L’adieu à l’autoréférentialité
L’un des enjeux de l’art contemporain à l’ère numérique est l’autoréférentialité. C’est une question classique de la modernité au croisement de Greenberg et de McLuhan. D’un côté, le moteur de l’histoire de l’art serait le développement de l’autonomie comme conquête de la souveraineté. L’œuvre parlant d’elle-même se libérerait des contraintes extérieures et s’enfoncerait progressivement dans la logique de son médium, la forme juste devant exprimer le potentiel de la matière, l’œuvre devant réaliser ce qui est déjà sous-jacent. De l’autre côté, le message c’est le médium, il n’y a rien d’autre à dire que le support d’inscription lui-même et sa manière d’encoder la communication. L’autoréférentialité numérique ferait donc se rencontrer deux traditions hétérogènes de la modernité.
La lumière bleutée des écrans se dépose sur les surfaces de l’art contemporain : elle transforme les matières, elle altère les couleurs, elle redéfinit notre rapport au visible. Cette lumière n’est pas neutre, elle porte en elle toute une histoire, toute une économie, toute une politique. Tandis qu’une partie toujours croissante de l’art contemporain ne cesse de faire référence à sa propre histoire, non pour découvrir, comme ce fut le cas dans la modernité, son autonomie, mais selon un ressassement et un jeu de pistes parfois académique, on a une attitude ambivalente par rapport au numérique. Cette ambivalence n’est pas accidentelle : elle révèle une tension fondamentale dans notre rapport aux technologies numériques, entre fascination et méfiance, entre adoption enthousiaste et résistance critique. On reproche une autoréférentialité trop technique (selon la vieille opposition des arts mécaniques et libéraux, la technique étant un signe de déchéance artisanale), et en même temps on espère que cette autoréférentialité prendra la même forme visuelle que celle développée pendant la modernité : on apprécie le pointillisme du pixel, les taches colorées, l’abstraction des lignes, le caractère pop en même temps que critique des références, etc.
Le bourdonnement discret des ordinateurs dans les espaces d’exposition : il forme la bande-son d’une certaine forme d’art contemporain, il signale la présence invisible des technologies numériques qui sous-tendent les œuvres. Il y a là quelque chose de la régression. Cette régression n’est pas simplement esthétique : elle est aussi conceptuelle, théorique, philosophique. Elle consiste à appliquer au numérique des catégories de pensée, des modes d’évaluation, des critères de jugement qui ont été élaborés pour d’autres médiums, d’autres contextes, d’autres époques. Comme si nous étions incapables de penser le numérique dans sa spécificité, dans sa nouveauté radicale, et que nous devions toujours le ramener à du déjà connu, du déjà pensé, du déjà théorisé.
Le paradoxe réside sans doute qu’on exige de l’ordinateur de se comporter de la même manière qu’un classique support d’inscription en le considérant encore comme un monde qui tend vers son autonomie et sa souveraineté, qui conquiert son langage propre. Ce paradoxe n’est pas simplement théorique : il se manifeste concrètement dans les œuvres, dans les discours critiques, dans les pratiques curatoriales, dans les politiques institutionnelles. Il produit des effets réels, il oriente des choix, il détermine des hiérarchies de valeur. Sans doute est-ce cette habitude de notre appréhension de l’art qui ne permet pas de prendre en compte le séisme culturel du numérique. Cette métaphore sismique n’est pas exagérée : le numérique constitue bien une secousse tellurique qui ébranle les fondements mêmes de notre culture, qui déplace les lignes de fracture, qui reconfigure le paysage esthétique et conceptuel.
La chaleur dégagée par les processeurs en fonctionnement, l’odeur subtile des composants électroniques, la texture lisse des écrans tactiles : ces dimensions sensibles du numérique sont souvent occultées par un discours qui privilégie l’immatérialité, la virtualité, la dématérialisation. Car si l’ordinateur est bien une “boîte noire”, selon l’expression de Minsky, c’est que son autonomie a toujours déjà été gagnée d’un point de vue idéologique, il en est même le fondement, et c’est cet a priori qui lui a permis de conquérir le monde dans sa quasi-totalité. Cette conquête n’est pas simplement technique ou économique : elle est aussi culturelle, symbolique, imaginaire. Elle transforme notre rapport au monde, aux autres, à nous-mêmes, en instaurant de nouvelles médiations, de nouveaux régimes de visibilité, de nouveaux modes d’existence.
