Flußgeist, une fiction sans narration
Au regard du Pop art et des formes de création qui se sont inspirées, qui se sont liées et nourries des flux technico-médiatiques depuis le cubisme et les papiers collés, la situation actuelle ne constitue pas une révolution mais bien une radicalisation de tendances déjà anciennes. Car quelle est la singularité des flux contemporains et en particulier numériques? Que se passe-t-il lorsque nous « récupérons » un de ces flux de données?
C’est à cette question que convie une série de travaux commencée en 2002 avec « posit.io-n » et « La révolution a eu lieu à New York » et qui continue aujourd’hui avec différentes procédures de récupération de données »We not », « Traces of a conspiracy », « Le peuple manque », etc. L’hypothèse est simple: plutôt que de se limiter à la simple visualisation de données (comme on parle de visualisation en science) comme c’est souvent le cas (Golan Levin et d’autres), il s’agit d’essayer en se nourrissant de ces flux d’élaborer une fiction sans narration (FsN), c’est-à-dire sans instance langagière venant fixer d’avance le régime des phrases (puisqu’avec qu’avec ces flux nous sommes dans les multiplicités que la narration ne saurait réduire par subsumation), ce qu’on nomme communément un narrateur (au fil de discussions avec plusieurs personnes cette notion de FsN m’a semblé bien plus perturbante que je ne l’avais imaginé, certains de mes interlocuteurs estimant qu’il y avait là une espèce de contradiction dans les termes).
Tout se passe comme si nous nous mettions à l’écoute non des individus eux-mêmes (ce serait là un régime de croyance en une transparence des consciences) mais de leurs inscriptions, de leurs écritures. Écouter comme un ange distant et proche la voix intérieure des individus, poser la main sur une épaule insensible, soutenir sans pouvoir retenir (Les ailes du désir, 1986).
Le Pop art, et les pratiques qui le suivent (Closky, Manetas et d’autres) sont dans les flux par neutralisation affective: Warhol explique combien tout est formidable, combien les gens sont intéressants et les machines aussi. Duchamp par une neutralisation langagière: ajouter une signature factice à un objet qui ne l’est pas. Une nouvelle perspective s’ouvre à nous: du fait de la traductibilité généralisée des flux numériques et du fait que les industries cultutelles du web 2.0 se nourrissent de l’existence des individus en ne jouant plus le rôle que d’intermédiaire, du fait que ces industries anticipent jusqu’à l’ouverture de ces flux à d’autres applications (API), la neutralisation devient méta-langagière, c’est-à-dire qu’elle opère sur les structures mêmes du langage et non plus seulement sur ses opérations particulières. Il devient alors possible de capter ceux-ci en temps réel et de leur donner un nouvel agencement.
Se mettre à l’écoute des flux c’est entendre l’écho lointain et proche des existences, de toutes ces existences qui s’inscrivent sur le réseau. Internet devra donc être considéré comme une machine existentielle au sens où il devient, peut-être pour une période limitée, le principal support de conservation des vies individuelles (blog, flickr, youtube, etc.). Le téléphone mobile sera une interface d’entrée et de sortie sur le réseau. Ce n’est pas dire là que les existences y sont intégralement inscrites, l’existence se dérobe par définition à l’inscription et ce qu’on inscrit c’est toujours un peu plus et un peu moins que ce qu’on vit. Mais on peut simplement remarquer qu’à la manière du flâneur du XIXème siècle, nous parcourons à présent le réseau sans autre intervention que la récupération, la transformation et la traduction des flux. Loin d’être un jeu simplement déconstructeur (et la déconstruction aura toujours portée un certain désir de fiction et ne saura être analysée comme l’auto-présentation du discours, il suffit de relire « La carte postale » pour le comprendre), il s’agit d’une opération de production et de fiction: une fiction sans savoir ce qui arrivera, ce qui s’affichera parce qu’il y à présent une différence majeure entre l’inscription (ce sont les singularités qui s’en chargent) et l’affichage (c’est l’interface, la fiction, l’agencement que nous proposons).
La production artistique doit-elle être le simple mouvement d’une expression personnelle (parler en son nom n’est-ce pas risquer de voler la parole à d’autres?) ou dans le jeu formel d’un microcosme qui n’est plus que le résidu d’une période passée (les structures artistiques sont plus lentes à se modifier que la production)? Ne doit-elle pas simplement écouter le flux des individuations, l’incroyable mouvement de ces existences? Avions-nous auparavant accès, autre qu’en imagination, à chaque personne, à ce qui les relient, à ce qui les disjoint, à cet être-avec qui n’est pas la production d’une identité communautaire?