Fond résiduel / Residual Background
https://chatonsky.net/netsleeping/
L’insomnie ne relève plus d’une simple pathologie clinique, comme l’a démontré Crary dans “24/7 : Le capitalisme à l’assaut du sommeil” (2013, traduit en français en 2014 aux éditions Zones/La Découverte), elle désigne désormais une condition existentielle spécifique qui émerge à l’intersection de dispositifs techniques particuliers et de configurations socio-économiques déterminées. Nous n’arrivons plus à dormir ; ou plutôt, une fraction croissante de la population urbaine connectée des métropoles occidentales ne parvient plus à s’endormir selon les modalités traditionnelles de la césure entre veille et sommeil. Cette incapacité n’est pas déficience mais symptôme : elle révèle l’ampleur d’une transformation anthropologique où certaines subjectivités se trouvent constituées par une texture technique qui excède la distinction classique entre l’humain et ses outils. Mais de quelle texture technique parlons-nous précisément ? Il ne s’agit pas de « la technique » comme essence métahistorique, mais de dispositifs bien spécifiques : les smartphones avec leurs applications de streaming (Spotify, YouTube, Netflix), les tablettes équipées d’algorithmes de recommandation, les assistants vocaux (Alexa, Google Home) qui peuplent désormais les chambres à coucher. Ces objets techniques, apparus massivement entre 2007 (iPhone) et 2020 (généralisation pandémique), constituent un système technique au sens de Bertrand Gille, un ensemble d’interdépendances stables caractérisant une époque donnée.
Le Gestell heideggerien, ce dispositif d’arraisonnement qui transforme tout étant en fonds disponible, ne se limite plus à la nature extérieure : il colonise désormais les territoires les plus intimes de notre être-au-monde. Mais cette colonisation n’est ni totale ni uniforme. Elle procède par captures successives, par zones d’intensité variable. Le sommeil devient ressource à exploiter pour certains segments de population (cadres hyperconnectés, digital natives, travailleurs du cognitariat) tandis que d’autres (personnes âgées, populations rurales, communautés pratiquant la déconnexion volontaire) maintiennent des rapports au sommeil moins médiatisés techniquement. Cette hétérogénéité doit nous alerter : parler d’un « nous » universel risque de masquer les différenciations sociales et les rapports de pouvoir spécifiques qui organisent notre relation aux dispositifs techniques.
Nous sommes désormais contraints, terme dont il faudra interroger l’ambiguïté entre nécessité externe et désir intériorisé, d’écouter sur une tablette ou un téléphone portable des sons, de voir des images, de convoquer des flux audiovisuels comme condition de possibilité de l’endormissement lui-même. Mais « contraints » par qui, par quoi ? Cette contrainte relève-t-elle d’une nécessité ontologique ou d’une configuration sociotechnique spécifique ? La tablette numérique devient ici pharmakon au sens le plus strict : à la fois poison et remède, selon les usages, les dosages, les contextes. Poison lorsque les algorithmes de recommandation de Netflix prolongent indéfiniment le visionnage par la fonction autoplay, capturant l’attention au-delà de toute intention initiale, fragmentant le sommeil par la lumière bleue des écrans qui perturbe la production de mélatonine. Remède lorsqu’une personne souffrant d’acouphènes trouve dans une application de bruit blanc le seul moyen d’atténuer ses symptômes, lorsqu’un migrant écoute chaque soir des enregistrements vocaux de sa famille restée au pays, lorsqu’un enfant anxieux s’apaise grâce à une méditation guidée sur Calm ou Headspace. Ce que Bernard Stiegler nomme rétention tertiaire, cette extériorisation technique de la mémoire qui inscrit nos expériences temporelles sur des supports matériels, envahit ici le domaine même de l’inconscient selon des modalités ambivalentes qu’il serait simpliste de réduire à une aliénation univoque.