Comment pourrait-on exiger de l’ordinateur qu’il se réfère à lui-même, comme le fait la peinture, alors même qu’il s’est inséré dans la vie quotidienne de chacun d’entre nous ? Cette question n’est pas simplement rhétorique : elle pointe une aporie fondamentale dans notre rapport au numérique, une contradiction qui travaille de l’intérieur les pratiques artistiques contemporaines. L’ordinateur n’est pas un médium parmi d’autres : il est devenu l’environnement même dans lequel nous vivons, travaillons, pensons, créons. Il n’est plus un simple outil extérieur que nous pourrions prendre ou laisser : il configure notre rapport au monde, il structure notre expérience, il façonne notre sensibilité.
Le cliquetis des claviers, le glissement des doigts sur les écrans tactiles, le hochement de tête face à une interface familière : ces gestes quotidiens, ces habitudes corporelles, ces automatismes perceptifs constituent la texture même de notre rapport au numérique. Comment développer cette autoréférence sans que celle-ci constitue un oubli, et même une certaine occultation, de la référentialité existentielle du numérique qui est toujours déjà impliquée dans sa présence ? Cette question touche à la dimension éthique et politique de l’art numérique : elle interroge sa capacité à rendre compte de sa propre insertion dans des réseaux de pouvoir, dans des structures économiques, dans des dispositifs de contrôle.
La pulsation rythmique des diodes lumineuses, l’alternance des phases de veille et d’activité des machines, le cycle de la consommation énergétique des serveurs : ces temporalités multiples qui traversent les technologies numériques dessinent une chorégraphie invisible mais omniprésente. Le numérique pour le numérique n’est-il pas l’oubli pur et simple de ce qui constitue sa matérialité et le tissu de nos vies ? Cette question n’est pas simplement théorique : elle engage toute une politique de l’art, toute une éthique de la création. Elle nous invite à penser les œuvres numériques non pas comme des objets autonomes, clos sur eux-mêmes, mais comme des nœuds dans des réseaux plus vastes, comme des moments dans des processus plus amples, comme des points d’intensité dans des flux continus.
Agiter des pixels et des couleurs RGB, chercher à s’immerger dans le médium numérique, n’est-ce pas mettre de côté le parcours historique très singulier de l’ordinateur qui a envahi le monde en rêvant d’être un monde en soi dans lequel les conditions de l’expérience seraient toujours identiques à elles-mêmes ? Cette question historique est aussi une question politique : elle nous invite à situer l’art numérique dans une généalogie plus large, à le considérer non pas comme une rupture absolue mais comme le prolongement et la transformation de tendances plus anciennes. L’ordinateur n’est pas tombé du ciel : il est le produit d’une histoire complexe, marquée par des enjeux militaires, économiques, scientifiques, qui ont façonné sa structure, ses fonctions, ses usages.
Le frémissement des surfaces projetées, la vibration imperceptible des écrans, la scintillation des pixels : ces micro-événements sensibles constituent la phénoménologie propre du numérique, sa manière spécifique d’apparaître et de disparaître. N’est-ce pas la raison pour laquelle les œuvres qui font “numériques” sont moins le signe d’une libération que d’une soumission aux fonctions par défaut des logiciels (et c’est pourquoi il est parfois si facile de savoir avec quel logiciel telle ou telle œuvre a été réalisée, processing, pure data, vvv, etc.) ? Cette question touche à la dimension critique de l’art numérique : elle interroge sa capacité à résister aux déterminations techniques, économiques, idéologiques qui le traversent. L’art numérique ne peut se contenter de reproduire les effets visuels, les fonctionnalités, les modes d’interaction que les logiciels commerciaux mettent à sa disposition : il doit inventer ses propres formes, ses propres usages, ses propres détournements.
Ne faut-il pas alors prendre le chemin inverse des autres “médiums” et partir de l’autonomie, au sens strict, c’est-à-dire l’abandonner (puisqu’elle est donnée, on ne peut la conquérir) et aller vers le monde ? Cette inversion du parcours historique de l’art moderne n’est pas un simple jeu conceptuel : elle engage toute une redéfinition de ce que peut être l’art à l’ère numérique. Si l’autonomie n’est plus à conquérir mais à abandonner, c’est que la relation entre l’art et le monde s’en trouve profondément transformée. L’art numérique ne cherche plus à se séparer du monde pour affirmer sa spécificité, sa pureté, son essence : il cherche au contraire à se réinscrire dans le monde, à en révéler les complexités, les contradictions, les potentialités.
