Matérialisme digital
« Le monde des objets, qui est immense, est finalement plus révélateur de l’esprit que l’esprit lui-même. Pour savoir ce que nous sommes, ce n’est pas forcément en nous qu’il faut regarder. Les philosophes, au cours de l’histoire, sont demeurés trop exclusivement tournés vers la subjectivité, sans comprendre que c’est au contraire dans les choses que l’esprit se donne le mieux à voir. Il faut donc opérer une véritable révolution, en s’apercevant que c’est du côté des objets que se trouve l’esprit, bien plus que du côté du sujet. » (F. Dagognet)
La poussière s’accumule sur les serveurs, dans les centres de données, au fond des océans où reposent les câbles : elle témoigne d’une matérialité que l’on voudrait oublier. Ne faut-il pas opposer à l’idéalisme digital le matérialisme, car les pouvoirs de domination prennent souvent la figure d’un corps souverain et intact, puissant parce qu’intouchable ? La doxa perçoit le numérique comme immatériel, virtuel, léger comme un nuage. Il s’agirait à tout prix de vaincre ce poids, cette gravité, cette souffrance antérieure à toute blessure et qui est l’existence anecdotique de chacun. Cette perception éthérée du numérique n’est-elle pas le masque derrière lequel se dissimule une réalité plus brutale, plus terrestre, plus matérielle ? N’est-ce pas précisément dans cette occultation de la matière que réside la puissance idéologique du digital ?
Le bourdonnement des serveurs résonne dans des hangars climatisés au milieu des déserts : symphonie industrielle que l’on ne veut pas entendre. Or, nous savons que cet idéalisme ne peut régner sur les esprits qu’au prix de l’occultation du coût matériel des technologies, coût en production, coût en perception, coût en obsolescence. Écrire ces quelques lignes coûtent de l’énergie : tout un réseau est mobilisé pour envoyer ces datas sur des serveurs qu’il faut refroidir. On a encore du mal à évaluer ce prix matériel. C’est pourtant dans cette infrastrucure invisible, dans cette géologie du numérique que se joue le rapport de force contemporain : captation des ressources, exploitation des territoires, mobilisation des énergies, hiérarchisation des populations.
La chaleur dégagée par les machines, l’électricité consommée, les minéraux extraits des entrailles de la terre : toute une économie matérielle qui sous-tend l’apparente légèreté du virtuel. Peut-être l’objectif de l’idéalisme digital était-il de sortir l’ordinateur du second principe de la thermodynamique, l’entropie, c’est-à-dire de la disparition de la complexité et de sa sous-catégorie, la vie, afin d’effacer l’idée d’un prix, meilleure façon pour que les usages se généralisent. S’il n’y a pas de coût, pourquoi ne pas rester connecté 24 sur 24 et 7 sur 7 ? Cette négation de l’entropie n’est-elle pas la forme la plus achevée de l’idéalisme, cette croyance en une pensée qui pourrait s’affranchir des contraintes matérielles, en un esprit qui flotterait au-dessus du corps, en une information qui circulerait sans friction ?
Les coltan, lithium, terres rares sommeillent dans les entrailles de nos smartphones : métaux précieux arrachés à des sols lointains par des mains que nous ne verrons jamais. L’abstraction numérique n’est pas donnée, elle est à faire, elle est un processus et celui-ci a aussi une gravité matérielle. On aurait tort de prendre l’effet pour la cause, de croire que comme il y a des abstractions (pour nous) il n’y a pas de matière (anonyme). Cette confusion entre l’effet et la cause est au cœur de l’idéalisme digital : parce que l’interface nous présente un monde de signes, de représentations, d’abstractions, nous oublions le substrat matériel qui rend possible cette abstraction. Nous confondons le mode d’apparition du numérique avec son mode d’existence.
Sans doute l’idéalisme numérique promettant un monde transparent, fluide et émancipant l’espèce humaine de sa finitude, n’est-il que cela : un anthropocentrisme oubliant le “monde en soi” et considérant seulement “les choses pour nous”. Cette distinction kantienne prend ici une dimension nouvelle : l’idéalisme digital s’enferme dans la considération des phénomènes tels qu’ils apparaissent à la conscience humaine, oubliant la dimension nouménale, cette matérialité irréductible qui échappe à notre saisie immédiate mais n’en constitue pas moins le fondement de toute apparition.
Le bruit des ventilateurs refroidissant les processeurs, la chaleur des batteries, le poids des appareils dans nos poches : autant de rappels constants de cette matérialité que l’on voudrait oublier. Sans doute est-ce que l’un des lieux de ce matérialisme digital est l’art en tant qu’il contient, depuis ses racines grecques, l’ambiguïté d’une production technique et artistique. L’art n’a-t-il pas toujours été ce lieu où la matière et l’idée s’entrelacent inextricablement, où l’abstraction ne peut exister qu’incarnée dans un support sensible, où la pensée ne peut se déployer qu’à travers la résistance d’un matériau ? L’art digital authentique serait alors celui qui ne chercherait pas à dissimuler sa matérialité sous le voile de l’idéalisme, mais qui au contraire l’exhiberait, la problématiserait, la mettrait en scène.
