Entre matérialisation numérique et matérialité post-digitale
Je reviens une fois de plus à la distinction entre art numérique et post-digital, tout en étant conscient que cette seconde catégorie (qui comme toute catégorie est réductionniste et opère une conceptualisation qui ne rend compte que très partiellement des démarches artistiques dans leurs turbulences) est déjà suspecte et obsolète. Mais c’est précisément en observant, pendant la durée de la FIAC et d’autres foires OFF, les propositions artistiques de l’un et de l’autre que la différence entre elles s’est littéralement jetée à mon visage.
C’est tout d’abord une impression esthétique, une silhouette stylistique qui reste confuse. J’ai déjà écrit sur ce sujet. On dit parfois du post-digital qu’il matérialise Internet. L’art numérique pourrait aisément répliquer « Mais moi aussi et depuis plus longtemps que vous ! », et sans doute n’aurait-il pas tort. Mais on sent bien, confusément d’abord, que sa matérialité est d’une autre qualité tant esthétique que conceptuelle, qu’il y a quelque chose de terriblement naïf dans l’art numérique et qu’un désespoir festif traverse le post-digital.
Cette différence de tonalité affective (Stimmung) peut être articulée à la distinction entre matérialité et matérialisation.
La matérialisation consiste à utiliser une matière en vue de donner forme à une abstraction. Ainsi, telle œuvre numérique veut donner forme à l’idée abstraite de la fuite du temps. Elle symbolisera cela par une horloge ou par d’autres choses. Symboliser veut dire ici avoir une idée et trouver une forme expressive. La matérialisation instrumentalise la matière sous l’autorité d’une entreprise conceptuelle. La visualisation est une sous-catégorie de la matérialisation. Elle consiste, par exemple, à prendre des données numériques et à la traduire sous une forme quelconque, image, son ou autre. Cette traduction est motivée par le désir de rendre sensible une abstraction numérique. La matérialisation permet de définir l’art numérique en le remettant dans le débat classique de la relation entre forme artistique et idéalité. L’art numérique est classique au sens où la forme est au service d’une idée.
La matérialité du post-digital est toute différente. Elle consiste à envisager la matière comme déjà donnée. En ce sens, elle relève du ready-made pour les objets produits et du pop art pour les phénomènes culturels. Partant de cette matière qui est déjà là, indépendamment de toute activité artistique, le post digital observe les réseaux tissés par cette matière. L’un de ceux-ci est l’entropie et c’est pourquoi les objets technologiques sont souvent cassés, laissés à l’abandon et dysfonctionnels dans le post-digital.
Cette question de l’instrumentalité est centrale parce que c’est elle qui permet de déterminer le statut de la matérialité technologique dans sa relation à l’anthropologique. Dans l’art numérique, les interfaces d’entrée et de sortie, par exemple le clavier et l’écran, sont fonctionnelles. On peut pianoter sur le clavier et on peut voir le résultat sur un écran. C’est pourquoi dans ces formes de création il y a tant d’ordinateurs, tant d’écrans, de projections sous une forme standard, accrochés sur les murs. Mais dans le post-digital, ces interfaces deviennent souvent des formes dont on ne peut plus se servir et qui sortent ainsi de leur matérialité quotidienne. On y réinvente tout, les écrans sont déconstruits, les projections sont fracturées par des objets et des miroirs, etc. Pour la première fois, nous voyons cet écran parce qu’il n’y a plus rien à voir dedans. La défonctionnalisation ramène la matière dans son autonomie.
On peut dès lors positionner le débat entre art numérique et art post-digital dans celui qui a vu le jour lors la première cybernétique des années 50 entre les tenants du code (Neumann) et ceux du signal (Wiener). Les premiers estimaient que la machine cybernétique était indépendante du hardware matériel parce que seuls comptaient le code et la capacité d’un programme à se recâbler de façon purement logique. Les seconds pensaient, non sans ambiguïté, que derrière l’idéalité du code il y a toujours un signal, du bruit, une matérialité tumultueuse et fluxionnelle. Bien sûr, ces deux positions ne s’opposent pas, elles sont des polarités, tout comme l’art numérique et l’art post-digital ne désignent aucunement deux catégories artistiques séparés, mais des polarités, les œuvres sont souvent entre les deux dans une tension.
Mais par cette distinction, aussi critiquable et réductionniste soit-elle, on comprend peut-être un peu mieux le sentiment intuitif qui nous saisissait face aux œuvres numériques et post-digitales. La naïveté des premières est liée à la matérialisation comme démarche idéaliste qui met la matière au service d’un au-delà de la matière (l’abstraction, l’idée, le chiffre, le code). Il s’agit chaque fois de rendre sensible le code. Par là, elles rejoignent l’art classique en tant qu’art au service de l’idéalité. Les secondes sont désenchantées parce qu’elles fourmillent de la matière qui nous entoure et qui est déjà là : le monde tel qu’il est et tel qu’il va. Et s’il s’agit de réenchanter le monde avec le post-ditigal, c’est en dansant sur les ruines de notre monde, de nos aéroports, de nos zones commerciales, de tous ces non-lieux qui tissent notre époque.
Le code de l’art numérique est classique. Il croit en l’idée, c’est-à-dire en la puissance du langage. Le signal de l’art post-digital est contemporain parce que la résistance y est envisagée non seulement comme un frein à la domination, mais aussi, à la manière d’une résistance électrique, comme une condition de sa conduction et de sa reconduction. Peut-être n’est-il pas même contemporain, mais entre le romantisme et le seuil de la modernité : un monde va finir et c’est pourquoi danser sur la destruction du monde, c’est sentir que le monde est au-delà de sa destruction.