Les sons et images diffusés par nos appareils ne sont plus simplement des objets de perception (rétention primaire) ni des souvenirs réactivables (rétention secondaire) : ils constituent un nouveau type de trace qui précède et conditionne notre expérience subjective elle-même. Mais cette condition n’est pas destin. Considérons la différence radicale entre trois dispositifs techniques qui peuvent tous « accompagner » le sommeil : (1) Un disque vinyle de musique classique qui s’arrête après quarante minutes, imposant par sa matérialité même une limite temporelle et requérant une action physique pour être relancé. (2) Une application de méditation guidée comme Insight Timer, configurée pour s’éteindre automatiquement après une durée déterminée, respectant ainsi une certaine discrétion temporelle. (3) L’algorithme de recommandation de YouTube qui enchaîne automatiquement les vidéos selon une logique de maximisation du temps de visionnage, colonisant potentiellement toute la nuit. Ces trois configurations techniques produisent des rétentions tertiaires radicalement différentes et appellent des formes de subjectivité distinctes. Le Gestell n’est donc pas un destin uniforme mais un champ de possibilités différenciées.
Nous devons nous endormir avec celle-ci, accompagnés dans notre sommeil, et cette préposition avec porte en elle toute la complexité d’une relation qui n’est plus instrumentale mais ontologique. L’appareil devient ce que Stiegler appelle prothèse originaire, cette extériorité technique constitutive de l’humanité elle-même, mais portée ici à un degré d’intimité sans précédent. L’écran retourné vers le sol dont la pulsation lumineuse filtre encore vers la pièce obscure condense toute l’ambivalence de notre rapport à la technique : nous la tournons, nous feignons de nous en séparer, mais nous maintenons néanmoins sa présence. Pourtant, ce geste même, retourner l’écran, signale une forme de résistance, une tentative de négociation avec le dispositif technique. N’est-ce pas précisément dans ces micro-pratiques de détournement, d’ajustement, de bricolage quotidien que se loge la possibilité d’un autre rapport à la technique ? Certains développent des rituels de déconnexion progressive (mode avion une heure avant le coucher), d’autres utilisent des applications de filtrage de lumière bleue (f.lux, Night Shift), d’autres encore redécouvrent des pratiques contemplatives pré-numériques (lecture papier, écoute sans écran). Ces pratiques ne constituent pas un refus pur et simple de la technique mais une individuation au sens simondonien, un processus d’invention de nouvelles relations psycho-sociales avec nos milieux techniques.
Il y a comme une nervosité sous-jacente, quelque chose qui ne s’arrête pas, une vie au milieu du sommeil. Cette nervosité désigne moins un état émotionnel qu’une condition structurelle : l’impossibilité d’un arrêt, d’une véritable suspension. Heidegger caractérise la technique moderne par le Herausfordern, cette pro-vocation qui commet la nature à livrer son énergie extractible. Mais ce Herausfordern lui-même ne s’exerce pas uniformément : il prend des formes historiquement et géographiquement spécifiques. Dans le contexte du capitalisme de plateforme contemporain, cette provocation s’incarne dans des dispositifs précis : les notifications push qui fragmentent l’attention, les dark patterns (interfaces conçues pour maximiser l’engagement), les algorithmes de recommandation entraînés sur des millions de données comportementales. Cette nervosité n’est donc pas accidentelle mais fonctionnelle à une économie de l’attention théorisée par Herbert Simon dès 1971 et systématisée par les plateformes numériques qui transforment chaque seconde de vigilance en valeur extractible.
On pourrait dire que depuis que l’attention est devenue une économie, nous sommes aliénés selon les modalités décrites par Marx. Mais ce ne serait pas suffisant. Stiegler montre que la technique moderne bouleverse la structure même de notre temporalité. Les rétentions tertiaires ne se contentent plus de suppléer notre mémoire défaillante : elles formatent en amont ce que nous pourrons percevoir et nous remémorer. L’aliénation classique supposait une séparation entre le travailleur et le produit de son travail. Or, ce qui caractérise certaines configurations technologiques contemporaines, c’est l’abolition de cette extériorité pour une fraction de la population : nous sommes tissés avec des dispositifs spécifiques. Pourtant, cette texture n’est pas sans déchirures. Des mouvements sociaux émergent : le droit à la déconnexion inscrit dans le droit du travail français (loi El Khomri, 2016), les communautés low-tech qui développent des alternatives techniques sobres, les pratiques de digital detox qui se multiplient. Ces résistances ne constituent pas un rejet romantique de la technique mais une tentative de prendre soin, pour reprendre le concept stieglerien de care, de nos capacités attentionnelles menacées d’épuisement.
