De l’empathie anonyme au mimétisme consumériste
Une paire de tennis bleue. Elles n’ont rien de particulier, ce sont des objets standards. Seulement depuis quelques temps, beaucoup de personnes en portent. On ne connait pas ces personnes, on les croise dans la rue, on les voit les porter, et on a un sentiment étrange, presque un désir de les posséder. On rejette cette pulsion, nous n’avons pas besoin de ces chaussures et nous ne souhaitons pas nous conformer à cette petite mode consumériste qui assurément ne durera qu’une saison. Mais le désir insiste. Lorsque nous nous promenons à Tokyo, nous entrons dans des magasins, nous comparons les prix. Décidément, elles n’ont rien de remarquable. Elles sont même le standard même, entre l’objet et l’essence, si ces gens ne les portaient pas, nous ne les voudrions pas. Nous mettons loin de nous la possibilité de les acheter, et nous nous murmurons qu’à défaut d’être belles, elles doivent être confortables. Décidément nous nous donnons des arguments, nous sommes à la limite de les acheter, l’idée dure depuis si longtemps, nous voulons nous en délivrer et passer à l’acte, et puis non, nous y sommes presque.
Quelles sont les raisons et les conditions de ce désir? Par quoi est-il motivé? Son parcours est complexe, car les qualités de cet objet ne sont pas dépendantes de qualités intrinsèques, mais d’un contexte social qui nous rend empathique à l’habillement d’autrui. Ce désir se superpose aux flux urbains, aux mouvements incessants des corps anonymes qui traversent l’espace collectif. Ces flux sont le milieu même où s’élabore notre relation au monde social : ils constituent la trame sensible sur laquelle se dessinent nos affects mimétiques. Le mimétisme n’opère pas seulement dans l’ordre de la représentation, il s’inscrit dans la matérialité même de l’expérience urbaine, dans cette proximité des corps qui jamais ne se touchent et pourtant se contaminent. Nous respirons l’air expiré par d’autres, nous marchons sur les traces invisibles de leurs pas, nos regards glissent sur les mêmes surfaces : n’est-ce pas déjà une forme de communion involontaire, le partage d’un espace qui nous façonne à notre insu?
Le flux des désirs se superpose au flux des corps, et c’est dans leur entrelacement que s’élabore le tissu social. L’objet désiré — cette paire de tennis bleue — n’est qu’un nœud temporaire dans ce réseau d’influences réciproques, un point d’articulation où se fixe provisoirement l’attention collective. Demain ce sera autre chose : un téléphone, un vêtement, une manière de parler. La question n’est pas tant de savoir pourquoi cet objet plutôt qu’un autre, mais comment s’opère cette cristallisation momentanée du désir collectif sur un élément particulier. Car le désir n’est jamais isolé : il s’inscrit toujours dans une économie générale des affects qui dépasse l’individu et qui pourtant s’actualise en lui. Nous sommes à la fois les vecteurs et les réceptacles de ces flux désidératifs qui nous traversent et nous constituent.
L’anonymat urbain, loin d’être un obstacle à la communication, en est paradoxalement la condition même : c’est parce que nous ne connaissons pas ces personnes que leur influence peut s’exercer sur nous avec tant de force. L’étranger absolu devient l’agent potentiel d’une transformation de soi : nous ne cherchons pas à devenir tel individu particulier, mais à nous approprier un fragment du possible qu’il incarne. Ce n’est pas l’identité de l’autre que nous convoitons, mais sa capacité à nous faire entrevoir une autre modalité d’existence, aussi fugace soit-elle. La chaussure n’est pas un simple objet : elle est le signe matériel d’une virtualité existentielle, l’indice d’un mode d’être-au-monde que nous pourrions, peut-être, adopter.
Qu’essayons-nous de capter en copiant leur accoutrement? Pourquoi sommes-nous sensibles à ces objets qu’ils portent alors que nous ne connaissons pas ces gens? L’empathie que nous pouvons ressentir vis-à-vis des anonymes forme une dimension essentielle de l’être social de chacun en tant que celui-ci est indéterminé par l’anonymat même et reste donc un possible qui constitue le sens même de l’être politique. L’indétermination des objets se lie à l’indétermination des anonymes. Ceci signifie que quand nous croisons des inconnus, ceux-ci ne sont pas seulement non connus, leurs anonymats nous touchent car nous savons qu’il est réciproque. Nous pouvons ainsi être sensibles à un regard, à un visage, à la courbe d’une épaule, au frisson d’une nuque, sans jamais revoir la personne. Il y a quelque émotion à cet anonymat social, à la vibration de ces corps qui s’ignorant se ressemblent et dont la juxtaposition organisée forme l’incroyable structure des flux urbains défilant dans les rues à vive allure.
