Machine de production pour amateur
Un calcul silencieux
Chaque nuit, depuis des mois, l’ordinateur poursuit son travail silencieux. Pendant que le sommeil m’enveloppe et que des images oniriques traversent mon inconscient, une autre forme d’imagerie prend corps dans l’obscurité de l’atelier. Le moniteur éteint cache l’activité incessante du processeur qui résout des équations dont la complexité m’échappe. Cette production nocturne trace une étrange symétrie entre mon propre monde onirique et celui, mathématique et lumineux, de la machine.
Au réveil, les fichiers sont là, fruits d’un labeur invisible : images colossales de 30 000 × 18 000 pixels, ou plus vastes encore, atteignant 74 000 × 71 000 pixels. Ces dimensions, à la limite du maniable, témoignent d’une ambition qui dépasse les cadres habituels de visualisation. Elles contiennent plus de détails que l’œil ne peut en saisir d’un seul regard, exigeant un parcours, une navigation dans leur étendue. Le désir émerge alors d’amplifier encore cette capacité productive : multiplier les machines, créer des réseaux de serveurs dédiés au rendu, étendre indéfiniment cette génération d’images.
Cette pulsion productive ne relève pas d’une simple frénésie accumulatrice, mais plutôt d’une conscience aiguë de la finitude temporelle. L’horizon se limite au jour, à la semaine tout au plus. Chaque période contient ses propres possibilités, son champ limité d’actualisations potentielles. Cette urgence douce mais persistante pousse à maximiser la capacité productive dans l’intervalle disponible, comme si la création devait s’inscrire dans ces cycles courts plutôt que dans une temporalité plus vaste, plus historique.
Généalogie d’une indépendance technique
En 1987, mon premier équipement technique tracait déjà les contours de cette quête d’autonomie : un Amiga 2000, un genlock, un scanner vidéo Digiview, une caméra Sony V-5000, un pied, des éclairages. Cette énumération, qui pourra sembler archaïque ou élémentaire aux pionniers de l’informatique graphique, notamment ceux qui travaillaient alors à l’université de Vincennes sans même disposer de rasters, garde pour moi la puissance affective d’une période charnière – celle de la fin de l’adolescence, avec ses promesses et ses découvertes.
Cet assemblage technique, aussi modeste qu’il puisse paraître aujourd’hui, ouvrait un champ de possibilités inédit : la capacité de réaliser de A à Z des images et des sons, sans dépendre d’infrastructures extérieures. Le rêve d’alors consistait à mêler des images de synthèse et des images vidéo, à créer des hybridations entre le numérique naissant et l’analogique établi. Malgré la lenteur du matériel, l’incertitude des résultats et la confusion probable de mes intentions, une question fondamentale se posait déjà : celle de l’indépendance créative.
Cette quête s’incarnait dans un projet presque architectural : devenir un lieu autonome de production, construire sa maison autour d’un studio, concevoir un espace où vie et création s’entremêlent intimement. Cette conception du studio@home précédait le modèle musical qui s’est ensuite répandu. D’ailleurs, il serait intéressant de remettre en question cette prétendue antériorité du DJ sur l’artiste visuel dans la démocratisation des outils de création – l’histoire des pratiques domestiques de l’image étant souvent éclipsée par celle, plus médiatisée, des pratiques sonores.
La banalisation de l’exceptionnel
Depuis cette époque, le matériel s’est considérablement démocratisé. Les outils de création numérique ont perdu leur caractère exotique, cette aura particulière qui entourait ce qu’on appelait encore l’art “numérique” – catégorie éphémère qui aura existé pendant une quinzaine d’années, portée par l’utopie d’une alliance entre art et science. Cette catégorisation, qui isolait certaines pratiques dans un champ spécifique défini par ses outils plutôt que par ses intentions ou ses effets, semble aujourd’hui obsolète.
Mon studio contemporain ressemble désormais à n’importe quel bureau : quelques fils supplémentaires peut-être, une accumulation plus importante de disques durs sans doute, plusieurs ordinateurs qui émettent leur léger bourdonnement caractéristique. La spécificité technique s’est estompée au profit d’une normalisation des équipements. Pourtant, ma relation à cet appareillage demeure distincte de l’usage majoritaire : ces machines ne sont pas simplement des outils de consultation ou de communication, mais des dispositifs de production.
Elles permettent d’assumer successivement tous les rôles qui étaient traditionnellement distribués entre différents spécialistes dans les équipes de production cinématographique industrielle. Cette polyvalence s’accompagne parfois d’une certaine incompétence dans certains domaines spécifiques, d’une maîtrise inégale des différentes fonctions. Ces machines servent un amateur, au double sens du terme : quelqu’un qui nourrit une passion, un goût prononcé pour un domaine, mais aussi une personne qui pratique sans la pleine maîtrise professionnelle, dans un espace intermédiaire entre expertise et ignorance.
