Produire un film en imagination artificielle / Produce a movie in artificial imagination

La production d’Haven (1971-1973) ouvre quelques émotions et pistes de réflexion sur le devenir du cinématographe dans le contexte de l’imagination artificielle (ImA), devenir qui est le plus souvent abordé du point de vue du remplacement (du doublage, des acteurs, du scénariste, du réalisateur, de la croyance en la vérité indicielle de la lumière nommée photoréalisme, etc.) plutôt que de l’expérimentation.

Si habituellement, une production cinématographique implique, du fait des contraintes financières de la production et de la division des tâches au sein d’une équipe, une préparation écrite et visuelle, c’est-à-dire une projection anticipative, dont le tournage devrait être le climax herzogien, Haven ne répond pas à cette manière de faire.

En effet, ce que j’avais prévu était vague et indécis, trouble, indéfini. C’est en animant automatiquement, et de façon scriptée, les images produites l’année dernière pour la première série de cartes postales, qu’une fiction a lentement émergée comme si l’espace latent proposait quelque chose. Ceci pourrait faire croire à une automobilité scénaristique, la machine se chargeant d’écrire le film, mais c’est au croisement du bruit de l’espace latent, de sa détermination par un apprentissage spécifique, et de ma propre capacité herméneutique à reprendre les fils hasardeux des générations statistiques, qu’une telle fiction a pu naître.

Il faut le répéter : l’angle mort de l’autonomie de l’IA-artiste est celui de l’être humain, et il faudrait mieux abandonner ce fantasme d’isolement pour préférer l’aliénation réciproque entre l’agent humain et l’agent machinique qui remâche de la culture humaine, autrement nommée anthropotechnologie. Il ne s’agit pas d’autonomie, mais d’une rencontre égarante entre deux bruits, l’un technique, l’autre organique.

La fiction a donc émergé de cette rencontre, de cet égarement, et elle fut sans narration, c’est-à-dire sans ce narrateur qui fixe le récit et dont la volonté (de puissance) pouvait auparavant s’incarner dans le projet du réalisateur de cinéma.

J’ai simplement rangé les animations, tentant un classement qui pouvait correspondre à une fiction qui fut renforcée par les voix off, elles aussi générées par une IA. J’écrivais avec un LLM, sélectionnant ce qui me plaisait, et générant immédiatement les voix. Cette vitesse d’exécution où je vois une image (ou une machine la voit), j’écris un texte, ce texte est lu « naturellement » et incorporé dans le montage, donne une nouvelle vigueur à l’expérimentation des images et s’éloigne des contraintes qui pèsent sur la production classique en cinéma.

J’ai ainsi participé à la réalisation de ce film, je n’ose le nommer ainsi même s’il mime certains de ses codes, mais je n’en ai pas été l’auteur démiurgique. Il y eut tant d’autres choses que moi et perdant ainsi un statut d’auteur, dont je n’avais jamais voulu, se dessine une autre fiction, inconsistante et conquise tout à la fois, car il faut savoir avancer dans le bruit de l’espace latent, laisser son imagination ne pas être attachée à l’illusion d’un sujet (l’auteur), mais n’être plus qu’une passibilité, qu’une manière d’être passible, sensible à…


Cette situation est comparable au sentiment nocturne d’être en train de rêver de parvenir à un certain degré de conscience et de distanciation au sein de son rêve et de le vivre comme s’il n’était pas le nôtre, comme s’il ne s’identifiait pas à notre subjectivité. À mesure que nous nous enfonçons dans le rêve, nous percevons un décalage. Nous sommes à nous-mêmes comme du dehors.

