship between form and matter. The former should not only be considered as the fruit of our activity, and a severe deconstruction of the concept of anthropocene should be carried out in this field, which continues to operate, whatever the cost, a reduction of ontology to anthropology, since this epoch of the Earth would be reduced to being only the fruit of human causality. This is not in any way to deny the consequences of industrialization and the emotional world that emerged with it, but only to avoid bringing any prospect of annihilation back to the human being.
For the second, I would like to distinguish an identity-based and hegemonic humanism in which the human being is seen as a concept, as an exceptional entity (exceptionality sometimes self-given by the detour of the divine), as a determined matter and form. This anthropological identitarianism has been the justification for all the massacres of certain humans towards other living beings and other entities, some of which were human.
There is an a-identity humanism, which we would like to call trans if this word was not already used by transhumanism, and which twists the hylémorphism of our species, that is to say the agreement of a matter and a form. This second humanism is not human, because it perceives the cry of another matter in its form, of a matter that was before it, before its formation, and that will be after it, so that the “he”, the “she” are not, the being is only the change of form. This matter is metamorphosis, for it is not the form that changes, the form is only a stasis of metamorphosis.
This second humanism is not a concept, but an emotion, the emotion of not being oneself, of not being one’s own, of not belonging to oneself, and therefore, in return, of not being able to appropriate other beings. This emotion is the live of the anonymous, in the deepest part of oneself, the self-less. It does not belong to any conceptual generality, but to a radical disappropriation in phase with the metamorphic flows. At the heart of this ahumanity, the human species has its place, but no more and no less than all other entities, organic and inorganic, living and dead, for in metamorphosis there is no more difference between one and the other. Human exceptionalism separates the living that we are from all other things by absolutes, by deliberation, and since this separation does not exist, we operate it, we force it, we realize it technically, at any cost, by consuming the Earth. This explains the ambivalence of anthropocentric survival, because everything happens as if our species can only become itself, that is to say, go from self to self, within a determined history and context, if an ontological secession is carried out, the price of this secession being the “own” price of its survival. Survival is without its own, it is not brought back to itself by itself, but by the other, that is to say by the multiplicity which in the end is the change of its metamorphosis.