Pour la fin de la représentation politique

L’irruption d’Internet comme acteur déterminant dans la révolution égyptienne signale un tournant qualitatif dans notre conception et notre pratique du politique. Cette transformation fondamentale mérite d’être analysée non comme un simple changement d’échelle ou de vitesse dans la diffusion de l’information, mais comme une mutation ontologique qui affecte la nature même de l’action politique et de la représentation démocratique.

La performativité d’Internet : au-delà de la représentation médiatique

Alors que les médias traditionnels, conçus pour représenter le politique, opéraient dans une logique de distance et d’unilatéralité, les médias sociaux alimentés par la multitude des singularités – qu’on les nomme peuple, foule ou plèbe – exercent désormais une influence directe sur le cours des événements historiques. Internet ne se contente plus de décrire ou d’objectiver ce qui advient ; il agit sur le réel, il le modifie, il participe à sa constitution. Cette dimension performative transcende la fonction purement descriptive ou informative que l’on attribue habituellement aux médias.

Cette performativité n’est pas accidentelle ou contingente, mais s’enracine dans la structure même du dispositif informatique. L’ordinateur, cette boîte noire repliée sur elle-même et pourtant ouverte sur le monde, est par essence performatif. Il n’est pas simplement un outil d’analyse du monde, mais un agent de causalité sur le monde. En numérisant la réalité, en la réduisant à une suite d’opérations élémentaires exécutées à une vitesse vertigineuse, l’ordinateur ne se contente pas de représenter le monde : il le configure activement.

Cette notion de configuration mérite d’être rapprochée de l’analyse que propose Heidegger dans les “Concepts fondamentaux de la métaphysique”. Pour le philosophe allemand, la configuration (Bildung) désigne la manière dont un monde se constitue et s’articule. L’hypothèse que nous pouvons formuler est que cette fonction configurante se trouve aujourd’hui partiellement déléguée aux opérations informatiques. Les algorithmes, le code, les protocoles de communication ne sont pas de simples outils techniques neutres, mais des agents actifs dans la constitution de notre réalité partagée.

La crise de la distinction entre description et action

Cette performativité mondaine d’Internet brouille la frontière traditionnellement établie entre description et action, distinction qui pourtant fonde la démarche scientifique depuis ses origines grecques. Dans le paradigme classique, décrire et agir appartenaient à deux registres ontologiques distincts : la description relevait de la theoria, de la contemplation distanciée, tandis que l’action s’inscrivait dans le domaine de la praxis, de l’engagement transformateur.

Internet, en tant que dispositif socio-technique, bouleverse cette dichotomie fondatrice. Sur les réseaux sociaux, décrire un événement politique, c’est déjà, dans une certaine mesure, y participer, le modifier, l’amplifier. Chaque tweet, chaque publication Facebook concernant les manifestations de la place Tahrir ne se contentait pas de rapporter des faits : elle contribuait à mobiliser de nouveaux participants, à coordonner les actions, à construire une conscience collective de l’événement en train de se faire.

Cette indistinction croissante entre dire et faire, entre représenter et agir, ne constitue pas une simple perturbation épistémologique. Elle affecte profondément notre conception du politique et, plus spécifiquement, de la représentation démocratique. Si la distinction entre description et action s’estompe, qu’advient-il de la séparation entre le peuple et ses représentants, entre les citoyens et ceux qui sont mandatés pour parler et agir en leur nom ?

Vers une finitude de la représentation politique

La conséquence la plus radicale de cette performativité généralisée pourrait être, non plus simplement une crise de la représentation politique, mais sa finitude. Cette notion de finitude mérite d’être précisée, car elle diffère d’une simple fin au sens téléologique. La finitude de la représentation politique ne signifie pas son abolition pure et simple, mais plutôt l’expérience de ses limites intrinsèques, de son incapacité structurelle à épuiser le champ du politique.

La représentation, telle qu’elle s’est constituée dans la modernité démocratique, repose sur une double délégation : les citoyens délèguent leur pouvoir à des représentants, et ceux-ci sont censés parler et agir au nom du peuple. Cette médiation, qui a pu apparaître comme une nécessité pratique dans des sociétés de grande échelle, se trouve aujourd’hui contestée par la possibilité d’un “passage à l’acte” facilité par les dispositifs technologiques et sociologiques des réseaux.