Nous sommes de plus en plus tissés avec certaines techniques de sorte qu’elles sont toujours un peu là à nos côtés. Et lorsque nous les quittons en nous endormant, nous voulons encore les tenir entre nos mains. Cette double préhension, tenir et être tenu, révèle ce que Heidegger nomme l’ambiguïté fondamentale du Gestell : nous ne sommes plus sujets maîtrisant des objets techniques, mais participants d’un dispositif qui nous précède. Mais Heidegger lui-même insiste sur le caractère double (Janus) du Gestell : à la fois accomplissement de la métaphysique et possibilité d’une autre pensée. Le Gestell n’est pas seulement menace, il est aussi « ce en quoi l’homme et l’être s’atteignent l’un l’autre en leur essence ». Cette ambivalence doit nous préserver de tout déterminisme technologique. L’appareil devient organon au sens stieglerien : non pas extension des capacités corporelles mais reconfiguration du schéma corporel. Tenir la tablette entre ses mains au moment du sommeil peut signifier aliénation, mais peut aussi signifier invention d’une nouvelle écologie du sommeil, appropriation singulière d’un dispositif selon des fins propres. Certaines pratiques artistiques contemporaines explorent précisément ces zones d’indétermination : des compositeurs créent des pièces musicales spécifiquement conçues pour l’endormissement (Sleep de Max Richter, huit heures de musique), des applications proposent des environnements sonores génératifs qui échappent à la logique de la recommandation algorithmique. Ces pratiques ne « résolvent » pas la contradiction mais l’intensifient, la transforment en question esthétique et existentielle.
Comme un fond résiduel, cette expression saisit la temporalité étrange de notre rapport à la technique. Le résidu désigne ce qui persiste au-delà de la fonction manifeste. Comme un bruit qui continue toujours, et cette métaphore sonore renvoie à ce fond rétentionnel qui n’est jamais complètement sélectionné chez Stiegler. C’est ce bruit de la technologie qui continue au-delà même de son usage. Cette continuité, ou cette impossibilité de la discontinuité, définit l’essence de certaines configurations techniques contemporaines : l’abolition de la discrétion (au double sens de séparation et de retrait) au profit d’un continuum où veille et sommeil, usage et non-usage se trouvent indistinctement mêlés.
Mais devons-nous nous résigner à cette description ? N’est-ce pas précisément dans l’écart entre cette tendance structurelle et les pratiques concrètes que se loge la possibilité du politique ? Des collectifs expérimentent des formes de vie qui ne rejettent pas la technique mais en réinventent les usages : communautés qui pratiquent des « sabbats numériques », espaces de coworking sans wifi après 18 h, architectures domestiques qui séparent physiquement les espaces de repos des zones connectées. Ces expérimentations ne constituent pas un retour impossible à un état pré-technique mais une invention de nouvelles relations au milieu technique. Stiegler parle d’adoption, ce processus par lequel une technique devient nôtre non par possession mais par appropriation créatrice. L’adoption n’est jamais passive : elle implique une transformation réciproque du sujet adoptant et de l’objet adopté.
