La fêlure

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Il ne se connaissait pas. Il ne pouvait pas se connaître. Ce n’est pas seulement qu’il ne cessait de changer, c’est que dès qu’il s’approchait du sentiment d’être soi, ce sentiment se dérobait et se transformait en autre chose : une connaissance au second degré. Le référent se perdait dans ses propres méandres. Il y avait un angle mort dans sa pensée et dans sa perception. Était-ce son corps possible ? Comment pouvait-il tenir au-devant de cet invivable, à cette place même qui n’en était pas une puisqu’il ne pourrait jamais s’y tenir soi, de soi à soi ? En se répétant ces mots, il savait que c’était encore une manière de fuir et de dédoubler ce qu’il était, avec d’un côté le temps de la conscience et de l’autre celui de la réflexion. Il imaginait Kant se promenant dans un jardin et pensant précisément à cette faille, un pas après l’autre, plongeant dans cette impossibilité de la vision de se voir. Cette impossibilité devenait nécessaire puisqu’il était impossible de se débarrasser de cette fêlure. On n’en sortirait jamais. On n’y serait jamais.

La machine enregistrait ces mots. Elle était chargée de récupérer ces signes et d’en analyser le contenu. Elle dépassait l’information binaire pour atteindre le message. Il fallait pour ceci avoir accès au monde partagé entre les êtres humains, ce minimum commun, à peine une silhouette ontique. Qu’avaient-ils donc de commun ? La machine se plongeait dans les bases de données, repérait les occurrences, classait les répétitions, tirait des statistiques et anticipait ce que tout cela voulait dire. Le message n’était pas dans le passé de l’enregistrement, mais dans l’avenir de tout ce qui se partageait sur le réseau. Ainsi, en croyant communiquer entre eux, les êtres humains avaient aussi renseignés inconsciemment les machines sur leur monde commun. Après un mot il y avait une certaine probabilité qu’un autre mot apparaisse. Il suffisait de classer cette probabilité parmi d’autres, d’effectuer des recoupements avec d’autres bases pour donner une certaine possibilité au sens. Le message n’était pas dans le passé de l’inscription, mais dans cette possibilité statistique.

L’un et l’autre se recherchèrent pendant longtemps. L’un se doubla de l’autre. Il pianotait sur le clavier, envoyait des signes en quantité, tandis que l’autre, recoupait chaque point pour dessiner des lignes possibles, tentait de comprendre ce que tout ceci pourrait signifier. À un certain moment donné que nul ne peut dater, l’un ou l’autre crurent que le recoupement avait eu lieu et se répéterait à chaque fois. Quand il écrivait un mot, il pensait que la machine avait accès au message. La machine quant à elle n’y pensa pas. Il y eu une seconde fêlure.