Engagement et autonomie de l’art / Commitment and autonomy of art
S’il y a un retour de l’art engagé c’est sans doute qu’une part de la société, sous la pression de ce qui est conçu comme une húbris néolibérale, tente d’organiser une opposition ou une alternative et qu’en ce domaine, comme dans les autres, la création contemporaine suit plus qu’elle n’amorce.
Cet engagement artistique apparaît de plus en plus souvent comme un mot d’ordre dans le discours critique où il s’agit de rendre des comptes. On exige des artistes une espérance, une utopie, des perspectives au nom du réalisme de l’époque : il y a urgence! Enfin, quoi, il faut bien réagir! On ne peut pas rester indifférent dans sa tour d’argent! Ce discours qui prend aux tripes, s’intéresse à l’adéquation entre les formes du discours politique et de la pratique artistique : féminisme, postcolonialisme, communisme, etc. On présuppose par là même que la domination, une fois décrite, doit être détruite et remplacée par autre chose. C’est un discours platonicien qui implique, au-dessus du monde matériel un monde des Idées qu’il faut faire advenir par la révolution, enfin. C’est un discours qui impose aussi une position extérieure et supérieure, de la forme aristocratique qui a prétention à dire le vrai. C’est enfin un discours pharmacologique où celui qui sait convertir les symptômes en maladie diagnostiquée, peut donner le remède créant par là même une figure discursive de l’autorité : danger et médicament produisant la vérité d’un discours.
On nous parle d’activisme. On produit des néologismes : artivisme et hacktivisme. Dans la première catégorie, certains classent JR (Artivisme, art militant et activisme artistique depuis les années 60, 2010) sans se rendre compte de l’humour tragique inhérent à une telle taxinomie. Dans la seconde, des artistes détournent les outils informatiques de la domination pour la critiquer.
J’aimerais remarquer deux points sur cet engagement renouvelé en art. D’une part, la théorie sous-jacente à de telles productions plastiques relève le plus souvent du lieu commun. Est-il vraiment nécessaire aux artistes d’exprimer leur pacifisme, leur refus de l’exploitation, la dévastation de notre environnement et la domination « douce » instituée par les GAFA ? Je ne veux pas dire que ces critiques ne sont pas justifiées comme citoyen, mais en tant qu’artiste on ajoute rien en exprimant de telles idées. On accentue les mots d’ordre et par là même la stylistique même de la domination qui, tout comme le désir, n’a pas besoin d’un contenu particulier et qui peut s’adapter et métaboliser aisément les objets de la résistance: certains portent des tee-shirts Che Guevara sans sentir leur ridicule. La conséquence de ce moralisme thérapeutique qui décriant un danger veut administrer le médicament, c’est qu’on pense à la place de ceux qui pensent et par là même, d’une façon paradoxale, on empêche encore un peu plus l’action des multitudes. Derrière cet engagement qui prend la forme de l’expression de lieux communs, il y a une certaine conception de la relation entre l’artiste et le public. Le premier doit donner des clés au second, il doit donc penser à leur place et être un guide, un voyant. Or ce type de relation me semble relever de la déresponsabilisation. Il y a d’autres stratégies plus subtiles pour laisser à chacun le soin (plutôt que de prendre soin) de s’individuer, c’est-à-dire de penser, et qui consistent à laisser des places vacantes dans l’oeuvre.
D’autre part, alors que cet engagement devrait logiquement produire le retour de la production esthétique vers le monde extérieur par un intérêt accru envers les problématiques politiques de notre temps, l’effet semble inverse. La plupart des œuvres engagés portent fondamentalement sur le dispositif lui-même et sur le médium. Ainsi, JR (lui ou un autre) fait des photographies de visages qui nous regardent nous renvoyant, selon une stratégie esthétique primaire, à notre propre regard. Vu et voyant. C’est là typiquement une approche greenbergienne : l’art ne pourrait devenir pleinement lui-même qu’en exprimant le médium qu’il est. Sa souveraineté est fonction d’une autoréférentialité qu’on pourrait associer à la récursivité des systèmes ou à la réflexivité du sujet. Cette conception moderniste est déterminée de part en part par le modèle hylémorphique aristotélicien où la forme est l’expression des potentialités de la matière brute qui demandent à être. Dès lors, les œuvres engagées ne se tournent par vers un monde hétérogène mais ramène le monde à leurs propres structures : on questionne l’oeuvre d’art en détournant les outils de la domination. Ce retournement ambivalent semble assez logique puisque la liberté a été conçue en Occident comme souveraineté subjective et que celle-ci est de la forme autonome. L’hétéronomie quant à elle est considérée comme une aliénation pour le sujet.