Sans doute n’est-ce que cela : faire qu’un arrangement de la matière qui ne devait pas avoir lieu, ait lieu, que le possible soit, contingence locale du possible qui pour ainsi dire répond à la contingence générale et factuelle de l’univers. Cette définition de l’art comme production d’arrangements matériels contingents nous permet de repenser la spécificité de l’art numérique : non pas comme une pratique qui s’affranchirait de la matière au profit d’une pure virtualité, mais au contraire comme une pratique qui explore de nouvelles configurations matérielles, qui expérimente avec de nouveaux agencements de la matière électronique, qui invente de nouvelles manières d’actualiser des possibles dans le substrat physique du numérique.
Le poids des disques durs, l’obsolescence des formats, la dégradation des supports : l’art numérique est aussi cette mélancolie de la matière qui se transforme, qui s’use, qui disparaît. Sans doute reste-t-il à appliquer cette lecture à l’art contemporain depuis 40 ans afin de réfuter ce qui est devenu avec le temps une suite de clichés académiques. Tout se passe comme si celui-ci percevait le monde à la manière d’un être humain concentré sur sa subjectivité et oubliant le monde matériel hors de lui, réduisant les possibles, fermant la perception. Un certain art contemporain, trop préoccupé par les jeux de langage, les références internes au champ artistique, les postures critiques désincarnées, aurait ainsi reproduit le geste idéaliste de la philosophie classique : se détourner des objets pour se concentrer exclusivement sur le sujet.
L’oubli de la question technologique dans l’art contemporain s’apparente au refoulement d’un névrosé. Ce refoulement n’est pas accidentel : il révèle une incapacité structurelle à penser la matérialité technique, à interroger les conditions matérielles de production et de circulation des œuvres, à explorer les possibilités offertes par les nouveaux agencements technologiques. L’art contemporain, dans sa démarche idéaliste, aurait ainsi manqué ce que la technologie numérique pouvait apporter : non pas une sortie de la matière, mais au contraire une intensification du rapport à la matérialité, une exploration de nouvelles configurations matérielles, une expérimentation avec les possibilités offertes par les nouveaux supports techniques.
La rugosité des écrans sous nos doigts, la fragilité des composants électroniques, la fatigue de nos yeux exposés aux lumières artificielles : ces expériences sensibles nous rappellent constamment la dimension matérielle du numérique. Un matérialisme digital authentique devrait partir de ces expériences sensibles, de cette phénoménologie du numérique, pour interroger les conditions matérielles de notre rapport au monde contemporain. Il s’agirait de prendre au sérieux la matérialité des technologies numériques, non pour la déplorer sur un mode nostalgique, mais pour en explorer les potentialités, pour inventer de nouveaux usages, de nouvelles pratiques, de nouvelles formes de vie adaptées à cette matérialité spécifique.
L’art numérique serait alors le lieu privilégié de cette exploration matérialiste : non pas un art qui chercherait à s’évader dans une virtualité désincarnée, mais au contraire un art qui s’enfoncerait dans la matière numérique, qui en explorerait les résistances, les potentialités, les limites. Un art qui ne chercherait pas à dissimuler l’infrastructure matérielle du numérique, mais qui au contraire la rendrait visible, palpable, problématique. Un art qui ne se contenterait pas de produire des signes, des représentations, des simulations, mais qui interrogerait les conditions matérielles de possibilité de ces productions symboliques.
Le vrombissement des ventilateurs dans les galeries d’art, la chaleur dégagée par les installations numériques, la consommation électrique des dispositifs interactifs : l’art numérique pourrait faire de ces contraintes matérielles le point de départ d’une réflexion esthétique et politique sur notre rapport contemporain à la technologie. Plutôt que de céder à la tentation idéaliste d’une dématérialisation de l’art, il s’agirait d’explorer les nouvelles formes de matérialité offertes par les technologies numériques, d’inventer des pratiques artistiques qui prendraient en compte la spécificité de cette matérialité, qui en exploreraient les possibilités, qui en révéleraient les implications.
C’est peut-être dans cette direction que pourrait se développer un art véritablement contemporain de notre condition technologique : un art qui ne chercherait pas à fuir la matérialité numérique au profit d’une nostalgie du “réel”, mais qui au contraire s’immergerait dans cette matérialité pour en explorer les possibilités, pour en révéler les contradictions, pour en inventer les usages. Un art qui ne se contenterait pas de reproduire les gestes et les formes de l’art pré-numérique, mais qui inventerait de nouvelles formes adaptées à la spécificité matérielle des technologies contemporaines.