L’incompétence productive
Pour ne pas être paralysé par la multiplicité des fonctions à maîtriser, il aura fallu accepter, pendant plusieurs années, une certaine incompétence créative. Cette acceptation s’accompagnait d’une forme d’insouciance, se manifestant par un fini parfois hésitant, une approche quelque peu superficielle dans l’exécution, et même une difficulté chronique à finaliser les projets. Cette incapacité à clore, à considérer un travail comme achevé, représentait paradoxalement une condition nécessaire à la poursuite de l’exploration.
Cette phase semble maintenant céder la place à une nouvelle étape. L’attention se porte désormais sur la consistance de chaque image produite. Ma préoccupation centrale reste l’image – sa nature, sa puissance, ses modalités d’existence. L’enjeu consiste à créer des images qui “tiennent”, qui se soutiennent par elles-mêmes, qui puissent être regardées pour ce qu’elles sont. Cette ambition soulève une question presque vertigineuse dans notre environnement médiatique saturé : est-il encore possible d’envisager cette solitude de l’image, cette autonomie qui lui permettrait d’exister indépendamment des flux qui l’entourent et la traversent?
Ni dans, ni hors, ni en marge du flux
La difficulté de positionner ces images dans notre écosystème visuel contemporain révèle les impasses des stratégies habituelles. Elles ne peuvent exister pleinement ni à l’intérieur du flux dominant – le Pop Art ayant progressivement dérivé vers sa propre caricature en s’intégrant parfaitement aux mécanismes qu’il prétendait questionner. Elles ne peuvent pas non plus se situer entièrement à l’extérieur de ce flux – la posture de résistance bien-pensante conduisant souvent à des formes convenues et prévisibles. Enfin, la position en marge, celle du ghetto artistique ou de la minorité revendiquée, est devenue elle-même un lieu commun, une posture codifiée et récupérable.
L’enjeu serait plutôt de trouver un rythme particulier, une cadence qui entre en résonance avec les flux dominants sans leur ressembler, qui établisse une relation dynamique mais non mimétique avec eux. Cette recherche s’appuie sur une intuition fondamentale : le flux n’est pas uniquement une manifestation du pouvoir, une expression de la domination. La production esthétique ne reproduit pas nécessairement l’utopie de contrôle qui anime les mécanismes techno-scientifiques contemporains.
Cette position implique une méfiance vis-à-vis de certaines pratiques artistiques actuelles, qui démontrent avant tout la puissance technique ou conceptuelle de leur créateur. Ces manifestations constituent parfois un “faux-flux” qui s’écoule à la surface de nos perceptions sans les transformer véritablement. Plus problématique encore, ces démonstrations de puissance artistique risquent de simplement reproduire, dans le champ esthétique, des logiques de domination analogues à celles qui structurent les pouvoirs politiques, économiques et militaires.
Face à ces écueils, une voie alternative se dessine : laisser place à la fragilité, à la bordure, à la peau – à cette zone de contact sensible avec le monde. Cette approche s’inspire de l’expérience corporelle et affective, de cette palpitation qui nous saisit dans la proximité avec l’être aimé, ce frisson étonné qui persiste malgré l’impossibilité d’une fusion complète, d’un rapprochement absolu. Cette palpitation, ce tremblement ténu mais persistant pourrait constituer un modèle pour penser une esthétique qui ne serait ni dominante ni dominée, mais vibrante.
Cette sensibilité à la fragilité ne signifie pas un renoncement à la rigueur ou à l’ambition. Les images produites durant ces nuits de calcul témoignent d’une exigence technique indéniable. Leur échelle démesurée, leur complexité mathématique sous-jacente, leur précision algorithmique manifestent une forme particulière de puissance. Mais cette puissance diffère fondamentalement de celle qui caractérise les flux dominants : elle ne vise pas le contrôle, l’efficacité maximale ou la captation de l’attention, mais plutôt l’ouverture d’un espace de contemplation, d’une temporalité alternative.
Entre production nocturne et perception diurne
Cette double temporalité – le calcul nocturne et l’assemblage diurne – dessine une méthode de travail particulière, où la production échappe partiellement au contrôle conscient. Pendant la nuit, la machine poursuit son activité selon des paramètres définis préalablement, mais avec une autonomie relative. Ce processus introduit une forme de délégation, un partage de l’autorité créative avec le dispositif technique. Le matin venu, l’intervention humaine reprend ses droits, mais face à un matériau déjà transformé, portant les traces d’une évolution indépendante.
Cette alternance entre programmation et réception, entre définition des paramètres et découverte des résultats, instaure un dialogue particulier avec la machine. Contrairement au modèle traditionnel de l’outil soumis entièrement à l’intention de son utilisateur, ce processus reconnaît et exploite la part d’autonomie du dispositif technique, sa capacité à générer des configurations que l’esprit humain n’aurait pas nécessairement anticipées.
