Génération : entre production et consommation
La relation entre l’humain et la technologie s’articule aujourd’hui autour d’une tension fondamentale entre production et consommation. Cette distinction, souvent négligée dans les débats contemporains, mérite d’être approfondie, car elle détermine notre rapport aux infrastructures techniques, particulièrement dans le contexte des technologies génératives.
Un des malentendus articulant les débats est précisément cette distinction entre les relations de production et de consommation technologiques. En effet, une même infrastructure peut être orientée vers l’une ou l’autre et les grandes entreprises technologiques ont transformées une partie de la production populaire en consommation effrénée de leurs technologies.
Une dualité
Qu’on me permette d’aborder cette question de manière autobiographique : enfant et adolescent, je n’ai pour ainsi dire jamais joué avec une machine. J’aimais observer mes cousins manier leurs manettes d’Atari 2600 et mon frère s’amuser avec sa calculatrice programmable acheté chez Duriez à Odéan, puis son ZX81, Oric-1 et Oric Atmos, mais je n’y touchais pas. Sans doute un peu intimidé, je ressentais que ce n’était pas mon monde. Je n’ai demandé à m’équiper d’ordinateur qu’au moment où des logiciels d’écriture, de composition musicale et surtout de dessin sont apparus. Il m’est difficile de comprendre pourquoi je ne jouais pas avec les machines et où plus précisément pourquoi pour moi jouer c’était produire quelque chose avec. Je les ai toujours intimement envisagées comme des machines de production permettant de réaliser ce que je faisais déjà en peinture. Je n’ai jamais eu, jusqu’à présent, que ce seul lien avec elles.
Cette expérience personnelle illustre la distinction entre deux modes d’existence technologique. La même infrastructure technologique peut être orientée vers la production ou la consommation selon l’approche de l’utilisateur. Cette dualité ne relève pas simplement d’une intention subjective, mais constitue deux modes d’existence technologique distincts qui s’enracinent dans des rapports différents à l’outil.
Dans le rapport productif, l’utilisateur entretient une relation d’exploration approfondie avec la technologie. Il y consacre un temps considérable, développe une connaissance intime de ses mécanismes et l’intègre comme extension de ses capacités créatives préexistantes. La technologie devient alors un moyen de transformation et d’aliénation de pratiques déjà établies, comme c’était le cas dans mon exemple où je voyais dans l’ordinateur un prolongement de ma pratique picturale.
À l’inverse, le rapport consommateur se caractérise par une relation éphémère. L’utilisateur adopte la technologie comme un service prêt à l’emploi, sans nécessairement comprendre ou explorer ses mécanismes sous-jacents. Cela lui reste extérieur. Ce mode d’interaction privilégie l’immédiateté du résultat sur le processus, la facilité d’accès sur la maîtrise technique, et s’inscrit souvent dans des dynamiques sociales de conformité grégaire plutôt que d’expression individuelle.
La technologie comme a posteriori du transcendantal
On comprend mieux ce qui sépare et entrelace une démarche de production artistique d’une entreprise de consommation commune. Un logiciel de génération de médias permettra l’un et l’autre au travers des mêmes mécanismes, même si dans le cas de la production ceux-ci sont approfondis et qu’on y dépense un temps incommensurable à la seconde. C’est précisément parce que le même logiciel avec les mêmes fonctions peut s’appliquer à la production ou la consommation selon l’approche existentielle de l’utilisateur, que l’on confond la plupart du temps les deux.
Cette confusion est liée au fait qu’on croit pouvoir penser l’IA en ne considérant qu’une part de l’édifice, les logiciels et l’infrastructure dont on conclut rapidement une super ou hyperstructure idéologique. Par là, on oublie l’autre partie du puzzle qui n’est pas même l’être humain dans son autonomie, mais la manière dont il se rapporte aux technologies et dont elles se rapportent à lui.
Une erreur courante consiste à considérer la technologie comme un simple outil neutre que l’humain, dans son autonomie supposée, peut librement choisir d’utiliser d’une façon ou d’une autre. Cette vision instrumentale néglige un aspect fondamental : la technologie constitue un « a posteriori technique » qui détermine les facultés mêmes de l’utilisateur.
