De la généralisation en art
Ils souhaitaient des idées, des méthodes à appliquer, des choses à proposer. Ils passaient de leurs pratiques à celles des autres, désirant sans doute prolonger leur désir au-delà d’eux-mêmes : “Voilà comment il faut faire” disaient-ils, imaginant sans doute une œuvre qui engloberait toutes les œuvres comme manière de faire, comme manière de procéder. Chaque artiste pouvait être tenté par une telle entreprise de généralisation. Certains s’y engageaient avec naïveté, oubliant sans doute ce qu’il y avait de singulier dans une telle démarche, la volonté de puissance que cachait finalement cette apparente générosité.
Le désir de méthode nous apparaît toujours sous le voile d’une certaine bienveillance, d’une main tendue vers l’autre : voici comment faire, voici comment procéder, comme si le processus créatif pouvait se détacher de la chair même qui l’habite, comme si la pensée pouvait se dissocier du corps qui la produit. Curieuse ambivalence de cette générosité méthodologique qui, tout en prétendant offrir des chemins à suivre, impose subrepticement une cartographie universelle des possibles. Car qu’est-ce qu’une méthode sinon l’abstraction d’un parcours singulier, la transformation d’une expérience vécue en un modèle reproductible ? Et cette transformation n’est-elle pas déjà une forme de violence, l’effacement des aspérités, des accidents, des contingences qui font la texture même de toute création authentique ?
Ils pouvaient investir la méthodologie, en expliquant par exemple qu’il fallait s’inspirer de la gestion de projet chez les ingénieurs. Nul ne contestait cette possibilité, mais le fait de vouloir l’appliquer à un autre corps, à un autre désir que le sien avec quelque chose de risible et d’autoritaire. Sans doute aurait-il fallu en rire, si tout ceci ne s’institutionnalisait pas rapidement.
La fascination pour les méthodes issues de l’ingénierie révèle ce paradoxe fondamental : comment penser le flux imprévisible de la création à travers les grilles rigides de la planification ? L’ingénieur travaille à réduire l’incertitude, à prévoir les accidents, à anticiper les résistances de la matière ; l’artiste, au contraire, fait de ces résistances mêmes le matériau de son œuvre, accueille l’accident comme une opportunité, cultive l’incertitude comme un terreau fertile. Étrange renversement : là où l’ingénieur cherche à dompter le flux, l’artiste s’y abandonne, s’y dissout parfois, pour mieux en saisir les courants souterrains, les remous imperceptibles. Mais cette différence essentielle s’estompe dans le discours méthodologique qui, sous prétexte d’efficacité, impose à la création artistique les temporalités linéaires, les causalités simples, les objectifs prédéfinis de la production industrielle.
Et que dire de cette institutionnalisation galopante qui transforme des intuitions singulières en programmes pédagogiques, en critères d’évaluation, en grilles de lecture ? N’y a-t-il pas dans ce mouvement même une trahison de l’esprit qui animait ces intuitions ? Les flux de la pensée créatrice se figent en formules, en recettes, en protocoles que l’on applique mécaniquement, sans plus interroger leur pertinence ni leur origine. La méthode devient dogme, le processus devient procédure : le moyen se substitue à la fin, et l’on finit par oublier ce que l’on cherchait au départ.
Ils pouvaient également croire que le logiciel libre était la solution, tant économique, politique que social. Le discours se faisait alors massif. Nul ne contestait, là encore, les intérêts de tels logiciels, mais le fait d’en appliquer la logique à tous projets, faisait changer de statut le “libre”. Ceci devenait ridicule : la discussion devenait technique, on laissait de côté les enjeux proprement artistiques, pour faire du “libre” une condition de possibilité et un préalable.
Le “libre” comme panacée universelle : voilà une autre métamorphose inquiétante de la pensée méthodologique. D’outil parmi d’autres, le logiciel libre devient principe, éthique, politique, esthétique même. Étrange glissement qui transforme un choix technique en posture morale : le médium dicte désormais le message, l’infrastructure commande au contenu. La liberté promue par ces logiciels – liberté d’accès, de modification, de distribution – se mue paradoxalement en contrainte lorsqu’elle s’érige en principe absolu. Car toute absolutisation est déjà une forme de clôture : en décrétant que seul le libre est légitime, on ferme d’emblée certaines voies d’exploration, on disqualifie a priori certaines expériences.