Il en va donc d’enjeux inextricablement stratégiques et esthétiques où on voit que la position affichée (résistance) peut produire l’effet inverse de ce qu’elle vise (autorité). Une position plus apathique, s’attachant à décrire sans médicaliser la description, permet sans doute une individuation plus grande. Une position ne cherchant pas d’avance à moraliser et à se placer en dehors de ce qu’elle vise, cherchant même dans les situations de domination ce qui s’en échappent, disloquerait sa propre autorité et alors, peut être, nous en aurions fini avec la vulgarité à dire le vrai.
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If there is a return of the engaged art it is undoubtedly that a part of the society, under the pressure of what is conceived as a neoliberal húbris, tries to organize an opposition or an alternative and that in this domain, as in the others, the contemporary creation follows more than it initiates.
This artistic commitment appears more and more often as a watchword in the critical discourse where it is a question of giving an account. One requires from the artists a hope, a utopia, perspectives in the name of the realism of the time: there is urgency! Finally, what, it is necessary to react! One cannot remain indifferent in one’s silver tower! This discourse that takes to the guts, is interested in the adequacy between the forms of the political discourse and the artistic practice: feminism, postcolonialism, communism, etc. It presupposes that domination, once described, must be destroyed and replaced by something else. It is a Platonic discourse that implies, above the material world, a world of Ideas that must be made to come into being by the revolution, finally. It is a discourse that also imposes an external and superior position, of the aristocratic form that pretends to tell the truth. It is finally a pharmacological discourse where the one who knows how to convert the symptoms into a diagnosed disease, can give the remedy creating by that very fact a discursive figure of authority: danger and medicine producing the truth of a discourse.
We hear about activism. We produce neologisms: artivism and hacktivism. In the first category, some classify JR (Artivism, militant art and artistic activism since the 60s, 2010) without realizing the tragic humor inherent in such a taxonomy. In the second, artists hijack the computer tools of domination to critique it.
I would like to make two points about this renewed engagement in art. On the one hand, the theory underlying such plastic productions is mostly commonplace. Is it really necessary for artists to express their pacifism, their refusal of exploitation, the devastation of our environment and the “soft” domination instituted by the GAFA? I don’t want to say that these criticisms are not justified as a citizen, but as an artist one adds nothing by expressing such ideas. One accentuates the watchwords and thus the very stylistics of domination, which, like desire, does not need a particular content and can easily adapt and metabolize the objects of resistance: some people wear Che Guevara T-shirts without feeling their ridiculousness. The consequence of this therapeutic moralism, which describes a danger and wants to administer the medicine, is that one thinks in the place of those who think and thus, paradoxically, one prevents the action of the multitudes even more. Behind this commitment which takes the shape of the expression of common places, there is a certain conception of the relation between the artist and the public. The first must give keys to the second, he must thus think in their place and be a guide, a seer. But this type of relationship seems to me to be a disempowerment. There are other, more subtle strategies for letting each person take care (rather than taking care) of individuating themselves, that is, of thinking, and which consist in leaving vacant places in the work.
On the other hand, whereas this engagement should logically produce the return of the aesthetic production towards the outside world by an increased interest towards the political problems of our time, the effect seems opposite. Most of the engaged works are fundamentally about the device itself and the medium. Thus, JR (him or another) makes photographs of faces that look at us referring us, according to a primary aesthetic strategy, to our own look. Seen and seeing. It is there typically a greenbergian approach: the art could become fully itself only by expressing the medium that it is. Its sovereignty is function of a self-referentiality that we could associate to the recursivity of the systems or to the reflexivity of the subject. This modernist conception is determined from part to part by the Aristotelian hylémorphic model where the form is the expression of the potentialities of the raw material which ask to be. Consequently, the engaged works do not turn towards a heterogeneous world but brings back the world to their own structures: one questions the work of art by diverting the tools of the domination. This ambivalent reversal seems rather logical since the freedom was conceived in Occident as subjective sovereignty and that this one is of the autonomous form. The heteronomy as for her is considered as an alienation for the subject.
It is thus about inextricably strategic and aesthetic stakes where we see that the displayed position (resistance) can produce the opposite effect of what it aims at (authority). A more apathetic stance, one that focuses on describing without medicalizing the description, undoubtedly allows for greater individuation. A position not seeking in advance to moralize and to place itself outside what it aims at, seeking even in the situations of domination what escapes from it, would dislocate its own authority and then, perhaps, we would have finished with the vulgarity to say the truth.