Flux variable et fluidification absolue

Il faut distinguer au moins deux significations des flux. La première nous la nommons « fluidification ». Elle consiste en une fluidité continuelle, sans entrave, sans rupture. Son domaine de prédilection est l’économie et le politique. Elle constitue la plupart du temps un mot d’ordre qui exige qu’on fluidifie, c’est-à-dire qu’on rende fluide ce qui ne l’est pas. La seconde nous la nommons « flux », elle n’est pas continuelle, elle est ponctuée de ruptures, de rythmes, de montées et de descentes. Elle ne peut pas être un mode ordre mais simplement un état de fait donc on ne peut anticiper l’avenir.

Ces deux significations, on le comprend aisément, sont opposées. Il y a d’un côté tout ce qui relève de l’exigence libérale. Il y a de l’autre une structure beaucoup plus complexe, discrète et tout à la fois continue, impossible à saisir ou à capter. On peut même penser que la fluidification consiste finalement à annihiler les flux, c’est-à-dire à réduire au maximum le résiduel que ce soit dans le mouvement ou dans la fixité alternés.

Toutefois, il faut aller plus loin que cette simple opposition et apercevoir dans ces deux termes, des polarités qui entretiennent toujours des rapports dialectiques au sens de Walter Benjamin. Afin de démontrer que le mot d’ordre de la fluidification n’est pas sans rapport avec les flux, il faut plonger dans l’histoire complexe et stratifiée des flux comme nature, comme corps, comme technique.

Le risque est grand quand on aborde cette question des flux de simplement s’opposer au régime actuel de la fluidification, de développer un discours emphatique voyant dans le continuel quelque chose de la transparence, de l’immédiateté, de l’instantanéité que des théoriciens comme Virilio ou Baudrillard avaient thématisés en leur temps. Il faut en ce sens fonder l’ennemi des flux, la fluidification, sur la logique des flux eux-mêmes et voir combien finalement cette fluidification rend plus dialectique encore les flux.

On comprend dès lors que le critère pour déterminer la qualité des flux et pour en approcher la définition la plus singulière ne consiste absolument pas dans son caractère continu. Il faut plutôt entendre dans les flux quelque chose qui relève au contraire de la discontinuité, d’une contingence qui est la seule nécessité pensable. Des ruptures de rythme, des tempos imprévisibles, une musique dont on ne connaît pas la suite. Cette musique est ponctuée de silence, puis elle reprend, tout se passe comme si elle ne répondait à aucune règle préétablie et pourtant comme si elle était organisée, structurée en l’absence même de structure.

Ces deux flux entretiennent des rapports forts différents au langage. Tandis que la fluidification est un mot d’ordre, une opération toujours à effectuer : éviter les grumeaux, les ruptures, les sauts, les flux quant à eux ne sont pas seulement contenus dans le langage. Ils existent hors de nous, et c’est cette indépendance qui peut être produit l’irrégularité et son caractère turbulent.