Flux cinématographique et flux numérique
L’entrelacement des flux
Le cinéma se distingue par sa nature fondamentalement temporelle : un flux d’images mécaniques se déployant dans une durée précise, s’entrelaçant avec le flux de notre conscience subjective. Cette rencontre entre deux temporalités constitue l’expérience cinématographique dans sa singularité profonde. Cet entrelacement n’est jamais fusion complète mais plutôt dialogue constant entre deux réalités distinctes, créant un décalage perpétuel qui échappe à toute saisie immédiate.
Le spectateur assis dans l’obscurité participe à une expérience collective tout en vivant une temporalité personnelle. Lorsqu’il détourne momentanément son regard de l’écran, le film poursuit inexorablement son déroulement, indifférent à cette absence fugitive. À son retour visuel, le spectateur reprend contact avec un flux qui a continué sans lui, acceptant tacitement cette perte infime mais significative. Cette discontinuité révèle la nature même du médium cinématographique.
Contrairement à la peinture traditionnelle qui offre une image fixe dont la temporalité dépend entièrement du regard subjectif (exception faite d’œuvres comme “Les Ambassadeurs” d’Holbein où l’anamorphose impose un parcours temporel), le cinéma impose sa propre temporalité mécanique. Le spectateur éprouve alors cette sensation caractéristique : “J’étais absorbé dans l’image en mouvement il y a un instant à peine, immergé au point de m’oublier moi-même, mais cet instant m’échappe déjà.”
Cette non-correspondance entre l’instant vécu et sa saisie consciente représente la structure fondamentale de l’expérience cinématographique. La perception et la réflexion sur cette perception ne peuvent jamais être parfaitement synchrones – l’une précède toujours l’autre dans un décalage constitutif. Le cinéma établit ainsi une esthétique de l’après-coup, car percevoir n’est jamais un acte immédiat mais toujours différé, l’apparente immédiateté n’étant qu’illusion, effet momentané de stupeur devant l’image.
La preuve tangible de notre perception de l’image cinématographique demeure insaisissable, sa contemporanéité avec elle-même impossible à établir. L’excitation physiologique que nous ressentons face au film n’est finalement qu’un leurre nécessaire. Paradoxalement, percevoir pleinement une image cinématographique implique de n’y être déjà plus totalement présent, engageant un jeu complexe de distance critique et de dessaisissement perceptif.
La lumière domestiquée
L’ère numérique a transformé radicalement notre rapport à l’image en mouvement. Dans l’intimité de nos espaces privés – chambre, bureau, salon – le moniteur diffuse désormais sa lumière comme le faisait autrefois le téléviseur, établissant un face-à-face direct qui illumine visage et regard. Il s’agit encore d’un flux d’images, mais d’une nature fondamentalement différente.
Cette expérience numérique s’affranchit des contraintes spatiales et temporelles du cinéma traditionnel. Plus de salle obscure partagée avec d’autres spectateurs, plus de durée prédéterminée à respecter. Le flux numérique habite nos domiciles telle une présence lumineuse persistante que nous fixons dans une relation individualisée. Ce flux d’Internet ne s’entrelace pas organiquement avec celui de notre conscience comme le faisait le cinéma – il provoque plutôt des soubresauts discontinus, des microstimulations au fil d’une navigation essentiellement instrumentale et fragmentée.
Dans ce contexte, l’œuvre numérique ne peut qu’aspirer à suspendre momentanément, presque imperceptiblement, ce flux incessant de données. Cette suspension représente une manière de faire vaciller, de faire clignoter cette lumière domestique. Un détournement subtil, une légère déception des attentes, ou plus précisément : un clignement d’œil à peine perceptible pour le spectateur connecté. Par cette interruption infime opposée au flot généralisé des données, se dessine encore une esthétique de l’après-coup, mais dans une configuration nouvelle.
Les créateurs numériques reconnaissent une position plus modeste que celle des cinéastes d’antan. Ils ne prétendent plus créer un art pour les masses, mais proposent des expériences pour des sensibilités singulières. Leurs objectifs s’avouent fragiles, leurs œuvres assumant leur caractère potentiellement défaillant. L’ambition n’est plus de réaliser la fusion parfaite entre flux machinique et subjectivité humaine, mais d’introduire des perturbations significatives dans la continuité numérique.
Par les fenêtres
L’ère numérique marque l’abandon d’une certaine foi caractéristique du cinéma – cette croyance désespérée dans le monde (qu’on hésite à nommer “réel”). Les créateurs numériques aspirent simplement à faire clignoter les flux établis, à suspendre momentanément leur continuité, sans l’illusion de pouvoir les interrompre définitivement. Cette position s’affranchit des notions de progrès, de croyance, d’espoir ou de désespoir, refusant toute forme de foi, fût-elle négative.
Contrairement au cinéma qui créait son propre flux temporel autonome, le flux numérique préexiste à toute création. Il est déjà-là, constitué par l’enchevêtrement infini des données circulant sur les réseaux. Les créateurs peuvent en saisir des fragments, reconfigurer le contexte de ce flux, le sélectionner, détourner les habitudes perceptives établies pour proposer un instant fugace d’intelligence véritable – un dessaisissement temporaire de l’identité présumée entre pensée et perception.
Le cinéma traditionnel a fonctionné comme une structure quasi-religieuse avec ses fidèles (les cinéphiles), ses autorités interprétatives (les critiques), ses espaces consacrés (les salles obscures), ses textes canoniques (les classements des meilleurs films de l’histoire). Le cinéma exigeait une forme de foi absolue de la part de ses créateurs et spectateurs, un engagement total dans sa temporalité spécifique.
Aujourd’hui, les salles se vident progressivement tandis que les habitations s’illuminent à la tombée du jour de la lueur des écrans numériques. Les spectateurs contemporains téléchargent sur leurs appareils personnels ces images du patrimoine cinématographique. Elles font momentanément vaciller la lumière des écrans LCD, suspendant brièvement le flux numérique qui, en réalité, ne s’interrompt jamais vraiment.
Cette transformation profonde de notre rapport à l’image en mouvement reflète une mutation anthropologique plus vaste, où l’expérience collective cède la place à une multitude d’expériences individuelles, connectées mais distinctes, fragmentées mais partageables, éphémères mais potentiellement plus accessibles que jamais.