Internet permet à la multitude des singularités d’agir en son nom propre, sans nécessairement passer par le filtre de la représentation institutionnelle. Cette action directe ne relève pas d’une pure immédiateté, d’une adhérence à soi qui abolirait toute médiation. Il ne s’agit pas de prétendre à une présence transparente du peuple à lui-même, mais plutôt de concevoir une immanence traversée par des lignes de fuite, une auto-organisation qui défie les instances censées la représenter.

Cette configuration nouvelle ouvre sur une promesse politique différente : non pas l’utopie d’une démocratie parfaite, mais l’expérimentation d’une démocratie “autre”, qui ne serait plus fondée sur la représentation électorale mais sur l’auto-organisation immanente de la multitude. Cette promesse révolutionnaire, autogestionnaire, résiste à toute nomination définitive. Elle refuse précisément d’être capturée par le mécanisme du vote, c’est-à-dire par la logique représentative qui transforme la multiplicité vivante du demos en une entité abstraite et unifiée.

La matérialité historique de la représentation

Pour saisir pleinement cette transformation, il est nécessaire de comprendre la notion de représentation dans sa matérialité historique, politique et sensible. La représentation n’est pas un simple concept abstrait, mais un dispositif concret qui affecte les corps, organise les espaces, structure les temporalités collectives. L’histoire de l’art moderne, depuis deux siècles environ, nous offre un terrain privilégié pour explorer cette matérialité de la représentation et ses crises successives.

Les avant-gardes artistiques du XXe siècle, du dadaïsme au situationnisme en passant par le surréalisme, n’ont cessé de contester le régime représentatif, non pas simplement comme convention esthétique, mais comme dispositif politique. La remise en cause de la représentation picturale participait d’une critique plus large des mécanismes représentatifs qui structurent la société moderne, y compris dans sa dimension politique.

Cette généalogie critique nous permet de comprendre que le défi actuel lancé à la représentation démocratique par les mouvements sociaux médiatisés par Internet s’inscrit dans une histoire longue des contestations de la représentation. Elle nous invite également à saisir les continuités et les ruptures entre ces différentes formes de critique, à penser leurs articulations plutôt que de les isoler dans des domaines séparés (l’art d’un côté, la politique de l’autre).

La révolution comme instant d’une autre démocratie

La promesse portée par ces mouvements n’est pas celle d’un régime stable qui remplacerait définitivement la démocratie représentative. Elle est plutôt celle d’une démocratie instantanée, qui ne durerait que le temps d’une révolution, “à peine un instant”. Cette éphémérité ne constitue pas une faiblesse ou une insuffisance, mais définit précisément la nature de cette autre démocratie : non pas un système institutionnel pérenne, mais un moment d’intensité politique où la multitude expérimente sa puissance d’auto-organisation.

Ces instants révolutionnaires, bien que fugaces, laissent des traces durables dans l’imaginaire collectif. Ils constituent des références, des points de repère qui orientent les luttes futures. Chaque révolution, même “échouée” au regard des critères de la politique institutionnelle, modifie irreversiblement le champ des possibles. Elle démontre, fut-ce brièvement, que d’autres formes d’organisation collective sont praticables, que la représentation n’épuise pas le politique.

Il ne s’agit donc pas de formuler une utopie naïve qui sous-estimerait le potentiel de contrôle inhérent aux réseaux numériques. Internet, comme tout dispositif technique, est ambivalent : il peut servir aussi bien à la surveillance généralisée qu’à la coordination autonome des mouvements sociaux. Cette ambivalence constitutive interdit toute vision univoque, qu’elle soit technophile ou technophobe.

Ce qui importe, c’est de saisir l’ouverture d’une possibilité nouvelle, d’un agencement inédit entre les corps, les discours, les technologies, qui reconfigure le champ politique. Cette reconfiguration ne garantit aucun résultat prédéterminé ; elle définit simplement un espace de luttes et d’expérimentations où d’autres formes de vie collective peuvent être tentées.

Internet comme pharmakon politique

Pour approfondir cette analyse, nous pourrions mobiliser le concept de pharmakon développé par Jacques Derrida à partir de Platon. Le pharmakon désigne ce qui est simultanément remède et poison, ce dont l’essence réside précisément dans cette ambivalence irréductible. Internet, en tant que dispositif socio-technique, constitue un pharmakon politique par excellence.