Le Gestell, nous rappelle Heidegger, est ambivalent. N’est-ce pas précisément dans cette impossibilité de l’arrêt, dans ce fond résiduel qui persiste, que se révèle la tâche de notre époque ? Cette nervosité nocturne, ce bruit technique qui ne cesse jamais, signalent moins une aliénation définitive qu’un moment critique, celui où certains dispositifs techniques, devenus si intimement nôtres qu’ils habitent jusqu’à nos nuits, nous forcent à penser autrement notre être-au-monde. Non pas pour « résoudre » cette situation par un geste héroïque de maîtrise technique ou par un rejet romantique de la technologie, mais pour l’habiter autrement, pour inventer des arts de faire (De Certeau) qui détournent, ralentissent, filtrent les flux techniques selon des rythmes proprement humains. La question n’est plus « comment échapper au Gestell ? », question à laquelle il n’y a probablement pas de réponse, mais « comment habiter le Gestell de manière à préserver nos capacités d’attention, de mémoire, de rêve ? ». Comment cultiver, au sein même de l’arraisonnement, des zones de désœuvrement où le sommeil redevient possible non comme performance optimisée mais comme abandon, comme lâcher-prise, comme cette gelassenheit (sérénité) que Heidegger oppose précisément à la volonté de maîtrise technique ?
Cette interrogation ne conduit pas à un diagnostic apocalyptique mais à une exigence pratique : celle d’inventer, individuellement et collectivement, des techniques de soi qui ne soient pas simplement négation de la technique mais élaboration patiente de nouveaux rapports à nos prothèses. Car si nous sommes effectivement des êtres prothétiques, comme le démontre Stiegler, alors la question devient : quelles prothèses voulons-nous adopter ? Quels usages inventer ? Quelles formes de vie construire dans et contre le capitalisme de plateforme ? Le fond résiduel qui persiste dans nos nuits n’est peut-être pas seulement le signe de notre aliénation, il est aussi, paradoxalement, ce qui nous rappelle qu’un autre rapport à la technique reste toujours possible, que nous ne sommes jamais complètement déterminés par nos dispositifs, qu’un espace de jeu subsiste entre la tendance structurelle et l’existence concrète. C’est dans cet interstice fragile, toujours menacé, que se loge ce que Stiegler nomme pharmacologie : l’art de transformer les poisons en remèdes, non par optimisme naïf, mais par travail patient de différenciation, de discernement, de critique au sens kantien, établir les conditions de possibilité d’un usage émancipateur de ce qui nous aliène.
Insomnia no longer constitutes a mere clinical pathology; it now designates a specific existential condition emerging at the intersection of particular technical devices and determined socio-economic configurations. We can no longer sleep; or rather, a growing fraction of the connected urban population in Western metropolises can no longer fall asleep according to traditional modalities of the caesura between waking and sleeping. This incapacity is not deficiency but symptom: it reveals the extent of an anthropological transformation where certain subjectivities find themselves constituted by a technical texture that exceeds the classical distinction between the human and its tools. But of what technical texture are we speaking precisely? This is not about “technique” as a metahistorical essence, but about very specific devices: smartphones with their streaming applications (Spotify, YouTube, Netflix), tablets equipped with recommendation algorithms, voice assistants (Alexa, Google Home) that now populate bedrooms. These technical objects, which appeared massively between 2007 (iPhone) and 2020 (pandemic generalization), constitute a technical system in Bertrand Gille’s sense—a set of stable interdependencies characterizing a given epoch.
The Heideggerian Gestell, this dispositif of Arraisonnement (enframing) that transforms every being into available standing-reserve, is no longer limited to external nature: it now colonizes the most intimate territories of our being-in-the-world. But this colonization is neither total nor uniform. It proceeds through successive captures, through zones of variable intensity. Sleep becomes a resource to exploit for certain population segments (hyperconnected executives, digital natives, workers of the cognitariat) while others (elderly people, rural populations, communities practicing voluntary disconnection) maintain less technically mediated relationships to sleep. This heterogeneity should alert us: speaking of a universal “we” risks masking the social differentiations and specific power relations that organize our relationship to technical devices.
We are now constrained—a term whose ambiguity between external necessity and internalized desire must be interrogated—to listen on a tablet or mobile phone to sounds, to see images, to summon audiovisual flows as the very condition of possibility for falling asleep. But “constrained” by whom, by what? Does this constraint derive from an ontological necessity or from a specific sociotechnical configuration? The digital tablet here becomes pharmakon in the strictest sense: simultaneously poison and remedy, according to usages, dosages, contexts. Poison when Netflix’s recommendation algorithms indefinitely prolong viewing through the autoplay function, capturing attention beyond any initial intention, fragmenting sleep through the blue light of screens that disrupts melatonin production. Remedy when a person suffering from tinnitus finds in a white noise application the only means to alleviate their symptoms, when a migrant listens each evening to voice recordings of their family remaining in their home country, when an anxious child calms themselves through guided meditation on Calm or Headspace. What Bernard Stiegler calls tertiary retention—this technical exteriorization of memory that inscribes our temporal experiences on material supports—invades here the very domain of the unconscious according to ambivalent modalities that it would be simplistic to reduce to univocal alienation.