Depuis si longtemps, je marque une distance par rapport au cinéma qui est devenu, tout particulièrement dans le champ des arts visuels, une des références culturelles majeures. Nombre d’artistes veulent réaliser un film, s’entourer d’une grande équipe, cherchant un producteur capable de s’engager dans un projet étrange, et puis installer une salle noire avec un banc en bois pour que la « magie opère ». Ce sont souvent les mêmes images qui apparaissent, de lents travellings, réminiscence de la lenteur tarkovskienne, des personnages désorientés dont les gestes semblent ne pas répondre à leur volonté, une image un peu désaturée, grisâtre et obscure, des références cryptées à l’histoire, etc.

Tout se passe alors comme si ce postcinéma mimait le dispositif cinématographique en voulant se retrouver devant la toute-puissance de ce que fut, au XXe siècle, cette volonté. Il ne reste plus que le dispositif de narration, et on est pris en otage dans les expositions devant ces images avec leur début, fin et milieu où nous devons lier notre flux de conscience à la temporalité des images. La fiction semble s’être évanouie, seule persiste la référence à ce que fut le cinéma et à ce qu’il n’est sans doute plus.

Il y a pour l’artiste, et peut être plus encore pour le réalisateur classique, un dispositif industriel qui, la plupart du temps, diffère la réalisation du désir : on a un projet, on l’écrit, on fait des dossiers, on trouve une production, on réécrit les dossiers, on attend les commissions, on attend toujours jusqu’au point où il faudra, en quelques jours, en quelques semaines, filmer, espérant dans ce moment l’éclat d’une intensité perdue depuis longtemps dans l’attente, puis le montage, puis la diffusion, puis à nouveau un projet, un autre. Les moments d’imagination auront été noyés dans tous ces moments d’attente parce qu’on a été pris dans un réseau de dépendance qui aura brisé le flux du travail.

La vitesse de passage à l’acte avec l’imagination artificielle, qui sait mimer, cloner, répéter tous les médias, et qui nous donne la possibilité d’y opérer un choix pour que nous puissions nous y mêler et poursuivre avant que la machine ne continue, fait que nous retrouvons le goût de l’expérimentation et de l’étrangeté. Nous ne faisons pas ce que nous avons décidé et prévu, même si cette prévision est brisée par les conditions du tournage. Nous participons à un espace latent, nous y naviguons comme nous nous déplaçons dans une ville dont nous ne sommes pas habitants, mais qui nous habite un peu plus chaque jour. L’appartenance n’est pas en amont, telle une origine, mais en aval comme une promesse messianique.

Haven (1971-1973) est cette première expérience de fiction sans narration (FsN) au bord de l’espace latent, et qui excède par des œuvres dans l’espace public ses limites, où je me suis aliéné à ce qui m’était proposé et j’ai aliéné ce qu’on me proposait en en sélectionnant le résultat, en lui attribuant un sens, et, au préalable, en ayant opéré des apprentissages automatiques, en recevant la musique générée par Olivier Alary avec une IA. Ce qui en émerge est comme une imagination sans subjectivité ou alors une finitude sans existence. C’est bien moi. Ce n’est pas moi. C’est moi hors de moi. En plus de moi. C’est cet excès qui est mon autre.

The production of Haven (1971-1973) opens up some emotions and avenues of reflection on the future of the cinematograph in the context of artificial imagination (ImA), a future that is most often approached from the point of view of replacement (of the dubbing, the actors, the scriptwriter, the director, the belief in the indexical truth of light called photorealism, etc.) rather than experimentation.

If the financial constraints of production and the division of tasks within a team usually mean that a film production involves written and visual preparation, i.e. anticipatory projection, of which shooting should be the Herzogian climax, Haven doesn’t respond to this way of doing things.

Indeed, what I had planned was vague and indecisive, troubled and undefined. It was by automatically animating, in a scripted way, the images produced last year for the first series of postcards, that a fiction slowly emerged, as if the latent space were proposing something. This might sound like scripted automobility, with the machine taking care of writing the film, but it was at the intersection of the noise of latent space, its determination by specific learning, and my own hermeneutic capacity to pick up the hazardous threads of statistical generations, that such a fiction was born.

