In-finitude

Flow
Flow (2015) Generative and mashup picture

J’avance en aveugle. J’avance en sachant parfaitement ce que je fais, cette chose qui sans cela n’existerait pas. Il n’y a nulle nécessité, nulle expression ou intériorité. C’est une contingence, elle peut être, ne pas être, être autrement, ce qui lui donne une valeur inéchangeable. Elle est possible, non virtuelle.

L’in-finitude, une obsession depuis des années. Voilà sans doute ce que je tente de tracer. Une in-finitude qui ne serait pas seulement formelle, mais narrative. Durée : infinie. Narration : variable. Support : ?. Lorsque j’essaye de remplir les cases classiques d’une description muséologique avec certaines de mes œuvres, ça ne rentre pas ou alors c’est presque vide, c’est insignifiant, et c’est toujours pour la même raison : la variabilité informatique se lie à la contingence existentielle et ontique.

La caméra se déplace à la surface d’un jardin, c’est toujours le même, mais ce qu’on verra factuellement n’est pas prévu à l’avance, car le mouvement du regard a été programmé. Une navigation sans fin sur Internet où un bot semble chercher quelque chose et qui, petit à petit (selon la jonction de son temps et du nôtre)  construit un récit restant parcellaire, il s’écroule, de reconstruit et s’écroule à nouveau dans un incessant battement d’inspiration et d’expiration. Un autre bot qui ne cesse de produire des médias que nul ne prendre le temps de regarder.

La fragmentation de médias déjà existants (ici ou ) joués aléatoirement produit un tempo que les médias de masse du XXe ignoraient, nous plaçant face à une infinitude, entendez un infini de la finitude, la fêlure même du sujet. À la surface d’un paysage glaciaire produit à partir de l’empreinte digitale, le regard dérive toujours, c’est toujours le même, ce n’est jamais le même. Ou encore cette autre empreinte capturée qui se déforme sans cesse et qui continuera son évolution organique alors que le lieu sera vide et que plus personne ne sera là pour l’observer.

Cette contingence est aussi la rencontre entre deux images prises au hasard sur des milliards sur Internet reliées par un connecteur logique de la philosophie analytique la plus classique. Un récit parfois émerge, Internet est tissé d’histoires sous-jacentes qui ne sont pas seulement humaines. L’histoire est in-finie, personne ne la verra en entier. Elle mêle des fragments de vidéos et de sons, des fichiers 3d, des documents capturés en temps réel sur Internet. Elle dit le 11 septembre, un homme qui se perd dans la ville et qui se souvient.

Elle déconstruit la certitude des narrations classiques, elle est une fiction sans narration (sans narrateur), et se rapproche de cette chose hors-sens qui hante nos existences et contre laquelle, parfois, nous luttons. Elle en fait le cœur de la fiction parce qu’elle fonctionne effectivement de cette façon. Elle n’en est pas seulement une métaphore comme dans le post-cinéma et ses narrations flottantes : le programme fonctionne seul et nous offre sa solitude, ce que nous sommes en train de voir ne sera visible qu’une unique fois, ceci ne se répétera pas, même si nous avons peut être le sentiment que c’est toujours un peu la même chose et que nous tournons autour du même objet sans cesse.

L’épuisement d’une forme, un regard qui n’est pas humain et qui nous confronte à notre finitude. C’est en ce point précis, qui forme le cœur de ce que je fais, que la question technologique rencontre l’existence, le plus anonyme qui forme notre intensité lorsqu’un frisson nous parcourt par un décalage sans borne. Internet est une dimension de ce trouble, il est transfini, il grandit plus vite que notre capacité à le parcourir et c’est pourquoi le réseau est notre époque et constitue notre histoire. Qu’est-ce donc qu’un monde si ce n’est cet excès par rapport à ma visée ? Le monde c’est ce qui est au bord de l’image, ce qui déborde la surface de mon regard. Une oeuvre configure un monde quand elle n’est pas entièrement visible même si elle n’est que du visible, le regardeur fait seulement défaut.

La fiction n’a lieu qu’une fois, cette fois dont je suis le témoin, et paradoxalement elle existe aussi sans moi, sans aucun observateur, sans aucun témoin.