Le flux des possibles se rétrécit alors singulièrement : l’ouverture apparente cache une fermeture plus profonde, plus insidieuse peut-être. Les possibilités techniques offertes par le libre sont indéniables, mais en faire un préalable à toute création authentique, n’est-ce pas confondre l’outil et l’œuvre, le moyen et la fin ? N’est-ce pas oublier que la création naît souvent des contraintes mêmes qu’elle s’impose ou qui lui sont imposées, qu’elle se nourrit des résistances qu’elle rencontre, des détournements qu’elle opère ?
Les projets avec du “libre” étaient souvent teintés de quelque chose de politiquement correct et manquant d’ambiguïté. On oubliait aussi que le “libre” revenait à écarter la possibilité d’usages pop, fondés sur les pratiques courantes, par exemple en se basant sur des logiciels comme Powerpoint, Word, que sais-je encore. Utiliser le “libre” c’était se positionner d’une certaine façon dans la société dans le mesure où les logiciels en tant qu’outils sont des manières de faire.
L’ambiguïté : voilà peut-être ce qui manque le plus cruellement aux discours méthodologiques, ce dont ils se méfient comme de la peste. L’ambiguïté qui est au cœur de toute expérience esthétique véritable, cette oscillation permanente entre des significations multiples, cette indécidabilité féconde qui fait que l’œuvre nous échappe toujours un peu, même à nous qui la créons. Les projets nés sous le signe exclusif du “libre” souffrent souvent de cette clarté excessive, de cette transparence revendiquée qui, à force de vouloir tout montrer, finit par ne plus rien donner à voir.
Et que dire de ce refus des pratiques “pop”, de ces usages communs, quotidiens, parfois même triviaux, des outils numériques ? N’y a-t-il pas une forme d’élitisme déguisé dans ce rejet de ce que tout le monde utilise, dans cette valorisation exclusive des pratiques alternatives ? Le flux de la création ne s’alimente-t-il pas aussi de ces matériaux ordinaires, de ces formes banales qu’il détourne, transforme, réinvente ? L’art n’a-t-il pas toujours joué avec les codes de son temps, y compris les plus convenus, pour mieux les subvertir ?
Ce positionnement est un choix, il y a d’autres choix et d’autres relations même au positionnement d’une pratique artistique s’insérant dans des usages sociaux. Je me souviens de l’attitude de mépris lorsqu’avec Incident.net nous utilisions du flash, non par quelque positionnement stratégique ou politique, mais parce que nous voulions agencer des sons et des images, des vidéos et des signes, et qu’à cette époque seul ce logiciel le permettait.
Le choix d’un outil n’est jamais innocent, certes, mais il n’est pas toujours non plus aussi délibéré, aussi programmatique qu’on voudrait le croire. Parfois – souvent même – il répond simplement à une nécessité pratique, à un désir spécifique que seul cet outil-là permet de satisfaire dans l’instant. Flash, aujourd’hui disparu, honni, critiqué pour ses vulnérabilités et sa fermeture, n’était-il pas aussi le lieu de possibles inédits, l’espace où s’inventaient des formes nouvelles d’interaction, de narration, d’expression visuelle ? N’y a-t-il pas quelque chose de profondément injuste dans ce mépris rétrospectif qui juge les choix passés à l’aune des critères présents, qui fait comme si l’évidence d’aujourd’hui avait toujours été là ?
Le flux temporel lui-même est occulté par ces jugements anachroniques : on oublie que chaque époque a ses évidences, ses impasses, ses possibles spécifiques. On oublie que la création s’inscrit toujours dans un présent concret, avec ses contraintes propres, ses outils disponibles, ses horizons particuliers. Juger Flash à l’aune du HTML5 ou des standards actuels du web, n’est-ce pas commettre une double injustice : envers le passé qu’on défigure et envers le présent qu’on naturalise ?
D’un point de vue logique, il était facile de déconstruire de telles approches, pour préférer un langage du singulier, même si pour défendre ces singularités il fallait lutter parfois contre la pensée et contre le langage même parce qu’ils étaient instantanément porteurs de généralisation. Mais le problème était tout différent d’un point de vue social et institutionnel, dans le mesure où ces discours défendant une généralité constituaient une réponse à certaines angoisses : et si tout était différent ? Et si cette différence disloquait le langage comme outil de contrôle ?
