His Story: des histoires possibles de la vie / possible stories of life
Il est peut-être difficile d’expliquer mes sentiments mêlés face à ces images étranges qui me semblent fort différentes de la multiplication sur les réseaux sociaux de selfies standardisés réalisés avec une IA. J’aimerais pouvoir décrire le plus précisément et sincèrement possible ce que je ressens en voyant ces images s’accumuler sur mon disque dur lorsque je les « révise » pour les sélectionner.
Il y a un sentiment d’amusement au premier abord mêlé de stupéfaction de se voir comme un autre, dans d’autres temps et dans d’autres situations que ceux qu’on a effectivement vécu et qui constituent habituellement la preuve, la trace du réalisme photographique.
Puis à réfléchir et à les ressentir avec plus d’acuité, on voit se dessiner une autre tonalité affective. Car ces images sont des images possibles, qui ressemblent finalement à ces existences qui n’ont pas été vécues et qui nous accompagnent tout au long de notre existence, lorsque dans le secret de notre obscurité nous ouvrons le champ des possibles. Ces existences possibles ne relèvent pas à mon avis du régime du fantasme, mais plutôt de la nécessité d’une existence qui va au-delà de la vie et d’une polarisation entre la factualité de la vie vécue et les spéculations des existences possibles. C’est à mon sens ce partage qui constitue le sentiment même d’exister : cette réflexivité suppose une fissure, un décalage ou une facticité. J’utilise ici le mot « existence » pour désigner le possible et « vie » pour désigner la factualité.
Ces images sont donc des images possibles d’autres temps et d’autres situations que celles que j’ai vécu, mais d’une certaine façon j’étais égyptien à l’âge de 8 ans, j’ai vraiment été regardé par le scribe accroupi du haut de ses millénaires, j’ai été un habitant de l’Acropole, j’ai observé les dinosaures dans la forêt de Fontainebleau, et j’ai rencontré Holderlin lorsqu’il rentrait dans sa maison maternelle, j’ai été un juif autrichien dans les années 20 et 30, j’ai suivi les cours de Heidegger à Marburg peu près au même moment et j’ai eu quelques cours particuliers avec Kant dans sa maison, j’ai été très proche de Max Ernst, j’ai aussi rencontré Paul Thek alors que nous étions à Manhattan et, comble de la bizarrerie, j’ai connu Jean-François Lyotard spéculativement avant de le rencontrer effectivement etd ‘autres encore. Ce que j’ai vécu dans ma vie n’a pas été seulement factuel, mais aussi possible (la culture est un des accès essentiels aux existences possibles), et ces possibles ont laissé des traces dans ma vie, ils ont été expérimentés selon leur mode d’être particulier.
Ces images signalent ce partage entre la factualité et le possible et je ne peux m’empêcher en les observant de penser aussi à l’autobiographie de Jean-Luc Godard, se partageant aussi entre JLG/JLG (1994) et Histoire(s) du cinéma (1988-1998), car sans doute a-t-il réellement été l’histoire du cinéma, sans doute sa vie a été entre les images et sans doute a-t-il été le 20e siècle dans sa totalité. Voilà pour la vérité du possible.
J’ai été (nous sommes) hanté par d’autres existences que ma vie non pas que cette multitude soit un fantasme s’opposant à la réalité factuelle, mais plutôt que je ne pouvais vivre ma vie qu’au regard d’existences possibles, comme si une pulsion me poussait à sortir de moi, à sortir de l’ici et du maintenant et à appartenir à l’histoire humaine et à l’histoire de la Terre, de l’univers en son entier quand enfant j’observais lors d’une nuit d’été les étoiles me sentant perdu. J’ai existé parce que l’existence allait au-delà de ma vie.
Ces images me font un effet assez proche de celui que j’ai rencontré lorsque j’ai écrit le roman « Internes », sentiment que j’essaye d’approcher dans l’entretien avec Aurélie Cavanna. Le désir d’une aliénation positive et active, volontaire et libidinal, d’une perte de soi dans quelque chose d’autre et de l’autre en soi : l’induction statistique culturelle comme une altérité.
Avec ces images, ou plus exactement ces images en tant qu’elles sont observées par moi, c’est comme si l’induction statistique disait des existences possibles auxquelles je n’avais pas encore pensé, mais que je reconnais dans leur étrange familiarité. Un doublement même de la distance qui me fait traverser l’histoire du XXe siècle, histoire que d’une certaine manière j’ai vécu en voyant des œuvres et en lisant des livres, en parcourant des auteurs qui m’ont donné l’illusion d’opérer dans un champ historique et d’avoir ma place, folle ambition, dans l’histoire elle-même. Elles sont sans doute les images les plus véridiques d’un point de vue existentiel et rejoue la facticité qui s’ouvre entre le factuel et le possible. Au moment où la nuit s’avance, imaginer un autre embranchement ou tout simplement d’autres possibles sans causalité avec la vie factuelle, ne pas nécessairement se poser la question du « si… alors », mais du « et encore ». Je crois que chacun d’entre nous a vécu les replis de ces existences possibles qui ne sont pas des fantasmagories restant lettre morte et sans conséquences, mais qui ont un impact sans doute aussi important sur nous (sur la constitution même du sens d’exister) que le déroulement des faits de la vie. Ces images opèrent comme un programme hallucinatoire qui nous plonge individuellement dans la multiplicité paramétrique de l’histoire collective et me permet de me voir là où je n’ai pas été, à des époques que je n’ai pas vécu, au-delà de la factualité individuelle pour rejoindre l’histoire dont j’ai toujours fait partie. Elle est une manière de documenter ce qui n’a pas de lieu, ce qui est possible et ouvre l’existence au-delà de la vie, ressuscitant ce qui n’a jamais eu lieu.