Cette empathie anonyme, si forte ici à Tokyo tant le nombre d’habitants et la distance respectueuse l’emportent, forme le socle d’un désir d’appropriation entre les êtres humains : nous voulons ces corps. Klossowski dans La monnaie vivante a bien montré le passage entre l’économie numéraire et l’échange des corps. Lorsque nous voulons ces chaussures nous transformons l’empathie anonyme en consumérisme, l’impulsionnel refoulé s’y exprime encore. Ce n’est pas qu’en ayant l’objet nous ressemblerons à ces gens, ou que même nous voulons leur ressembler, c’est seulement que l’espace d’une fraction de seconde, entre la retenue de ce désir et sa réalisation, une forme de mimétisme prendra forme pour disparaître l’instant d’après. C’est une époché du désir, et le fait qu’il ne persiste pas au-delà de l’acquisition de l’objet ne nous déçoit même pas. Nous sommes habitués à cette disparition du désir. Nous tenons à cet instant, à sa fugacité, et nous sentons le face à face entre la dureté matérielle de l’objet et l’évanescence de nos affects mimétiques. C’est cette différence qui produit le possible.
Le flux des corps dans la ville engendre ainsi un flux parallèle, celui des désirs qui circulent entre les êtres comme une monnaie invisible : cette économie libidinale n’est-elle pas le véritable fondement de toute économie politique? Les objets qui transitent d’un corps à l’autre, d’un désir à l’autre, ne sont que les vecteurs matériels d’un échange plus profond. Nous échangeons des possibilités d’être, des fragments d’existence, des modalités de présence au monde. Chaque objet acquis est comme une petite greffe ontologique : nous incorporons un peu de l’altérité pour la faire nôtre, puis nous l’oublions. L’objet s’intègre à notre corps propre, devient invisible à force d’usage, tandis que notre désir se déplace déjà vers un autre point du réseau social. Cette circulation incessante constitue la dynamique même de notre être social : nous sommes des êtres de flux, constamment traversés par des courants qui nous dépassent et nous constituent.
La texture affective de l’expérience urbaine s’élabore dans cette circulation permanente : les regards qui s’évitent, les corps qui se frôlent, les désirs qui s’entrecroisent forment un tissu complexe que nous habitons sans jamais pouvoir l’embrasser dans sa totalité. Nous n’en percevons que des fragments, des moments fugitifs, des impressions passagères. Et pourtant, c’est bien cette totalité invisible qui nous porte et nous façonne. Le désir mimétique n’est pas un accident de notre être social : il en est la substance même. Nous sommes constitués par ces flux de désir qui nous traversent, nous modèlent, nous transforment à notre insu. L’objet désiré — cette paire de tennis bleue — n’est qu’un point de fixation temporaire, un nœud dans le réseau fluide de nos affects collectifs.
Les flux de la ville ne sont pas seulement extérieurs à nous : ils nous pénètrent, ils s’infiltrent dans notre corps, dans notre conscience, dans nos désirs. Nous sommes poreux aux influences qui nous entourent, et cette porosité est la condition même de notre être social. Nous respirons l’air commun, nous marchons sur le sol partagé, nous voyons les mêmes images : cette communauté sensible est le milieu où s’élabore notre désir. L’objet désiré n’est jamais isolé : il s’inscrit toujours dans un contexte, dans une constellation d’autres objets, d’autres corps, d’autres signes. Le désir ne se fixe jamais sur un objet abstrait, mais sur un objet situé, contextualisé, inscrit dans un réseau de relations. La paire de tennis bleue n’est désirable que parce qu’elle est portée par ces corps anonymes qui peuplent la ville, parce qu’elle s’intègre à ce paysage urbain qui forme l’horizon de notre expérience quotidienne.
Ici et là, il s’agit de transformer une empathie anonyme en un mimétisme matériel. C’est la force même du capitalisme productiviste que d’avoir su aménager le passage de l’un à l’autre en développant l’individualisme, c’est-à-dire une constitution de la subjectivité comme souveraineté. En acquérant des objets nous devenons un autre, nous devenons n’importe qui d’autre, chaque personne qui porte ces chaussures et qui appartient sans doute à une longue chaîne de mimétisme. Comment se répandent sur la terre entière de tels désirs mimétiques? Comment débutent-ils? Sur quoi s’arrêtent-ils? Quels sont ces corps qui ainsi désirent ce qu’ils ne sont pas (des objets qui appartiennent à d’autres)? Lorsque je désire, contre moi-même, ces chaussures je souhaite acquérir non pas un objet particulier, mais un mode de vie. Celui de ces gens qui passent avec leurs chaussures. J’imagine ce que cela pourrait vouloir dire que d’être eux, que de ne pas être moi, que d’être un possible, et ma pensée est ce possible d’une chose qui n’est pas ma pensée.
