Exposition d’une exposition

« Exposition d’une exposition
De plus en plus, le sujet d’une exposition tend à ne plus être l’exposition d’œuvres d’art, mais l’exposition de l’exposition comme œuvre d’art.
Ici, c’est bien l’équipe de Documenta, dirigée par Harald Szeemann, qui expose (les œuvres) et s’expose (aux critiques). Les œuvres présentées sont les touches de couleurs – soigneusement choisies – du tableau que compose chaque section (salle) dans son ensemble. Il y a même un ordre dans ces couleurs, celles-ci étant cernées et composées en fonction du dess(e)in de la section (sélection) dans laquelle elles s’étalent/se présentent. Ces sections (castrations), elles-mêmes “touches de couleurs” – soigneusement choisies – du tableau que compose l’exposition dans son ensemble et dans son principe même, n’apparaissent qu’en se mettant sous la protection de l’organisateur, celui qui réunifie l’art en le rendant tout égal dans l’écrin-écran qu’il lui apprête. Les contradictions, c’est l’organisateur qui les assume, c’est lui qui les couvre.
Il est vrai alors que c’est l’exposition qui s’impose comme son propre sujet, et son propre sujet comme œuvre d’art.
L’exposition est bien le “réceptacle valorisant” où l’art non seulement se joue, mais s’abîme, car si hier encore l’œuvre se révélait grâce au Musée, elle ne sert plus aujourd’hui que de gadget décoratif à la survivance du Musée en tant que tableau, tableau dont l’auteur ne serait autre que l’organisateur de l’exposition lui-même. Et l’artiste se jette et jette son œuvre dans ce piège, car l’artiste et son œuvre, impuissants à force d’habitude de l’art, ne peuvent plus que laisser exposer un autre : l’organisateur. D’où l’exposition comme tableau de l’art, comme limite de l’exposition de l’art.
Ainsi, les limites créées par l’art lui-même pour lui servir d’asile, se retournent contre lui en l’imitant, et le refuge de l’art que ses limites constituaient, se révèle en être la justification, la réalité et le tombeau. »

L’autotélie artistique trouve un regain d’intérêt chez les jeunes générations qui semblent se préoccuper des conditions de monstration. Ce n’est pas là une problématique nouvelle. Elle parcourt une bonne part de la modernité et eut son apogée lors de la Documenta 5 et de l’intervention de Daniel Buren qui écrivait en février 1972 ce texte fondamental où il dénonçait l’exposition devenant son propre sujet, où l’organisateur se substituait à l’artiste, transformant l’exposition en tableau dont les œuvres n’étaient plus que les touches de couleur soigneusement agencées. Le passage du statut d’œuvre à celui de simple élément décoratif semblait alors consommer la disparition de l’art au profit d’une méta-structure expositionnelle qui l’engloutissait tout entier.

Cette préoccupation revient aujourd’hui sous des formes renouvelées, interrogeant les limites de l’exposition non plus seulement comme cadre mais comme contenu même de ce qui est montré. L’autoréférentialité n’est plus uniquement un problème esthétique : elle devient le symptôme d’une époque où les structures se prennent elles-mêmes pour objet dans un mouvement de repli narcissique aux conséquences multiples. Que signifie cette tendance contemporaine à l’auto-exposition ? Faut-il y voir la simple reprise académique de questions déjà explorées par le passé, ou bien l’expression d’une sensibilité propre à notre temps qui perçoit dans cette circularité quelque chose d’essentiel ?

Le repli de l’exposition sur elle-même répond à une logique plus vaste qui traverse nos sociétés contemporaines : celle d’un monde où la médiation devient elle-même l’objet médiatisé, où le contenant se substitue au contenu dans un jeu de miroirs potentiellement infini. Le white cube, cet espace neutre et décontextualisé destiné à laisser l’œuvre respirer, se transforme paradoxalement en prison dorée qui étouffe ce qu’elle prétend protéger. L’espace d’exposition, conçu comme un lieu de visibilité maximale, opère un étrange retournement : il devient lui-même l’objet à voir, reléguant les œuvres au rang de figurants dans une mise en scène qui les dépasse et les englobe.