It bears repeating: the blind spot of the AI-artist’s autonomy is that of the human being, and it would be better to abandon this fantasy of isolation in favor of reciprocal alienation between the human agent and the machinic agent that remakes human culture, otherwise known as anthropotechnology. It’s not a question of autonomy, but of an egarious encounter between two noises, one technical, the other organic.

Fiction thus emerged from this encounter, from this bewilderment, and it was without narration, i.e., without that narrator who sets the narrative and whose will (of power) could previously be embodied in the filmmaker’s project.

I simply arranged the animations, attempting a classification that could correspond to a fiction that was reinforced by the voice-overs, also generated by an AI. I wrote with an LLM, selecting what I liked and immediately generating the voices. This speed of execution, where I see an image (or a machine sees it), I write a text, and this text is read “naturally” and incorporated into the editing, gives a new vigor to image experimentation and moves away from the constraints that weigh on classic cinema production.
I thus participated in the making of this film – I dare not call it that, even if it mimics some of its codes – but I was not its demiurgic author. There were so many things other than myself, and so losing an authorial status I never wanted, another fiction takes shape, inconsistent and conquered all at once, because you have to know how to move forward in the noise of latent space, let your imagination not be attached to the illusion of a subject (the author), but be nothing more than a passibility, a way of being passible, sensitive to…

This situation is comparable to the nocturnal feeling of being in a dream, of achieving a certain degree of awareness and distancing within one’s dream, and experiencing it as if it were not our own, as if it did not identify with our subjectivity. As we move deeper into the dream, we perceive a shift. We are to ourselves as if from the outside.

For so long, I’ve been distancing myself from cinema, which has become one of the major cultural references, particularly in the visual arts. Many artists want to make a film, surround themselves with a large team, look for a producer capable of committing to a strange project, and then set up a dark room with a wooden bench for the “magic to happen”. It’s often the same images that appear: slow dollies, reminiscent of Tarkovskian slowness, disoriented characters whose gestures don’t seem to respond to their will, an image that’s a little desaturated, grayish and obscure, cryptic references to history, and so on.
It’s as if this post-cinema mimics the cinematographic device in its desire to find itself in front of the omnipotence of what was, in the twentieth century, this will. All that’s left is the narrative device, and we’re held hostage in exhibitions before these images with their beginning, end and middle, where we have to link our stream of consciousness to the temporality of the images. Fiction seems to have vanished, and all that remains is the reference to what cinema once was, and what it probably no longer is.

For the artist, and perhaps even more so for the classic filmmaker, there’s an industrial apparatus that most of the time postpones the realization of desire: you have a project, you write it, you make files, you find a production, you rewrite the files, you wait for commissions, you wait and wait until the point where, in a few days, in a few weeks, you have to film, hoping in this moment for the glow of an intensity long lost in waiting, then editing, then broadcasting, then another project, another one. The moments of imagination will have been drowned out by all those moments of waiting, because we’ve been caught up in a web of dependency that has broken the flow of work.

The speed with which artificial imagination can mimic, clone and repeat all media, and which gives us the opportunity to make a choice so that we can get involved and continue before the machine continues, means that we rediscover a taste for experimentation and strangeness. We don’t do what we’ve decided and planned, even if that planning is shattered by the conditions of the shoot. We participate in a latent space, navigating it as we move through a city of which we are not inhabitants, but which inhabits us a little more every day. Belonging is not upstream, like an origin, but downstream, like a messianic promise.

Haven (1971-1973) is that first experience of fiction without narrative (FsN) on the edge of latent space, and which exceeds its limits through works in public space, where I alienated myself from what was proposed to me and alienated what was proposed to me by selecting the result, attributing meaning to it, and, beforehand, having operated automatic learning. What emerges is imagination without subjectivity, or finitude without existence. It is me. It’s not me. It’s me outside me. In addition to me. It is this excess that is my other.