En d’autres termes, nos facultés cognitives et sensibles (perception, entendement, raison, imagination) sont profondément modelées par les technologies que nous utilisons. Nous ne sommes pas des sujets autonomes qui manipulent des objets techniques passifs, mais des entités engagées dans une relation dialogique avec ces technologies. Ce dialogue transforme réciproquement l’humain et la machine, créant une boucle de rétroaction continue.
Cette conception s’oppose au modèle aristotéliucien traditionnel qui placerait l’être humain au centre comme pilote souverain de la technologie. Dans la réalité, producteur et consommateur sont tous deux déterminés par l’infrastructure technique, mais ils s’y rapportent différemment, ce qui fait diverger deux superstructures technologiques distinctes.
La mémétique générative comme consommation planétaire
Il est difficile de rendre sensible cette émotion particulière de l’enfant que j’étais face à la production et son désintérêt pour la consommation. Cette dernière prend aujourd’hui la forme de ces mèmes d’usage où des images sont générées à la manière d’un anime japonais célèbre, de boîtes de jouets, etc. En quelques jours, des millions de personnes veulent leur Miyazaki, elles désirent se mettre dans une boîte qui ressemble fort à une tombe, et puis cela disparaît pour prendre quelques jours plus tard d’autres formes. Ils désirent tous la même chose au même moment parce qu’ici la génération devient l’expression d’une grégarité planétaire, d’une consommation de la génération plutôt que d’une génération productive.
Ces phénomènes viraux liés aux technologies génératives illustrent parfaitement le mode consommateur. Ces « mèmes d’usage » témoignent d’une relation consumériste à la génération et présentent plusieurs caractéristiques significatives :
- Temporalité éphémère : Ces phénomènes apparaissent soudainement, mobilisent une attention massive, puis disparaissent tout aussi rapidement pour être remplacés par d’autres tendances.
- Homogénéité grégaire : Des millions d’utilisateurs produisent des contenus similaires au même moment, révélant une forme de grégarité planétaire facilitée par les réseaux numériques.
- Uniformisation des désirs : La génération devient paradoxalement le vecteur d’une standardisation plutôt que d’une diversification créative et reproduit donc les affects hérités de l’industrialisation.
- Absence d’agentivité véritable : Malgré l’apparente participation active (l’utilisateur doit entrer des prompts, faire des choix), ce type d’usage reflète une forme de passivité structurelle où l’individu s’insère dans des cadres préétablis plutôt que de les transformer.
Il y a bien sûr une intelligence implicite des multitudes. Devenir un personnage de Ghibli c’est faire une « blague » à Miyazaki, critique de l’IA, c’est transformer ses dessins en un univers positif où chacun sourit et semble hébété. Mais d’un point de vue individuel, cette mémétique, qui fascine les médias classiques de masse, est la généralisation d’une relation consommatrice à la génération et une absence d’agentivité véritable.
L’approche productive comme relation expérimentale
À l’opposé de cette consommation générative se trouve la production générative, caractérisée par une approche expérimentale et exploratoire. Dans ce mode, l’utilisateur ne cherche pas la gratification immédiate du résultat attendu ou la participation à un phénomène collectif, mais s’engage dans un processus d’exploration ouvert.
Cette approche implique :
- Un investissement temporel considérable : Contrairement à la génération consommatrice qui privilégie l’instantanéité, la production déploie un temps infini d’exploration qui affecte notre finitude.
- Une relation dialogique approfondie : L’utilisateur entre dans un véritable dialogue avec la technologie, apprenant progressivement à comprendre ses logiques internes qui le renvoient à ses propres logiques et automatismes.
- Une continuité avec des pratiques antérieures : Comme dans mon expérience personnelle où j’abordais l’ordinateur dans le prolongement de ma pratique picturale, la production générative s’inscrit souvent dans la continuité d’une démarche créative préexistante.
- Une dimension expérimentale : La production ne vise pas la démonstration ou la reproduction de modèles établis, mais l’exploration de possibilités nouvelles.
Au-delà du dualisme
Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas de distinguer deux usages, l’un actif-productif, l’autre passif-reproductif-mémétique, ce qui impliquerait de remettre l’être humain au centre de la scène et ranimer l’autonomie humaniste qui serait seule capable de piloter, gouverner, commander l’IA. Il s’agit de déterminer deux manières de se rapporter à une infrastructure technique faisant diverger deux superstructures technologiques.
