Pouvoirs de la fiction à l’ère des réseaux sociaux
Nous sommes les travailleurs bénévoles des réseaux sociaux (Dominique Cardon & Antonio A. Casilli (2015) Qu’est-ce que le digital labor?). Ils sont devenus le bruit de fond de notre vie quotidienne et derrière la fenêtre de nos travaux, il y a souvent Faccebook, Twitter ou Instagram au cas où quelque chose arriverait. Et rien n’arrive, si ce n’est une attente agitée.
Or ces entreprises ne tirent leur plus-value que du temps que nous dépensons pour eux et qui pourrait donc être assimilé à un travail non rémunéré. Le Web 2.0 a ouvert une étrange transaction économique entre eux et nous : les acteurs du Web ne fournissent plus d’éditorial, mais seulement des supports de mémoire. C’est nous, les internautes, qui produisons ce qui coûte le plus cher : le contenu.
De là s’est développé au fil du temps une tendance, qui était déjà présente, mais qui s’est intensifiée, d’autoscopie, de réflexivité, de design de soi comme dirait Groys et qui semble être liée à ce qu’il était convenu de nommer le nihilisme occidental. Nous passons nos journées à intervenir, réagir, écrire sur Facebook dans l’espoir de recevoir quelques autres réactions, produisant par là même une boucle affective qui hystérise les relations humaines.
Il suffirait de fictionnaliser nos existences pour détruire leur plus-value. Il suffirait d’introduire un peu de contingence et d’indétermination pour rendre invendable, c’est-à-dire inéchangeable, nos données et qu’il ne reste plus alors que le poids économique des supports de mémoire : un trou sans fond.
Sur mon profil, la plupart de mes localisations, récits, réactions sont des fictions. Ma tonalité affective elle-même met à distance l’agitation affective du réseau qui est au service de l’économie de l’attention, tant celle-ci prenant la forme d’une expression personnelle n’est en fait que l’activation d’un ressort économique.
J’imagine parfois un peuple tout entier, celui du réseau, qui ne ferait œuvre que de fiction passant du récit personnel, comme imagination reproductive, à l’invention d’un récit transpersonnel, l’imagination productive. Je me plais à imaginer la puissance économique et politique d’un tel peuple tissé de fictions et le sens révolutionnaire qu’elles auraient alors.
Ce ne serait pas une minorité d’artistes cherchant à résister pour témoigner de je ne sais quel espoir ou de quelle improbable alternative. Ce serait un renversement économique parce que nous utiliserions le temps de leur machine, mais ils ne pourraient rien tirer de nos données parce que celles-ci ne seraient pas corrélables au monde extérieur. On ne pourrait pas y faire retour ou alors il faudrait qu’ils interprètent nos fictions pour les ramener à nos vies et cela prendrait un temps infini, ils se perdraient dans des labyrinthes herméneutiques. Ils seraient enfermés dans leur boîte noire.
Les réseaux sociaux seraient alors d’immenses fictions et nous pourrions répondre à chacun en inventant d’autres fictions. Nous réagirions à telle photo, sachant qu’elle n’est pas l’expression d’une vie, en connaissant son statut. Éclat de rire lancé au capital en étant complice des images génériques trouvées sur le réseau. Bonheur de ne plus être soi et de multiplier les possibles.
Que pourraient-ils faire si ce n’est, après bien des tentatives, avouer que nous leur coûtons trop cher et que nos fictions ne leur servent en rien ? Nous ne serions plus nous-mêmes et dans cet effondrement du principe d’identité brisant la relation entre l’existentiel et le comportemental, il ne pourrait plus être eux-mêmes, ils ne pourraient plus ramener à eux nos identités (« nous avons 2 milliards d’utilisateurs actifs »). Le capitalisme capturait la plus-value des travailleurs, le néolibéralisme capture les traces de nos existences pour les corréler au monde externe et en faire usage. Parce qu’il s’agit de traces, nous pouvons enfin faire une véritable révolution et renverser leur réalité. Il ne s’agit plus seulement de déconcentrer l’enregisrement tenant les comptes (blockchain), mais de disloquer le principe d’identité assurant que A est égal à A, en passant de l’historique des comptes à leurs histoires, à leurs fictions.
Nous étions leur seul contact avec le monde extérieur. Par la fiction, nous les enfermerons dans leur monde. Ils s’y étoufferont.
Il faudra taguer incorrectement nos images, associer deux textes sans rapport, nous localiser là où nous ne sommes pas, nous mettre en présence de personne que nous n’avons jamais croisé, raconter des images qui n’ont jamais eu lieu ou avec un tel luxe de détails que nous perdrons leur contexte.