The sounds and images diffused by our devices are no longer simply objects of perception (primary retention) nor reactivatable memories (secondary retention): they constitute a new type of trace that precedes and conditions our subjective experience itself. But this condition is not destiny. Consider the radical difference between three technical devices that can all “accompany” sleep: (1) A vinyl record of classical music that stops after forty minutes, imposing through its very materiality a temporal limit and requiring physical action to be restarted. (2) A guided meditation application like Insight Timer, configured to turn off automatically after a determined duration, thus respecting a certain temporal discretion. (3) YouTube’s recommendation algorithm that automatically chains videos according to a logic of maximizing viewing time, potentially colonizing the entire night. These three technical configurations produce radically different tertiary retentions and call forth distinct forms of subjectivity. The Gestell is therefore not a uniform destiny but a field of differentiated possibilities.
We must fall asleep with it, accompanied in our sleep—and this preposition “with” carries within it all the complexity of a relationship that is no longer instrumental but ontological. The apparatus becomes what Stiegler calls the originary prosthesis, this technical exteriority constitutive of humanity itself, but carried here to an unprecedented degree of intimacy. The screen turned toward the ground whose luminous pulsation still filters into the dark room condenses all the ambivalence of our relationship to technique: we turn it, we feign separating ourselves from it, but we nevertheless maintain its presence. Yet this very gesture—turning over the screen—signals a form of resistance, an attempt at negotiation with the technical device. Is it not precisely in these micro-practices of détournement, adjustment, daily bricolage that the possibility of another relationship to technique resides? Some develop rituals of progressive disconnection (airplane mode an hour before bedtime), others use blue light filtering applications (f.lux, Night Shift), still others rediscover pre-digital contemplative practices (paper reading, listening without screens). These practices do not constitute a pure and simple refusal of technique but an individuation in the Simondonian sense—a process of inventing new psycho-social relations with our technical milieux.
There is a kind of underlying nervousness, something that does not stop, a life in the middle of sleep. This nervousness designates less an emotional state than a structural condition: the impossibility of a stop, of a genuine suspension. Heidegger characterizes modern technique through Herausfordern, this pro-vocation that commits nature to deliver its extractible energy. But this Herausfordern itself is not exercised uniformly: it takes historically and geographically specific forms. In the context of contemporary platform capitalism, this provocation is incarnated in precise devices: push notifications that fragment attention, dark patterns (interfaces designed to maximize engagement), recommendation algorithms trained on millions of behavioral data points. This nervousness is therefore not accidental but functional to an attention economy theorized by Herbert Simon as early as 1971 and systematized by digital platforms that transform each second of vigilance into extractible value.
One could say that since attention has become an economy, we are alienated according to the modalities described by Marx. But this would not be sufficient. Stiegler shows that modern technique disrupts the very structure of our temporality. Tertiary retentions no longer merely supplement our failing memory: they format upstream what we will be able to perceive and remember. Classical alienation presupposed a separation between the worker and the product of their labor. Yet what characterizes certain contemporary technological configurations is the abolition of this exteriority for a fraction of the population: we are woven together with specific devices. However, this texture is not without tears. Social movements emerge: the right to disconnection inscribed in French labor law (El Khomri law, 2016), low-tech communities that develop sober technical alternatives, digital detox practices that multiply. These resistances do not constitute a romantic rejection of technique but an attempt to take care—to adopt Stiegler’s concept of care—of our attentional capacities threatened with exhaustion.
