Les machines identitaires et les machines différentielles
Une façon efficace de cerner les différences entre les technologies instrumentales et les technologies artistiques est sans doute d’analyser la façon dont celles-ci, en tant que machine, fonctionnent.
Les premières machines répondent un projet économique et ergonomique. Il s’agit le plus souvent de produire une nouvelle possibilité dans le monde que les individus auront envie d’obtenir. Les machines vides (comme le ipod qu’il faut remplir) ont cette fonction de désir. Les technologies instrumentales, celles que nous manions quotidiennement, sont pris dans un réseau de renvois causals extrêmement dense. Bien sûr le projet initial peut être déjoué : on avait prévu une technique pour un certain usage et d’autres usages apparaissent. C’est d’autant plus vrai dans les technologies actuelles qui intègrent parfois leur propre détournement, comme Google qui a rendu disponible son API permettant d’afficher ces données dans un autre contexte et selon une autre structuration. C’est sans doute parce que les technologies instrumentales sont devenues langagières par l’informatique que le détournement n’a plus la même fonction de résistance qu’à l’époque des situationnistes. Le propre de ces techniques est alors de produire de l’identité et du même. L’accident lui-même fait partie de sa structure et de ses possibilités. Et c’est pour cette raison sans doute qu’elle répond aussi bien à l’effectivité sécuritaire et au désir de contrôle après le 11 septembre.
Dans le cadre des projets artistiques qui se fondent le plus souvent sur des technologies préexistantes dans le domaine instrumental, il en va tout autrement. En effet, les oeuvres sont souvent des machines qui produisent des différences, c’est-à-dire des décalages qui ne sont pas même des suspensions de l’usage réputé classique des technologies utilisées. Ces décalages transforment de part en part le réseau instrumental auquel appartient habituellement la technique. Tout se passe comme si les artistes parvenaient à rendre ces techniques qu’ils utilisent solitaires. La capacité d’isoler une technologie des grumeaux de l’instrumentalité est l’une des démarches les plus prometteuses de l’art contemporain. Prendre une technique, la rendre solitaire comme une pierre. Parvenir à doter les artefacts humains de quelque chose de naturant.
Cette différence devient inévitablement une différence de différence lorsque le dispositif est présenté à un public et rentre dans le circuit de l’esthétique et du partage, du débat, du conflit au coeur du sensible. Si une technique produit de la différence alors elle rejoint ce qui dans ma perception est autodifférentiel. La perception n’est pas simplement une visée, la perception de quelque chose, d’un objet extérieur qui viendrait combler ma vacuité, mon intentionnalité, elle est aussi saisi d’elle-même. La perception sent qu’elle sent et il semble évident que non seulement les deux sensations que nous venons d’indiquer ne sont pas identiques, mais plus encore que la répétition différentielle produit une différence à un niveau encore supérieur se rabattant ensuite dans chacune des sensations-types et produisant au coeur de celles-ci une faille absolument structurelle. On comprend dès lors comment la technique lorsqu’elle rentre dans un cadre artistique qui la rend solitaire, isolée, fragile et défaillante, qui fait passer l’idéologie industrielle des technologies du côté de l’appropriation artisanale d’un individu, comment donc la technique répond, encore dans la différence, à ce qui se passe de plus secret et de plus retors dans notre perception.
Mais lorsque ainsi nous appropriant la perception nous faisons une erreur, parce que la perception nous est toujours de quelque manière étrangère. Elle est ce qui en notre coeur produit de la différence n’ont pas entre moi et autre choses mais en moi-même, moi, même.
C’est du fait de ce cadre esthétique qui articule le destin technologique au destin du sensible, qu’il nous semble difficile de défendre des approches artistiques immersives, massives, spectaculaires comme on en voit si souvent dans l’art contemporain. Leur efficacité est un aveu de faiblesse. Il y a dans ces approches quelque chose qui ne fait que répéter, avec un habillage un peu plus sexy, les logiques qui ont déjà lieu dans les technologies instrumentales. Et c’est sans doute pour cette raison que ces pratiques seront aussi vite oubliées qu’elles ont semblé éclatante à notre temps.