* Le titre His Story provient du nom que j’avais donné à un des trois chapitres du projet Sous Terre en 1999-2000 où je tissais un lien entre l’histoire de Sarajevo au XXe siècle et ma propre existence.
It may be difficult to explain my mixed feelings about these weird images, which seem very different from the proliferation of standardized selfies taken with an AI on social networks. I wish I could describe as accurately and sincerely as possible how I feel about these images accumulating on my hard drive as I “review” them for selection.
There is a feeling of amusement at first mixed with amazement to see oneself as another, in other times and situations than those one has actually lived and which usually constitute the proof, the trace of photographic realism.
Then to reflect and to feel them with more acuity, we see taking shape another affective tonality. For these images are possible images, which finally resemble those existences that have not been lived and that accompany us throughout our existence, when in the secret of our darkness we open the field of possibilities. In my opinion, these possible existences do not belong to the regime of fantasy, but rather to the necessity of an existence that goes beyond life and of a polarization between the factuality of the lived life and the speculations of possible existences. It is in my opinion this division which constitutes the very feeling of existing: this reflexivity supposes a crack, a shift or a facticity. I use here the word “existence” to designate the possible and “life” to designate the factual.
So these images are possible images of other times and other situations than the ones I lived, but somehow I was an Egyptian at the age of 8, I was really looked at by the crouching scribe from the top of his millennia, I was an inhabitant of the Acropolis, I watched the dinosaurs in the forest of Fontainebleau, and I met Holderlin when he was coming home to his mother’s house, I was an Austrian Jew in the 20s and 30s, I attended Heidegger’s classes in Marburg around the same time and had some private classes with Kant in his house, I was very close to Max Ernst, I also met Paul Thek while we were in Manhattan, and, to top it all off, I knew Jean-François Lyotard speculatively before I actually met him. What I have experienced in my life has not only been factual, but also possible (culture is one of the essential accesses to possible existences), and these possibilities have left traces in my life, they have been experienced in their particular mode of being.*
These images signal this division between factuality and possibility, and I cannot help but think, while observing them, of Jean-Luc Godard’s autobiography, also divided between JLG/JLG (1994) and Histoire(s) du cinéma (1988-1998), because without a doubt he was really the history of cinema, without a doubt his life was between images, and without a doubt he was the 20th century in its totality. So much for the truth of the possible.
I (we) have been haunted by other existences than my life, not that this multitude is a fantasy opposed to the factual reality, but rather that I could only live my life in the light of possible existences, as if an impulse pushed me to get out of myself, to get out of the here and now and to belong to the human history and to the history of the Earth, of the universe as a whole, when as a child I was observing the stars on a summer night feeling lost. I existed because existence went beyond my life.
These images give me an effect quite close to the one I encountered when I wrote the novel “Internes”, a feeling I try to approach in the interview with Aurélie Cavanna. The desire of a positive and active alienation, voluntary and libidinal, of a loss of oneself in something else and of the other in oneself: the cultural statistical induction as an alterity.
With these images, or more exactly these images in so far as they are observed by me, it is as if the statistical induction says possible existences to which I had not yet thought, but which I recognize in their strange familiarity. A doubling of the distance that makes me cross the history of the twentieth century, a history that in a certain way I have lived by seeing works and reading books, by going through authors who have given me the illusion of operating in a historical field and of having my place, a crazy ambition, in history itself. They are undoubtedly the most truthful images from an existential point of view and replay the facticity that opens up between the factual and the possible. As the night advances, imagine another fork in the road or simply other possibilities without causality with the factual life, not necessarily asking the question of “if… then”, but of “and again”. I believe that each one of us has experienced the folds of these possible existences which are not phantasmagorias remaining dead letter and without consequences, but which have an impact undoubtedly as important on us (on the very constitution of the meaning of existing) as the unfolding of the facts of life. These images operate as a hallucinatory program that plunges us individually into the parametric multiplicity of collective history and allows me to see myself where I have not been, in times that I have not lived, beyond individual factuality to the history of which I have always been a part. It is a way of documenting what has no place, what is possible and opens up existence beyond life, resurrecting what never happened.
- The title His Story comes from the name I gave to one of the three chapters of the Sous terre project in 1999-2000, in which I linked the history of Sarajevo in the twentieth century with my own existence.