Les flux du désir s’écoulent comme des rivières invisibles à travers la texture urbaine : ils suivent des chenaux creusés par l’habitude collective, parfois débordent et inondent de nouvelles zones, parfois s’assèchent et laissent place à d’autres courants. Cette géographie mouvante des affects collectifs échappe à toute cartographie définitive : elle ne se laisse saisir que dans ses effets momentanés, dans ces cristallisations provisoires que sont les modes, les tendances, les engouements passagers. La paire de tennis bleue n’est qu’un caillou temporaire dans ce fleuve du désir collectif : demain elle sera emportée, remplacée par un autre objet, un autre signe, un autre possible. Et pourtant, dans l’instant de son apparition, elle concentre une puissance affective considérable : elle polarise l’attention, canalise le désir, oriente les comportements.
Cette fluidité essentielle du désir collectif est la condition même de sa perpétuation : c’est parce qu’il ne se fixe jamais définitivement qu’il peut continuer à circuler, à se transformer, à se réinventer sans cesse. Le capitalisme a compris cette logique fluide et l’a intégrée à son fonctionnement : il ne produit pas seulement des objets, mais des flux de désir qui se cristallisent temporairement sur ces objets avant de se déplacer vers d’autres. Cette économie libidinale est la véritable infrastructure de l’économie marchande : sans cette circulation permanente du désir, sans cette fluidité affective, la production matérielle perdrait son dynamisme et s’effondrerait sur elle-même.
Le flux est ainsi la forme même de notre existence sociale contemporaine : nous sommes constamment traversés par des courants qui nous dépassent et nous constituent. Notre subjectivité n’est pas une forteresse isolée, mais un nœud dans un réseau de forces affectives, un point de croisement dans une circulation générale. Nous sommes à la fois agis par ces flux et agents de leur propagation : nous les recevons et les transmettons, nous les transformons et les perpétuons. Notre désir n’est jamais purement nôtre : il est toujours déjà inscrit dans une économie collective, dans une circulation générale des affects qui nous précède et nous survit.
Ce qui se joue dans le désir de ces objets banals, ces chaussures bleues qui n’ont rien de remarquable en elles-mêmes, c’est donc bien plus qu’une simple convoitise matérielle : c’est toute une modalité de notre être-ensemble, une forme de notre inscription dans le collectif. Désirer ce que l’autre possède, ce n’est pas seulement vouloir un objet, c’est vouloir participer à une communauté affective, à un partage du sensible qui nous relie les uns aux autres sans même que nous en ayons conscience. Le mimétisme n’est pas une simple imitation : il est une forme de communion, un mode d’accès à une expérience partagée.
Les flux urbains sont ainsi le milieu même où s’élabore notre rapport au monde social : ils constituent la texture sensible de notre être-ensemble, le tissu vivant de notre coexistence. Ces flux ne sont pas seulement extérieurs à nous : ils nous pénètrent, ils nous façonnent, ils nous constituent dans notre être le plus intime. Nous sommes des êtres de flux, constamment traversés par des courants qui nous dépassent et pourtant nous définissent. C’est dans cette circulation permanente que s’élabore notre subjectivité, dans ce mouvement incessant que se dessine la figure mouvante de notre être social.
Penser les flux, c’est alors penser la condition même de notre existence collective : non pas comme une somme d’individus isolés, mais comme un entrelacement perpétuel de trajectoires, comme une tresse complexe de désirs et de mouvements. C’est dans cet entrelacement que se joue le sens même de notre être-en-commun, dans cette circulation permanente que s’élabore la texture affective de notre monde partagé. Les objets qui passent d’un corps à l’autre, d’un désir à l’autre, ne sont que les vecteurs matériels de cette communion invisible : ce qui circule vraiment, ce sont des possibilités d’être, des fragments d’existence, des modalités de présence au monde.
Ainsi, lorsque je contemple ces chaussures bleues dans la vitrine, ce n’est pas tant l’objet que je désire que la participation à ce flux collectif, à cette circulation générale des affects qui constitue la trame même de notre être social. Je ne veux pas posséder un objet, mais m’inscrire dans un mouvement, participer à une dynamique collective, habiter un flux. Et dans ce désir même s’exprime toute l’ambivalence de notre condition contemporaine : à la fois aspirés par des courants qui nous dépassent et cherchant désespérément à y tracer notre propre trajectoire, à y affirmer notre singularité. Le paradoxe est là : c’est en désirant ce que tout le monde désire que nous croyons affirmer notre individualité, c’est en nous conformant aux flux collectifs que nous pensons réaliser notre unicité.
Les flux du désir ne connaissent ni début ni fin : ils circulent indéfiniment, se transforment, se métamorphosent, mais ne s’arrêtent jamais. Notre existence individuelle n’est qu’un moment dans cette circulation permanente, une cristallisation provisoire dans un mouvement qui nous précède et nous survivra. Et pourtant, c’est dans cet instant fugace que se joue le sens même de notre être, dans cette participation momentanée à un flux qui nous dépasse que s’élabore notre expérience du monde. Nous sommes ces gouttes d’eau qui, pour un temps, forment le fleuve avant de s’évaporer et de retourner au cycle incessant des métamorphoses.