L’équivalence vide

Le capitalisme opère en créant une valeur d’équivalence généralisée dont rien ne semble pouvoir s’échapper. Dans ce cadre la transgression ne fait qu’instituer une limite qu’elle tente de déplacer. Le capitalisme place sur le même plan des objets et des phénomènes hétérogènes en permettant leur échange par une valeur zéro, l’argent. Il occulte ainsi les différents et ne cesse de franchir les écarts.

Comment penser cette opération fondamentale du capitalisme qui consiste à réduire l’hétérogénéité du monde à un principe d’équivalence généralisée ? N’est-ce pas là le geste inaugural qui permet au capital de circuler sans entraves, de traverser toutes les frontières, de métamorphoser toute substance en flux ? La puissance du capitalisme réside précisément dans cette capacité à transmuter l’incomparable en comparable, l’incommensurable en mesurable, le singulier en échangeable. L’argent, cette « valeur zéro », devient alors le médiateur universel, l’opérateur magique qui permet de rendre équivalent ce qui ne l’est pas, d’établir des correspondances là où il n’y avait que des différences irréductibles.

Mais cette équivalence généralisée n’opère pas seulement comme une abstraction économique : elle reconfigure en profondeur notre rapport au monde, notre façon d’habiter le réel, de percevoir les objets, de nous rapporter aux autres. Car en réduisant tout à sa valeur d’échange, le capitalisme efface les qualités sensibles des choses, leur épaisseur vécue, leur singularité irréductible. Il les transforme en signes interchangeables dans un immense système de traduction où tout peut être converti en tout. N’est-ce pas cette opération qui se trouve aujourd’hui radicalisée, intensifiée, métamorphosée par l’avènement du numérique ?

Ce mécanisme a été analysé par Deleuze et Guattari dans l’Anti-Œdipe et par Lyotard dans Capitalisme énergumène. Il importe à présent de s’interroger sur les conséquences d’une autre équivalence : le numérique. En effet, celui-ci rend bien équivalent parce que tout peut être numérisé, même si tout n’est pas à l’origine numérique. Le numérisé devient tra(ns)ductible. Puisque tout est appréhendé sur une base binaire de 0 et 1, on peut aisément traduire ces chiffres en d’autres chiffres, une chose numérisée en autre chose. Cette traduction n’est pas sémantique mais formelle. Elle garde les traces d’une structure hors-sens. On peut s’interroger sur la nature de cette structure transductive.

Cette tra(ns)ductibilité universelle qu’instaure le numérique ne signale-t-elle pas l’émergence d’un nouveau régime d’équivalence, plus radical encore que celui instauré par l’argent ? Car si l’argent permettait d’échanger des objets hétérogènes en leur assignant une valeur commune, le numérique permet de traduire les objets eux-mêmes, de les transformer, de les métamorphoser les uns dans les autres. Ce n’est plus seulement leur circulation qui est affectée, mais leur substance même, leur mode d’existence, leur être-au-monde. Le code binaire devient ainsi le nouveau médiateur universel, le nouveau principe d’équivalence qui ne se contente plus de faciliter l’échange, mais qui rend possible la transmutation.

Cette transmutation numérique opère à un niveau plus fondamental que l’équivalence monétaire : elle ne se limite pas à établir des correspondances entre des objets distincts, elle décompose ces objets en unités élémentaires identiques (les bits), elle les réduit à une même matrice formelle qui permet ensuite toutes les recombinaisons possibles. L’équivalence n’est plus seulement externe, relationnelle, elle devient interne, substantielle. Elle ne concerne plus seulement la valeur attribuée aux choses, mais leur structure même, leur composition, leur matérialité.

Cette traduction hors-sens, cette traduction purement formelle qui opère au niveau de la structure même des objets numérisés, n’est-elle pas l’indice d’une mutation profonde dans notre rapport au monde ? Car ce qui se perd dans cette opération de numérisation, ce n’est pas seulement la singularité qualitative des objets, leur inscription dans un contexte sensible, mais aussi leur ancrage dans un réseau de significations, dans un horizon de sens. Le numérique instaure un régime de pure traductibilité où tout peut être converti en tout, mais où cette conversion s’opère au prix d’une abstraction radicale, d’une mise entre parenthèses du sens.

L’argent est une équivalence fondée sur la valeur à partir d’un point zéro. Le numérique est une équivalence sans valeur fondée sur la fluidité intégrale. L’articulation entre le capitalisme économique et le capitalisme numérique signale l’autonomisation de l’équivalence sur la valeur et son abstraction formelle. Si dans le premier capitalisme, la valeur n’affecte que l’échange des objets, leurs manières de circuler et de nous toucher, le second capitalisme affecte les objets eux-mêmes, parce que la numérisation n’est pas simplement une procédure qui vient après-coup, elle peut être la source même d’une nouvelle production d’objets et de phénomènes. C’est particulièrement le cas dans les biotechnologies où la “découverte” de l’ADN est aussi la “création” de nouvelles possibilités, parce que l’épistémé numérique permet une traduction et une transduction, bref une mutabilité de ce qui est envisagée. Cette mutabilité est la source d’une anxiété que le capitalisme contemporain tente de limiter par la mobilisation constante de l’attention des individus sur le réseau tout en l’alimentant.