La singularité : mot magique, talisman conceptuel que l’on brandit contre les périls de la généralisation. Mais qu’est-ce qu’une singularité qui pourrait se dire, se partager, se communiquer ? N’y a-t-il pas une contradiction fondamentale dans le projet même d’un “langage du singulier” ? Le langage n’est-il pas, par définition presque, l’outil même de la généralisation, le lieu où l’expérience unique se dilue dans le commun des signes partagés ? Étrange paradoxe : défendre la singularité suppose d’utiliser les armes mêmes qui la menacent, d’employer ce langage qui, en nommant, généralise déjà.
Mais cette difficulté logique se double d’une réalité sociale plus complexe encore : les discours méthodologiques, avec leur promesse de reproductibilité, de transférabilité, de généralité enfin, répondent à une angoisse profonde – celle de la différence radicale, de l’incommensurabilité des expériences, de l’incommunicabilité des œuvres. Car si tout est singulier, absolument singulier, comment puis-je encore espérer comprendre l’autre, être compris de lui ? Comment puis-je enseigner, transmettre, partager ? La méthodologie apparaît alors comme un rempart contre le vertige de la différence, comme une bouée à laquelle s’accrocher dans l’océan des singularités.
Et si cette différence disloquait le langage comme outil de contrôle ? Voilà peut-être la question fondamentale, celle qui fait trembler les institutions sur leurs bases, celle qui explique cette frénésie méthodologique qui s’empare périodiquement des mondes de l’art, de l’éducation, de la recherche. Car le langage est bien cet outil de contrôle par excellence, ce dispositif qui permet de réduire l’inconnu au connu, l’inouï à l’entendu, l’inédit au déjà-dit. Que deviendrait ce pouvoir si la différence était telle qu’elle échapperait à toute mise en mots, à toute catégorisation, à toute généralisation ?
En trouvant des généralités (méthode, gestion de projet, etc.), ils tiraient contre leur propre camp.
Tirer contre son propre camp : la formule est forte, presque brutale. Mais n’est-ce pas précisément ce qui se joue dans cette quête éperdue de méthodes, de recettes, de formules reproductibles ? L’artiste qui cède à la tentation méthodologique abdique, d’une certaine manière, sa souveraineté créatrice : il se soumet volontairement à des cadres préétablis, à des procédures standardisées qui sont l’antithèse même de la liberté qu’il revendique par ailleurs. Étrange auto-sabotage qui consiste à vouloir enfermer le flux imprévisible de la création dans les canaux étroits de la méthode.
Car ce qui fait la puissance de l’art, sa capacité à nous surprendre, à nous émouvoir, à nous transformer, n’est-ce pas précisément cette ouverture radicale à l’imprévu, cette disponibilité à l’accident, cette capacité à accueillir ce qui vient sans l’avoir programmé ? La méthode, avec sa prétention à tout prévoir, à tout contrôler, à tout reproduire, n’est-elle pas l’ennemie jurée de cette ouverture ? En cherchant à maîtriser le flux, n’en tarit-on pas la source même ?
Peut-être faut-il alors apprendre à naviguer entre ces écueils symétriques : celui d’une méthodologie rigide qui étouffe toute singularité et celui d’un culte de la singularité qui rendrait impossible tout partage, toute transmission. Peut-être faut-il penser le flux créatif non comme ce qui s’oppose à la méthode, mais comme ce qui la traverse, la déborde, la revivifie constamment. Car si la création est bien ce mouvement imprévisible qui nous emporte au-delà de nos intentions conscientes, elle n’en suppose pas moins une discipline, une attention, une présence qui sont aussi des formes de méthode.
Le flux et la méthode : non pas comme des termes opposés d’une alternative impossible, mais comme les pôles complémentaires d’une tension féconde. Une méthode qui saurait accueillir le flux sans prétendre le canaliser entièrement ; un flux qui trouverait dans la méthode non pas une contrainte extérieure, mais une structuration interne, un principe d’organisation immanent. Il ne s’agit pas de choisir entre la rigueur et la liberté, mais de comprendre que la véritable rigueur est au service de la liberté, tout comme la liberté authentique suppose une certaine forme de rigueur.
Ainsi, au lieu de tirer contre notre propre camp, peut-être pourrions-nous imaginer des formes de partage qui ne sacrifient ni la singularité des expériences ni la possibilité d’une communauté des créateurs, des formes de transmission qui ne réduisent pas la création à un ensemble de procédures reproductibles, mais qui ouvrent plutôt des espaces où chacun puisse inventer sa propre manière d’être au flux, sa propre façon d’habiter la création.