We are increasingly woven together with certain techniques such that they are always somewhat there at our sides. And when we leave them by falling asleep, we still want to hold them in our hands. This double prehension—holding and being held—reveals what Heidegger calls the fundamental ambiguity of the Gestell: we are no longer subjects mastering technical objects, but participants in a dispositif that precedes us. But Heidegger himself insists on the double (Janus) character of the Gestell: simultaneously the accomplishment of metaphysics and the possibility of another thinking. The Gestell is not only threat—it is also “that in which man and being reach each other in their essence.” This ambivalence must preserve us from all technological determinism. The apparatus becomes organon in the Stieglerian sense: not extension of bodily capacities but reconfiguration of the corporeal schema. Holding the tablet in one’s hands at the moment of sleep can signify alienation—but can also signify invention of a new ecology of sleep, singular appropriation of a device according to one’s own ends. Certain contemporary artistic practices explore precisely these zones of indetermination: composers create musical pieces specifically designed for falling asleep (Max Richter’s Sleep, eight hours of music), applications propose generative sound environments that escape the logic of algorithmic recommendation. These practices do not “resolve” the contradiction but intensify it, transform it into an aesthetic and existential question.
Like a residual background—this expression captures the strange temporality of our relationship to technique. The residue designates what persists beyond the manifest function. Like a noise that continues always—and this sonic metaphor refers to that retentional background that is never completely selected in Stiegler. It is this noise of technology that continues beyond even its usage. This continuity—or this impossibility of discontinuity—defines the essence of certain contemporary technical configurations: the abolition of discretion (in the double sense of separation and withdrawal) in favor of a continuum where waking and sleeping, usage and non-usage find themselves indistinctly mixed.
But must we resign ourselves to this description? Is it not precisely in the gap between this structural tendency and concrete practices that the possibility of the political resides? Collectives experiment with forms of life that do not reject technique but reinvent its usages: communities that practice “digital sabbaths,” coworking spaces without wifi after 6 PM, domestic architectures that physically separate rest spaces from connected zones. These experimentations do not constitute an impossible return to a pre-technical state but an invention of new relations to the technical milieu. Stiegler speaks of adoption—this process by which a technique becomes ours not through possession but through creative appropriation. Adoption is never passive: it implies a reciprocal transformation of the adopting subject and the adopted object.
The Gestell, Heidegger reminds us, is ambivalent. Is it not precisely in this impossibility of stopping, in this residual background that persists, that the task of our epoch reveals itself? This nocturnal nervousness, this technical noise that never ceases, signals less a definitive alienation than a critical moment—that in which certain technical devices, having become so intimately ours that they inhabit even our nights, force us to think otherwise our being-in-the-world. Not to “resolve” this situation through a heroic gesture of technical mastery or through romantic rejection of technology, but to inhabit it otherwise, to invent arts of doing (De Certeau) that divert, slow down, filter technical flows according to properly human rhythms. The question is no longer “how to escape the Gestell?”—a question to which there is probably no answer—but “how to inhabit the Gestell in a manner that preserves our capacities for attention, memory, dreaming?” How to cultivate, within enframing itself, zones of unworking where sleep becomes possible again not as optimized performance but as abandonment, as letting-go, as that gelassenheit (serenity) that Heidegger opposes precisely to the will to technical mastery?
This interrogation does not lead to an apocalyptic diagnosis but to a practical exigency: that of inventing, individually and collectively, techniques of the self that are not simply negation of technique but patient elaboration of new relationships to our prostheses. For if we are effectively prosthetic beings, as Stiegler demonstrates, then the question becomes: which prostheses do we want to adopt? What usages to invent? What forms of life to construct within and against platform capitalism? The residual background that persists in our nights is perhaps not only the sign of our alienation—it is also, paradoxically, what reminds us that another relationship to technique remains always possible, that we are never completely determined by our devices, that a space of play subsists between structural tendency and concrete existence. It is in this fragile interstice, always threatened, that what Stiegler calls pharmacology resides: the art of transforming poisons into remedies, not through naïve optimism, but through patient work of differentiation, discernment, of critique in the Kantian sense—establishing the conditions of possibility for an emancipatory usage of what alienates us.