Cette « fluidité intégrale » qu’instaure le numérique ne représente-t-elle pas une intensification vertigineuse de la logique capitaliste ? Car si le capitalisme économique visait déjà à fluidifier les échanges, à accélérer la circulation des marchandises et des capitaux, à liquéfier toutes les formes stables pour les inscrire dans un flux perpétuel, le capitalisme numérique porte cette fluidification à son comble en transformant les objets eux-mêmes en flux, en les réduisant à des séquences de bits qui peuvent être indéfiniment recomposées, recombinées, reprogrammées.

Mais cette fluidité intégrale ne va pas sans une forme d’instabilité fondamentale, d’indétermination radicale qui affecte désormais non seulement la circulation des objets, mais leur nature même. C’est cette mutabilité généralisée qui est source d’anxiété : dans un monde où tout est potentiellement transformable en tout, où la matière même devient code manipulable, où les frontières entre les êtres deviennent poreuses, fluctuantes, le sentiment d’une stabilité ontologique, d’une permanence des formes, d’une consistance des identités tend à s’éroder.

Face à cette anxiété, le capitalisme contemporain déploie une double stratégie : d’une part, il tente de la canaliser, de la contenir en mobilisant constamment l’attention des individus, en les saturant de stimulations, de notifications, d’alertes qui les maintiennent dans un état d’alerte permanente, de vigilance anxieuse ; d’autre part, il l’alimente, la cultive, l’intensifie pour en faire le moteur d’une consommation effrénée, d’une quête insatiable de nouveauté, d’une obsolescence programmée qui pousse à renouveler sans cesse les objets, les relations, les identités.

Cette articulation entre capitalisme économique et capitalisme numérique ne manifeste-t-elle pas une transformation plus profonde dans la logique même du capital ? Car si le capitalisme industriel reposait encore sur la production de valeur, sur l’extraction d’une plus-value à partir du travail humain, le capitalisme numérique semble de plus en plus s’affranchir de cette contrainte en instaurant un régime d’équivalence généralisée qui ne passe plus nécessairement par la médiation de la valeur. Ce n’est plus tant la valeur qui est recherchée que la pure fluidité, la convertibilité absolue, la traductibilité universelle.

Dans ce nouveau régime, ce qui importe n’est plus tant la valeur produite que la capacité à maintenir en circulation des flux de données, à capter l’attention, à générer des connexions, à intensifier les échanges indépendamment de leur contenu. L’équivalence devient une fin en soi, détachée de toute référence à une valeur qui la transcenderait. Elle ne se mesure plus à l’aune d’un étalon extérieur (comme l’or pour la monnaie), mais s’autoréférence, s’autoproduit dans un mouvement perpétuel de traduction et de retraduction.

Le numérique, en tant que numérisation, traitement, production, est un “change” de l’équivalence.

Cette formule condense peut-être l’essentiel de la mutation en cours : si le capitalisme économique instituait l’équivalence comme moyen d’échange, le capitalisme numérique fait de l’échange lui-même, du « change », l’opérateur d’une équivalence généralisée qui n’a plus besoin de se référer à une valeur extérieure pour fonctionner. Ce n’est plus l’équivalence qui est au service de l’échange, mais l’échange qui devient le lieu même où se produit l’équivalence.

Dans ce nouveau régime, la distinction traditionnelle entre production et circulation tend à s’effacer : produire, c’est déjà faire circuler ; faire circuler, c’est déjà produire. La valeur ne réside plus dans l’objet produit, ni même dans sa capacité à être échangé, mais dans le processus même de circulation, de traduction, de transformation qui le constitue comme nœud provisoire dans un réseau de flux. L’équivalence numérique ne se contente pas de permettre l’échange, elle le génère, le produit, l’intensifie en rendant tout potentiellement convertible en tout.

Cette mutation n’appelle-t-elle pas une nouvelle pensée critique, capable de saisir à la fois la continuité et la rupture entre capitalisme économique et capitalisme numérique ? Une pensée qui ne se contenterait pas de dénoncer l’équivalence généralisée comme appauvrissement du réel, comme réduction de la singularité à l’identique, mais qui saurait aussi repérer dans cette équivalence même les failles, les interstices, les zones d’indétermination où pourraient s’inventer de nouvelles formes de vie, de nouvelles modalités de relation, de nouvelles façons d’habiter le monde numérique sans se laisser réduire à ses protocoles d’équivalence ?

Car si l’équivalence numérique produit indéniablement une forme d’homogénéisation, de standardisation, de réduction au même, elle génère aussi, par sa fluidité même, des possibilités inédites de recombinaison, de métamorphose, de devenir-autre qui pourraient échapper à la logique strictement capitaliste qui l’a engendrée. La tra(ns)ductibilité universelle qu’elle instaure pourrait aussi devenir le vecteur d’expérimentations, de détournements, de réappropriations qui feraient surgir, au sein même de l’équivalence généralisée, des singularités irréductibles, des différences intensives, des multiplicités non-totalisables.

Entre la célébration naïve des « possibilités infinies » offertes par le numérique et la condamnation nostalgique de ses effets homogénéisants, une troisième voie se dessine peut-être : celle d’une pensée critique qui saurait reconnaître à la fois la puissance de capture du capitalisme numérique et les lignes de fuite qu’il ne peut s’empêcher de générer, les formes de vie qu’il tend à standardiser et les devenirs imprévisibles qu’il rend possibles, l’équivalence généralisée qu’il instaure et les singularités irréductibles qui persistent ou émergent au sein même de cette équivalence.