Des finitudes excédées / Exceeded finitudes

La question des technologies est posée à nouveau frais par la prise de pouvoir de ce nouveau fascisme où s’allient le carbofascisme, le capitalofascime (Trump) et le vectofascisme (Silicon Valley). Cette tripartition ne répond pas à un désir de multiplier inutilement les concepts, mais montre combien cette prise de pouvoir est le fait de personnes hétérogènes. Dans ce contexte, il est de plus en plus frappant de remarquer que les GAFAM constituent un projet politique dont Elon Musk semble être la quintessence.

Cette situation nouvelle, mais depuis longtemps anticipée, entraîne souvent une réaction technocritique consistant à envisager la technique comme une rationalité excessive qui, transformant tout en chiffres, finit par traiter les êtres humains (et tout le reste) de la même façon jusqu’à l’extermination.

Cette critique de la raison, héritée de Kant puis poursuivie par Horkeimer et Adorno, a trouvé après la Seconde Guerre mondiale un terrain favorable puisque la rationalité industrielle s’était appliquée à la production de cadavres et à la négation même de la finitude. C’était jusqu’aux ancêtres des ordinateurs produits par IBM qu’on retrouvait dans les camps de concentration et d’extermination pour automatiser le traitement des stocks humains.

La situation actuelle semble être une extension de cette folie paranoïaque de la raison dont le résultat est la consumation et l’extermination dans un contexte planétaire qui a étendu la finitude de l’individu à l’espèce et à tous les êtres vivants.

On comprend mieux pourquoi la technocritique rêve d’une autre technique, bricolée et dénuée d’hubris, respectueuse des finitudes, humble et discrète, s’inspirant du vivant pour s’y fondre de manière océanique et métamorphique. On comprend mieux comment une part de cette critique de la rationalité technicienne invoque même la possibilité d’un monde hors technique, voyant en celle-ci un mal dont il nous faudrait nous libérer, libération à la limite du possible dont la difficulté est à la hauteur de notre faute.

Mais ce que ces technocritiques ne parviennent pas à penser c’est que la critique de la raison est la modernité elle-même, comme doublement réflexif de la raison, vertige qui n’est pas sans rapport avec l’inhumanité exterminatrice. Avant de comprendre même pourquoi à la limite de la finitude de l’espèce, et de son extinction, nous « jouons » avec l’IA pour créer ce qui peut sembler le plus inutile : produire des documents au second degré, rendre les archives récursives, et à cette fin consumer plus encore la planète, dévorer son énergie, extraire les minerais et détruire les montagnes, etc. En mettant hors d’eux-mêmes cette consumation et en limitant la technique à n’être qu’un instrument aux mains de la folie d’une volonté de puissance déchaînée, cette critique clôture d’avance ce qui nous arrive et s’en extrait, alors même que nous y sommes.

C’est que la critique de l’hubris a souvent été utilisée pour occulter l’ambigu excès de la technique et de la finitude. Car si les technologies sont bien produites par des êtres humains, et prenant en compte que leurs projets sont toujours déjà surdéterminés par un contexte technique, elles excèdent leur capacité. De sorte que la production technicienne est ambiguë en un sens élevé. Ainsi, le Web 2 0 est bien pour une part le résultat de l’activité humaine déposant des documents mémoriels et les inscrivant sur des disques durs dans des datacenters. Mais l’ensemble de ces fichiers dépasse les capacités de métabolisation attentionnelle des êtres humains, de sorte qu’ils perçoivent le résultat de leurs activités comme quelque chose qui leur est étranger.

On pourrait s’effrayer des conséquences de cette externalisation ou se réjouir du fait que « Je  est un autre » passe de l’superstructure à l’infrastructure. Quoiqu’il en soit, l’être humain ne se limite pas à l’humanité dans sa production. Il a une tendance à s’excéder, à produire un sol qui se dérobe sous ses pieds, ses inventions l’infondent. Et ce n’est là pas seulement de l’hubris, mais la structure la plus fondamentale et irrésolue de la finitude que peine à envisager la critique, laissant cet excès se transformer, en effet, en volonté de puissance parce qu’il est entre les seules mains des fascistes qui transforment la production de désir en généralisation du ressentiment.

Qu’est-ce que cet excès de la finitude ? Qu’est-ce que cette finitude excédée ? Si nous savons d’une certitude sans contenu que nous allons mourir, car pour la plupart nous ne savons ni quand ni comment, et qu’ainsi la limite est toujours présente, notre capacité de connaître est infinie. Non pas que le contenu de notre connaissance l’est, mais il existe un écart entre ce contenu impossible et notre capacité possible. Ainsi nous pouvons poser face à nous de l’en tant que tel qui désigne la présence de la connaissance entre notre absence. Nous sommes alors pris entre la conscience de notre fin et le caractère illimité de la connaissance. Cette absence de limite au cœur de la finitude a pris la forme de l’astrophysique et d’une connaissance des dimensions hors de proportion de l’univers. Les conditions de la pensée sont l’impensable et l’entropie comme fin de toute pensée. Ceci entraîne donc la finitude à ne pas être une limite existante, mais une illimitation au cœur de la fin, celle-ci pouvant s’exprimer sous la forme d’un pessimisme cosmique.