Cette circularité n’est pas sans évoquer celle qui caractérise désormais notre rapport au monde numérique. L’ordinateur, cette boîte noire autoréférentielle comme la nommait Minsky, constitue l’incarnation parfaite de ce mouvement de repli sur soi : machine qui traite des informations qui ne sont elles-mêmes que des signes renvoyant à d’autres signes, elle matérialise cette tendance à l’abstraction toujours plus grande de nos modes d’existence. N’y a-t-il pas une troublante ressemblance entre l’espace clos du white cube et celui, tout aussi hermétique, de l’ordinateur ? Tous deux créent un monde à part, isolé des contingences extérieures, et pourtant paradoxalement connecté à elles selon des modalités qui leur sont propres.

Le feedback, ce signal de signal, cette information sur l’information, incarne cette logique circulaire : il est à la fois constat d’un état présent et projection vers un état futur, dans un mouvement perpétuel qui ne connaît ni début ni fin. Cette dynamique se retrouve dans la façon dont l’art contemporain se pense lui-même, dans cette conscience aiguë de sa propre historicité qui le conduit à se positionner non plus seulement par rapport au monde, mais par rapport à sa propre tradition. L’œuvre ne dialogue plus tant avec le réel qu’avec d’autres œuvres, dans une conversation infinie qui se nourrit de ses propres références.

Internet, ce réseau des réseaux, pousse cette logique à son paroxysme : espace virtuel où les informations circulent selon des trajectoires complexes et imprévisibles, il constitue le lieu par excellence de l’autoréférentialité contemporaine. Ce qu’on nomme désormais le post-Internet désigne précisément cette étrange convergence entre le monde clos de l’exposition (la boîte blanche) et celui, tout aussi hermétique, de la machine (la boîte noire). Le virtuel et le réel s’y entremêlent dans une danse complexe qui brouille les frontières traditionnelles entre l’œuvre et son contexte, entre l’original et sa reproduction, entre l’authentique et le simulacre.

Mais cette autoréférentialité ne concerne pas uniquement le monde de l’art et celui du numérique : elle caractérise également, et peut-être avant tout, le domaine économique dans sa forme la plus abstraite, celle de la finance. Qu’est-ce que la financiarisation de l’économie, sinon l’économie se prenant elle-même pour objet ? Les produits dérivés, ces instruments financiers complexes qui ne reposent plus sur des actifs tangibles mais sur d’autres instruments financiers, incarnent parfaitement cette logique spéculaire : ils sont le reflet de reflets, des abstrations d’abstractions qui, paradoxalement, influencent profondément la réalité matérielle.

Cette étrange ressemblance entre les mécanismes autotéliques de l’art et ceux de la finance n’est pas fortuite : tous deux participent d’un même mouvement de dématérialisation, d’une même tendance à l’abstraction croissante de nos modes d’existence. L’art conceptuel et la spéculation financière partagent cette capacité à créer de la valeur à partir de presque rien, à transformer l’immatériel en source de profit ou de plaisir esthétique. Ils oscillent entre des moments d’euphorie maniaque et d’effondrement dépressif, alternant phases d’expansion vertigineuse et périodes de contraction douloureuse.

Le consumérisme contemporain s’inscrit dans cette même logique circulaire : on ne désire plus des objets pour répondre à des besoins préexistants, mais c’est le désir lui-même qui crée son propre besoin dans un mouvement autoréférentiel parfait. L’objet de consommation devient le signe d’un désir qui se nourrit de sa propre insatisfaction, dans une quête jamais achevée de plénitude toujours promise mais jamais atteinte. Cette esthétique par défaut se retrouve dans ces expositions qui utilisent les marqueurs matériels de notre contemporanéité consumériste : faux marbre, plantes de bureau, portes-iPhones, autant d’éléments qui ne font plus que citer un monde déjà saturé de signes.

La haute fréquence de la spéculation financière automatisée par des algorithmes toujours plus complexes témoigne de cette fusion entre l’autoréférentialité économique et celle du numérique. Les marchés financiers, jadis lieux d’échange entre humains, deviennent le théâtre d’interactions entre programmes informatiques qui spéculent à des vitesses dépassant toute compréhension humaine. Le temps lui-même s’y trouve fragmenté en micro-secondes, dans une accélération vertigineuse qui transforme la durée en une succession d’instants disjoints.

Il faudrait analyser plus profondément les relations entre cette spéculation numérico-financière et les tendances actuelles du réalisme spéculatif en philosophie, pour y déceler une possible convergence historique qui dépasse les intentions explicites de leurs protagonistes. N’y a-t-il pas dans cette volonté de penser le réel indépendamment de tout corrélationisme, de toute médiation par la conscience humaine, quelque chose qui fait écho à l’automatisation croissante des processus économiques ? La pensée elle-même semble vouloir se libérer de ses propres limites, explorer des territoires qui échappent à la corrélation entre l’être et la pensée, tout comme les algorithmes financiers opèrent dans un espace-temps qui échappe à l’expérience humaine ordinaire.