L’écho des serveurs dans les data centers, le bruissement des ventilateurs qui refroidissent les processeurs, la respiration artificielle des systèmes informatiques : cette présence sonore du numérique, souvent occultée par le discours sur la virtualité, rappelle sa matérialité irréductible. Sans doute cet adieu à l’autoréférentialité, c’est-à-dire à la souveraineté (Derrida), soulève une problématique fondamentale dans l’art contemporain à l’ère numérique et constitue sa véritable profondeur historique. Cette profondeur n’est pas simplement chronologique : elle est aussi conceptuelle, philosophique, politique. Elle engage une réflexion sur les conditions mêmes de possibilité de l’art à l’ère numérique, sur ce que signifie créer, percevoir, penser dans un monde traversé de part en part par les technologies numériques.
La texture granuleuse des images de basse résolution, la netteté excessive des rendus 3D, la platitude délibérée des interfaces graphiques : ces qualités esthétiques propres au numérique ne sont pas simplement formelles, elles portent en elles toute une histoire, toute une économie, toute une politique. Sans doute est-ce qui se tente dans le postdigital actuel. Ce terme de “postdigital” ne désigne pas tant un dépassement ou un abandon du numérique qu’une manière différente de le penser, de le pratiquer, de l’habiter. Il suggère un rapport au numérique qui ne serait plus fasciné par sa nouveauté, hypnotisé par ses effets, subjugué par ses promesses, mais qui le considérerait comme un élément parmi d’autres de notre environnement, comme une dimension parmi d’autres de notre expérience.
Ce serait en effet la structure même de la référence, comme relation entre le monde, le langage et la subjectivité, qui serait bouleversée, parce que ses conditions a priori sont travaillées par l’apparition empirique des techniques : le transcendantal permettant “d’accorder” la chose et le sujet n’est plus seul, les techno-logies s’y sont infiltrées. Cette infiltration n’est pas accidentelle ou superficielle : elle touche aux conditions mêmes de possibilité de notre expérience, de notre pensée, de notre rapport au monde. Les technologies numériques ne sont pas simplement des outils que nous utiliserions de l’extérieur : elles sont devenues des éléments constitutifs de notre subjectivité, de notre sensibilité, de notre intelligence.
Le tremblement imperceptible des images projetées, la latence minime mais sensible des interfaces tactiles, le délai infime mais réel entre l’action et la réaction des systèmes numériques : ces micro-temporalités constituent la texture temporelle propre du numérique, sa manière spécifique d’inscrire l’expérience dans le temps. L’art numérique qui prend acte de cette transformation radicale de notre rapport au monde ne cherche plus à affirmer son autonomie, sa spécificité, sa pureté : il explore au contraire les nouvelles formes de relation, d’interaction, de médiation que les technologies numériques rendent possibles. Il ne s’agit plus de se référer à soi-même pour affirmer sa souveraineté, mais de se référer au monde pour en révéler les complexités, les contradictions, les potentialités.
Cette ouverture au monde n’est pas un simple élargissement thématique : elle engage une transformation profonde de ce que signifie créer, percevoir, penser à l’ère numérique. Elle implique de considérer les œuvres non plus comme des objets autonomes, clos sur eux-mêmes, mais comme des processus, des relations, des événements qui s’inscrivent dans des contextes plus larges, qui mobilisent des acteurs multiples, qui produisent des effets qui dépassent le cadre strict de l’expérience esthétique. L’art numérique qui renonce à l’autoréférentialité n’est pas un art qui abandonne toute référence : c’est au contraire un art qui multiplie les références, qui les complexifie, qui les problématise.
L’odeur subtile des composants électroniques, la chaleur discrète dégagée par les écrans, la vibration à peine perceptible des appareils en fonctionnement : ces dimensions sensibles du numérique, souvent occultées par un discours qui privilégie la virtualité et l’immatérialité, constituent pourtant la base matérielle de notre expérience des technologies numériques. L’art numérique qui prend acte de cette matérialité irréductible ne se contente pas d’exploiter les potentialités visuelles, sonores, interactives des technologies numériques : il interroge également leurs conditions de production, leurs modes de circulation, leurs effets écologiques, leurs implications politiques. Il ne s’agit plus de se référer au médium pour en explorer les spécificités formelles, mais de se référer au monde pour en révéler les complexités, les contradictions, les potentialités.
Cette ouverture au monde n’est pas un abandon de toute spécificité artistique : elle est au contraire une manière de redéfinir ce que peut être l’art à l’ère numérique, de lui donner une nouvelle pertinence, une nouvelle puissance critique, une nouvelle force de proposition. L’art numérique qui renonce à l’autoréférentialité ne se dissout pas dans le flot indifférencié des images, des sons, des informations qui circulent sur les réseaux : il crée au contraire des points d’intensité, des moments de suspension, des espaces de réflexion qui permettent de percevoir autrement le monde numérique dans lequel nous sommes immergés.