Comme remède, Internet facilite la coordination horizontale des mouvements sociaux, permet la circulation rapide d’informations alternatives aux récits officiels, offre des espaces d’élaboration collective de stratégies et de discours. Il contribue à cette performativité révolutionnaire qui court-circuite les mécanismes traditionnels de la représentation.

Comme poison, Internet renforce les dispositifs de surveillance, alimente de nouvelles formes de contrôle social, favorise la fragmentation de l’espace public en bulles informationnelles étanches. Il peut servir aussi bien à la libération qu’à l’asservissement, à la révolution qu’à la contre-révolution.

Cette nature pharmacologique d’Internet nous invite à dépasser les postures unidimensionnelles qui soit célèbrent naïvement son potentiel émancipateur, soit dénoncent unilatéralement ses effets aliénants. Il s’agit plutôt de penser les conditions d’un usage politique des réseaux qui maximise leurs potentialités libératrices tout en résistant à leurs tendances oppressives.

Vers une politique de l’immanence performative

La perspective qui se dessine à travers cette analyse pourrait être qualifiée de politique de l’immanence performative. Immanence, car elle refuse la transcendance du représentant par rapport aux représentés, du leader par rapport à la masse, de l’institution par rapport au mouvement. Performative, car elle intègre pleinement cette dimension d’effectuation directe que rendent possible les dispositifs techniques contemporains.

Cette politique ne se situe ni dans la pure horizontalité d’une démocratie directe idéalisée, ni dans la verticalité de la représentation traditionnelle. Elle explore les diagonales, les transversales, les agencements complexes entre singularités et collectif, entre présence physique et connexion numérique, entre l’instant de l’événement et la durée des processus historiques.

Elle n’ignore pas les asymétries de pouvoir, les inégalités d’accès aux ressources techniques et culturelles, les disparités dans la capacité à faire entendre sa voix. Mais plutôt que de chercher à les compenser par des mécanismes représentatifs qui souvent les reproduisent sous d’autres formes, elle tente de les affronter directement, de les thématiser explicitement dans le processus même de l’auto-organisation collective.

Cette politique de l’immanence performative ne prétend pas offrir un modèle achevé qui pourrait se substituer aux formes institutionnelles existantes. Elle constitue plutôt un horizon expérimental, un champ de pratiques en constante réinvention, où s’élaborent des manières alternatives d’être ensemble, de décider collectivement, d’agir en commun.

L’instant révolutionnaire comme brèche dans le régime représentatif

L’importance d’Internet dans les mouvements révolutionnaires contemporains nous invite à repenser fondamentalement notre conception du politique. Au-delà des analyses qui se contentent d’observer comment les réseaux sociaux facilitent la coordination des contestations, il s’agit de saisir la transformation qualitative que ces dispositifs socio-techniques introduisent dans la nature même de l’action politique.

La performativité inhérente aux interactions numériques, enracinée dans la structure même de l’ordinateur comme machine configurante, brouille la distinction classique entre description et action. Cette indistinction croissante affecte en profondeur le régime représentatif qui fonde nos démocraties modernes.

La finitude de la représentation politique qui se dessine à l’horizon n’annonce pas son abolition pure et simple, mais plutôt l’expérience de ses limites intrinsèques et l’exploration d’autres modalités du politique. Les mouvements révolutionnaires médiatisés par Internet constituent des moments privilégiés où s’expérimente, fut-ce brièvement, une démocratie autre, irréductible aux mécanismes représentatifs.

Cette expérimentation, dans son instantanéité même, ouvre une brèche dans le régime représentatif, révèle ses insuffisances, ses angles morts, ses exclusions constitutives. Elle ne prétend pas instaurer un système alternatif stable et cohérent, mais démontre que d’autres formes d’organisation collective sont possibles, ici et maintenant.

L’instant révolutionnaire, dans sa fragile intensité, manifeste cette vérité fondamentale que la politique ne se réduit jamais à ses formes institutionnalisées. Elle demeure, en son cœur le plus vivant, une activité créatrice par laquelle une communauté humaine invente ses modes d’existence collective, se donne ses propres règles, définit ses horizons communs. Cette créativité politique, loin d’être un luxe superflu, constitue peut-être la ressource la plus précieuse pour affronter les défis inédits de notre temps.

Cet instant peut être fétichisé, autonomisé, selon une tradition d’échec de la gauche. Le Web également peut être fétichisé comme la possibilité d’une anarchie véritable, alors même que le réseau est hanté par le fascisme. Tous les éléments de la réalité peuvent se retourner comme un gant.