L’hyperstructure ne désigne pas simplement l’infrastructure matérielle et logicielle, mais l’ensemble des relations, pratiques, valeurs et imaginaires qui s’organisent autour de la technologie.
Dans le cas de la consommation générative, l’hyperstructure tend vers :
- Une temporalité accélérée et fragmentée
- Une socialisation mimétique et grégaire
- Une standardisation des expériences esthétiques
- Une dépendance aux plateformes centralisées
- Une utilisation intensive, mais superficielle des ressources
Dans le cas de la production générative, l’hyperstructure s’oriente vers :
- Une temporalité ralentie et approfondie
- Une individualisation des parcours d’apprentissage
- Une diversification des expériences esthétiques
- Une recherche d’autonomie relative
- Une utilisation potentiellement plus rationalisée des ressources grâce à leur localisation
La dimension écologique du problème
La génération artificielle n’a ni infrastructure, ni hyperstructure inhérente, essentielle et unifiée. Elle peut être productive, et par là même expérimentale, cherchant moins le test, la démo, le mème, qu’elle ne perd un temps infini à l’explorer, comme elle peut être consommatrice et consumatrice de ressources, dans la brûlure planétaire.
Cette dimension écologique est cruciale. La génération consommatrice, par son caractère massif, éphémère et répétitif, tend à maximiser l’utilisation des ressources computationnelles sans nécessairement maximiser la valeur produite. Des millions d’utilisateurs générant des images similaires simultanément représentent une consommation énergétique considérable pour une production dont la valeur individuelle et collective peut être questionnée. Elle surutilise des ressources parce qu’elles passent d’un modèle à un nouveau modèle et que c’est le calcul du modèle général qui est le plus couteux, les générations individuelles l’étant beaucoup moins.
À l’inverse, la génération productive, bien qu’elle puisse également être exigeantes en ressources, tend à valoriser davantage chaque utilisation par l’apprentissage, l’exploration et la création qu’elle permet. En ce sens, le rapport à la ressource computationnelle diffère qualitativement et quantitativement en terme de consumation parce qu’elle peut utiliser le même modèle général pour des résultats différents.
Une épistémologie technique comme existence
L’infrastructure générative n’a pas d’essence unifiée ni de destination prédéterminée — elle peut être orientée vers la production comme vers la consommation. Cette indétermination constitutive des technologies génératives révèle un aspect fondamental : nous nous trouvons face à un système technique dont les usages et les implications restent largement à définir.
Cette situation exige le développement d’une épistémologie technique capable d’analyser non seulement les infrastructures (les modèles, algorithmes, centres de données) ou les superstructures idéologiques qu’on leur attribue souvent trop rapidement, mais également les relations existentielles que nous établissons avec ces technologies.
Une telle épistémologie devrait interroger :
- Comment les différents modes d’usage déterminent des superstructures technologiques divergentes
- Comment nos facultés cognitives sont façonnées par ces relations techniques
- Comment s’articulent les dimensions individuelles et collectives de ces usages
- Quelles conséquences écologiques, sociales et politiques découlent de ces différents rapports à la technologie
La distinction entre production et consommation générative dépasse largement une simple catégorisation des usages. Elle révèle deux manières fondamentalement différentes de s’inscrire dans le monde technique contemporain, chacune façonnant non seulement la technologie, mais aussi les humains qui l’utilisent.
L’enjeu n’est donc pas de privilégier artificiellement un mode sur l’autre, mais de comprendre comment ces deux rapports à la génération déterminent des trajectoires divergentes pour notre avenir technologique. En reconnaissant cette dualité fondamentale, nous pouvons commencer à élaborer une relation plus consciente et réfléchie aux technologies génératives, capable de dépasser aussi bien l’instrumentalisme naïf que le déterminisme technologique.
La génération n’est ni intrinsèquement productive ni intrinsèquement consommatrice — elle devient l’un ou l’autre selon le rapport existentiel que nous établissons avec elle. C’est dans cette indétermination constitutive que résident sa réponse à la finitude.