Cette illimitation est sans rapport avec l’hubris capitalofasciste qui n’est qu’une adéquation de la volonté de puissance à elle-même par l’intermédiaire de la mise en forme destructrice de la matière en des formes déterminées par un usage. Cette illimitation est sans contenu, on ne peut la toucher du fait de son absence de limite et sa condition est un être fini, conscient de cette limite qui détermine son existence sans pour autant avoir de contenu pour lui-même.

Ce décalage dans l’existence faisant que celle-ci est toujours inadéquate produit la technique comme externalisation de la différance entre l’illimitation de la connaissance et la finitude. Différance comme différer qui produit une distance entre ce qui est et le possible, ceux-ci ne préexistant pas à cette prise de distance.

Que le fascisme sache fort bien conjurer et convertir cette différance en ressentiment et déchaîne par là même des affects dont l’illimitation ne peut s’exprimer que par l’extermination des finitudes différantes (une illimitation dont le seul contenu fini sera la mort), ne doit pas nous mener à rendre coupable le caractère excédé de la finitude et l’externalisation technique. C’est pourtant ce que semblent faire certains des nôtres, espérant un équilibre et un réenracinement dans les limites planétaires. Mais la finitude ne peut se répéter à l’identique. La finitude humaine ne se conjoint pas avec la finitude planétaire. Elle se répète en se différant, c’est-à-dire en s’illimitant, sans que cette absence de limite ait quelque contenu que ce soit.

Nous nous savons mortels plongés dans un cosmos aux dimensions inhumaines. L’exceptionnalisme humaniste, qui est une autre forme de volonté de puissance cherchant à être adéquate à elle-même, se disloque dans la connaissance que nous avons des temporalités de l’univers. Partout la limite, partout l’illimitation. Partout l’en tant quel tel.

Cet excès de la finitude nous le ressentons quotidiennement lorsque nous imaginons notre souffle se briser, notre corps céder, tomber. Nous le percevons quand nous sentons cette agitation au plus intime, comme si quelque chose d’indéterminé était irrésolu et nous comprenons que c’est l’indétermination même.

Nous devons nous saisir de cet excès non pour exécuter le programme nihiliste de la volonté de puissance, mais pour que la finitude puisse se différer plus encore, ne pas se ressembler et étant à distance d’elle-même, prendre conscience de la possibilité d’un monde qui n’est pas, qui n’a pas été, qui ne sera pas, un monde non-encore-né. Le fascisme conçoit l’excès comme un dépassement de la finitude grâce à la construction de stades en ruines ou de colonies fantômes sur Mars. L’excès, parce que l’identique revient à lui-même, est une augmentation jusqu’à la clôture de son objet. Nous pensons l’excès comme un approfondissement de la finitude et comme une intensification de la fragilité. Il faudrait être capable, hors de soi et en soi, de percevoir une finitude non existentielle en tant que faille de la réflexivité. L’excès fasciste est une augmentation, volonté de puissance, mise à mort de la mort jusqu’à l’extermination effective et auto-destruction. Mais la finitude excédée ne l’est pas du dehors, ne l’est pas par une image plus haute de soi-même, elle l’est de sa propre blessure.


The question of technology is being posed afresh by the seizure of power by this new fascism, which combines carbofascism, capitalofascism (Trump) and vectofascism (Silicon Valley). This tripartition does not respond to a desire to multiply concepts unnecessarily, but shows how much this seizure of power is the work of heterogeneous people. In this context, it is increasingly striking to note that the GAFAMs constitute a political project of which Elon Musk seems to be the quintessential figure.

This new, but long-anticipated situation often leads to a technocritical reaction, which sees technology as an excessive rationality that, by transforming everything into numbers, ends up treating human beings (and everything else) in the same way, to the point of extermination.

This critique of reason, inherited from Kant and continued by Horkeimer and Adorno, found fertile ground after the Second World War, when industrial rationality was applied to the production of corpses and the very negation of finitude. This was the case right up to the ancestors of the IBM-produced computers found in concentration and extermination camps to automate the processing of human stocks.

The current situation seems to be an extension of this paranoid madness of reason, the result of which is consumption and extermination in a planetary context that has extended the finitude of the individual to the species and all living beings.

It’s easy to understand why technocriticism dreams of a different kind of technology, one that is cobbled-together and devoid of hubris, respectful of finitudes, humble and discreet, drawing inspiration from living beings to merge with them in an oceanic, metamorphic way. It’s easy to understand how part of this critique of technocratic rationality even invokes the possibility of a world without technology, seeing it as an evil from which we need to free ourselves, a liberation at the limit of possibility, the difficulty of which is equal to our fault.