Cette méthode résonne avec certaines pratiques artistiques historiques qui introduisaient une part de hasard ou d’indétermination dans le processus créatif – des cadavres exquis surréalistes aux compositions aléatoires de John Cage. Mais elle s’en distingue par la nature même de l’indétermination en jeu. Il ne s’agit pas ici d’un hasard pur, d’une absence totale de structure, mais plutôt d’une complexité calculée, d’un déterminisme si élaboré qu’il produit des effets partiellement imprévisibles pour celui qui l’a programmé.
L’amateur contemporain et ses machines
La figure de l’amateur qui se dessine à travers ce processus diffère considérablement de son acception traditionnelle. Il ne s’agit plus simplement d’une pratique moins qualifiée ou moins reconnue que celle du professionnel, mais d’une posture spécifique face aux outils techniques et aux processus créatifs. Cet amateur contemporain se caractérise moins par son incompétence relative que par sa liberté de circuler entre différentes fonctions, différents rôles habituellement séparés dans la production industrielle.
Cette polyvalence s’accompagne nécessairement d’inégalités dans la maîtrise des différentes fonctions. Certains aspects sont approfondis, d’autres simplement effleurés. Cette distribution inégale de l’attention et de la compétence n’est pas perçue comme un défaut à corriger, mais comme une caractéristique structurelle de cette pratique hybride. Elle produit une signature esthétique particulière, où certains éléments manifestent une précision extrême tandis que d’autres conservent une rugosité, une approximation assumée.
Cette approche contourne la logique de spécialisation qui caractérise traditionnellement les productions audiovisuelles industrielles. Elle privilégie une vision intégrale du processus créatif, où la même personne peut intervenir à différentes étapes, établissant des connexions inattendues entre des aspects habituellement traités séparément. Cette continuité dans l’élaboration permet des allers-retours constants entre conception et réalisation, entre programmation et ajustement, créant une boucle de rétroaction particulièrement féconde.
L’autonomie à l’ère des flux
L’aspiration à l’indépendance créative qui se manifestait déjà en 1987 avec l’acquisition d’un équipement personnel prend aujourd’hui une signification renouvelée. À l’époque, l’autonomie technique permettait principalement de s’affranchir des contraintes institutionnelles et économiques qui limitaient l’accès aux outils de production audiovisuelle. Aujourd’hui, alors que ces outils sont largement accessibles, l’enjeu de l’indépendance se déplace vers la capacité à développer une relation singulière aux flux d’images dominants.
Cette autonomie contemporaine ne consiste plus à se tenir entièrement en dehors des réseaux de production et de diffusion – position devenue pratiquement intenable – mais à établir avec eux une relation critique et créative. Elle implique de reconnaître leur influence inévitable tout en préservant un espace de réflexion et d’expérimentation qui ne soit pas entièrement déterminé par leurs logiques internes.
Les images produites dans cet atelier nocturne participent de cette recherche d’autonomie. Leur échelle démesurée, qui dépasse les formats standardisés de diffusion numérique, leur complexité qui excède la capacité d’appréhension immédiate, leur temporalité étendue qui contraste avec l’accélération constante des flux médiatiques, constituent autant de caractéristiques qui les distinguent des images circulant habituellement dans notre environnement visuel.
Ce processus de création nocturne, avec ses dimensions techniques, temporelles et sensibles spécifiques, dessine progressivement les contours d’une pratique qui ne se définit ni par opposition frontale aux flux dominants, ni par intégration passive à leurs logiques. Il explore plutôt cette zone intermédiaire, cet espace vibratoire où peut se déployer une forme particulière de sensibilité.
Cette pratique s’inspire de l’expérience corporelle et affective la plus intime – celle du toucher, du frisson, de la palpitation qui nous saisit dans la proximité avec l’être aimé. Elle transpose dans le domaine visuel cette qualité particulière de contact, cette vibration persistante malgré l’impossibilité d’une fusion complète. Les images ainsi produites ne cherchent pas à s’imposer par leur puissance ou leur immédiateté, mais à instaurer une relation plus subtile, plus durable avec celui qui les regarde.
Dans un monde saturé d’images conçues pour capturer instantanément l’attention, pour provoquer une réaction immédiate et prévisible, ces créations nocturnes proposent une temporalité alternative. Elles invitent à un regard plus patient, plus attentif aux nuances, aux détails, aux variations subtiles. Elles suggèrent la possibilité d’une relation aux images qui ne serait ni de consommation passive ni de résistance crispée, mais d’exploration sensible.
Cette approche reconnaît la fragilité comme une dimension essentielle de l’expérience esthétique et existentielle. Face aux démonstrations de puissance qui caractérisent tant de productions contemporaines, elle valorise les petits tremblements, les hésitations, les zones d’incertitude où se joue peut-être l’essentiel. Elle rappelle que, même à l’ère des flux numériques et des calculs algorithmiques, quelque chose de la palpitation des corps et des regards persiste, irréductible à toute formalisation complète.