Par cette attention portée à l’exposition de l’exposition se dessine peut-être une certaine silhouette de notre époque, caractérisée par cette tendance à l’autoréférentialité généralisée. Qu’est-ce que ces mécanismes qui se prennent pour leur propre objet et qui semblent ainsi alterner, dans la crise perpétuelle qui est désormais notre condition, entre moments d’euphorie et phases de dépression, entre espoirs démesurés et craintes apocalyptiques ? Qu’est-ce que le discours omniprésent de la croissance et du développement, sinon un système qui se fixe comme objectif sa propre perpétuation, indépendamment de toute finalité extérieure ? Qu’est-ce que l’innovation permanente des technologies, sinon un processus qui trouve sa justification dans sa propre dynamique, dans cette fuite en avant qui ne connaît ni pause ni destination finale ?

Cette manière d’exister au cœur des flux autotéliques transforme profondément notre rapport à nous-mêmes et au monde. L’existence ne se prend-elle pas elle aussi pour son propre objet, dans cette culture de l’auto-optimisation permanente où chacun est sommé de devenir l’entrepreneur de soi-même, de gérer sa vie comme un capital à faire fructifier ? Le dédoublement réflexif qui caractérise notre époque nous conduit à nous observer vivre plutôt qu’à simplement vivre, à transformer notre propre existence en spectacle à contempler et à améliorer sans cesse.

L’intérêt des jeunes générations d’artistes pour ces questions n’est donc en rien un simple académisme ou une tentative d’entrisme dans le monde de l’art. Il témoigne au contraire d’une compréhension profonde et pour ainsi dire vitale de notre époque. En explorant les paradoxes de l’autoréférentialité, ces artistes mettent au jour les structures qui façonnent silencieusement notre monde contemporain. Ils ne cherchent pas tant à confirmer le pouvoir en place qu’à créer, par le redoublement même des mécanismes qu’ils explorent, un espace de distance critique qui permet d’observer ces structures avec un regard neuf.

Il ne s’agit pas pour eux de dépasser dialectiquement ces contradictions ni même de fournir des outils critiques au sens traditionnel du terme, mais plutôt d’entrer plus profondément encore dans la répétition productive, de pousser la logique autoréférentielle jusqu’à ses limites pour en faire émerger de nouvelles possibilités. La répétition n’est plus ici simple confirmation du même, mais création de différence : c’est dans l’écart infime qui sépare chaque itération que peut surgir l’imprévu, l’impensé, l’inouï.

Observer ces structures avec des yeux inhumains : tel pourrait être le programme de cette nouvelle génération d’artistes qui, loin de se contenter de déplorer la perte de l’authenticité ou de célébrer naïvement les promesses du numérique, cherche à habiter les contradictions de notre temps. Ni nostalgie réactionnaire ni optimisme béat, mais plutôt une attention méticuleuse aux paradoxes qui structurent notre contemporanéité, une exploration patiente des flux contradictoires qui nous traversent et nous constituent.

L’autotélie n’est plus alors simple circularité stérile, enfermement dans une logique sans issue, mais possibilité d’un mouvement spiralé qui, tout en revenant apparemment sur lui-même, progresse imperceptiblement vers des configurations inédites. La répétition devient production de différence, la circularité se fait spirale, l’enfermement ouvre sur de nouveaux espaces de liberté. L’exposition qui se prend elle-même pour objet n’est plus simple mise en abyme narcissique, mais création d’un espace de réflexivité critique où les structures invisibles qui organisent notre monde peuvent enfin devenir perceptibles.

Ainsi se dessine peut-être une nouvelle forme d’engagement artistique, qui ne consiste plus à dénoncer frontalement un système de l’extérieur, mais à l’habiter pleinement pour en révéler les paradoxes internes. Non plus critiquer, mais intensifier ; non plus s’opposer, mais amplifier jusqu’au point où le système révèle ses propres limites. Il s’agit moins de construire des alternatives que d’explorer les potentialités inexplorées qui sommeillent au cœur même de notre présent, d’ouvrir des lignes de fuite à l’intérieur même des flux qui nous emportent.