But what these technocritics fail to consider is that the critique of reason is modernity itself, as a reflexive doubling of reason, a vertigo not unrelated to exterminating inhumanity. Before we even understand why, on the verge of species finitude and extinction, we “play” with AI to create what may seem the most useless of things: producing documents to the second degree, making archives recursive, and to this end consuming the planet even more, devouring its energy, extracting minerals and destroying mountains, and so on. By putting this consumption out of its proper place, and limiting technology to being no more than an instrument in the hands of the madness of an unleashed will to power, this critique closes in advance what is happening to us, and extracts itself from it, even as we are in it.

The critique of hubris has often been used to conceal the ambiguous excess of technology and finitude. For if technologies are indeed produced by human beings, and taking into account that their projects are always already overdetermined by a technical context, they exceed their capacity. As a result, technological production is ambiguous in an elevated sense. Thus, Web 2 0 is indeed partly the result of human activity, depositing memory documents and inscribing them on hard disks in datacenters. But the totality of these files exceeds the attentional metabolism capacities of human beings, so that they perceive the result of their activities as something foreign to them.

We could be frightened by the consequences of this externalization, or rejoice in the fact that “I is another” is moving from the superstructure to the infrastructure. Whatever the case, human beings do not limit themselves to humanity in their production. He has a tendency to go beyond himself, to produce a ground that slips beneath his feet, his inventions unfounding him. And this is not just hubris, but the most fundamental, irresolvable structure of finitude that critics struggle to envisage, allowing this excess to be transformed, in effect, into the will to power, because it is in the hands of fascists alone, who transform the production of desire into the generalization of resentment.

What is this excess of finitude? What is this excess of finitude? If we know with contentless certainty that we are going to die – because for the most part we know neither when nor how – and thus the limit is always present, our capacity to know is infinite. Not that the content of our knowledge is, but there is a gap between this impossible content and our possible capacity. In this way, we can place before us the as-such, which designates the presence of knowledge between our absence. We are then caught between the awareness of our end and the limitlessness of knowledge. This absence of limits at the heart of finitude has taken the form of astrophysics and knowledge of the universe’s out-of-proportion dimensions. The conditions of thought are the unthinkable and entropy as the end of all thought. This leads finitude not to be an existing limit, but an unlimitedness at the heart of the end, which can be expressed in the form of cosmic pessimism.

This limitlessness has nothing to do with capitalist-fascist hubris, which is merely the will to power’s adaptation to itself through the destructive shaping of matter into forms determined by use. This limitlessness has no content; it cannot be touched because it has no limit, and its condition is that of a finite being, conscious of this limit which determines its existence, yet has no content for itself.

This discrepancy in existence, making it always inadequate, produces technique as the externalization of the difference between the limitlessness of knowledge and finitude. Difference as a deferral that produces a distance between what is and what is possible, both of which do not pre-exist this distancing.

Fascism’s ability to conjure up and convert differentiation into resentment, and thereby unleash affects whose limitlessness can only be expressed through the extermination of differentiating finitudes (a limitlessness whose only finite content will be death), should not lead us to blame the excessive nature of finitude and technical externalization.
Yet this is what some of us seem to be doing, hoping for a balance and a re-rooting within planetary limits. But finitude cannot be repeated identically.Human finitude is not the same as planetary finitude.
It repeats itself by differing, i.e. by becoming unlimited, without this absence of limit having any content whatsoever.

We know ourselves to be mortals, immersed in a cosmos of inhuman dimensions. Humanist exceptionalism, which is another form of the will to power seeking to be adequate to itself, breaks down in our knowledge of the temporalities of the universe. Everywhere the limit, everywhere the limitless. Everywhere the “as is”.

We feel this excess of finitude every day when we imagine our breath breaking, our body giving way, falling. We perceive it when we feel this restlessness in our innermost being, as if something indeterminate were unresolved, and we understand that it is indeterminacy itself.

We must seize upon this excess, not in order to carry out the nihilistic program of the will to power, but so that finitude can differentiate itself even more, not resembling itself and being at a distance from itself, become aware of the possibility of a world that is not, that has not been, that will not be, a world not yet born. Fascism conceives of excess as the overcoming of finitude through the construction of ruined stadiums or ghost colonies on Mars. Excess, because the identical returns to itself, is an increase to the point of closure of its object. We think of excess as a deepening of finitude and an intensification of fragility. We need to be able, outside ourselves and within ourselves, to perceive a non-existential finitude as a flaw in reflexivity. Fascist excess is augmentation, the will to power, the killing of death to the point of effective extermination and self-destruction. But exceeded finitude is not exceeded from outside, is not exceeded by a higher self-image, it is exceeded by its own wound.