L’artiste face à la division du travail
Dans le paysage de l’art contemporain, la question de l’organisation du travail artistique soulève des enjeux fondamentaux qui touchent à la définition même de la création. Entre le modèle dominant d’une production hiérarchisée et la recherche d’alternatives plus horizontales, se dessine une réflexion sur les rapports de pouvoir, la conception de l’œuvre et la place de l’artiste. J
Le modèle cinématographique dans l’art contemporain : une hiérarchie problématique
L’art contemporain a largement adopté un modèle de production inspiré de l’industrie cinématographique. Cette organisation repose sur une structure pyramidale où l’artiste occupe le sommet en tant que concepteur et directeur, tandis qu’une équipe de collaborateurs techniques s’active à la réalisation matérielle de sa vision. Ce paradigme, désormais omniprésent dans les grandes productions artistiques internationales, mérite d’être interrogé dans ses fondements comme dans ses conséquences.
Cette configuration place l’artiste dans une position comparable à celle du réalisateur de cinéma : figure centrale autour de laquelle s’organise toute l’activité créative, détenteur ultime du sens et de la direction de l’œuvre. Les membres de l’équipe, qu’ils soient assistants, techniciens ou artisans, sont relégués au rang d’exécutants au service d’une vision qui n’est pas la leur. Leur expertise et leur savoir-faire sont mobilisés non pour leur propre expression mais comme moyens au service d’une fin qui les dépasse.
Cette hiérarchisation introduit une distinction problématique entre conception et exécution. L’artiste-concepteur est valorisé comme créateur intellectuel, tandis que les exécutants sont réduits à un rôle instrumental. Cette division reproduit la séparation historique entre arts libéraux et arts mécaniques, entre l’esprit qui conçoit et la main qui exécute. Elle perpétue ainsi une hiérarchie sociale et symbolique où le travail intellectuel prime sur le travail manuel.
Les implications de ce modèle dépassent le cadre strictement organisationnel pour affecter profondément la nature même de l’art produit. Le processus créatif devient une entreprise d’objectivation où l’idée préexistante de l’artiste cherche à s’incarner dans la matière avec le moins de distorsion possible. Les aléas, découvertes et transformations inhérents à tout processus de fabrication sont perçus comme des obstacles à surmonter plutôt que comme des opportunités créatives.
La dialectique du maître et de l’esclave dans la création artistique
Cette organisation hiérarchique du travail artistique peut être analysée à travers le prisme de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave. L’artiste-maître définit le projet et en revendique la paternité, tandis que les collaborateurs-esclaves transforment concrètement la matière pour lui donner forme. Dans cette relation asymétrique, l’artiste affirme sa subjectivité par la médiation du travail d’autrui, tandis que les collaborateurs aliènent leur propre puissance créatrice.
Cependant, comme dans la dialectique hégélienne, cette relation contient ses propres contradictions. L’artiste-maître devient paradoxalement dépendant de ceux qu’il domine, car il ne maîtrise pas directement la matérialité de l’œuvre qu’il conçoit. Sa connaissance de la réalisation concrète reste abstraite, médiée par le savoir-faire de ses collaborateurs. Il risque ainsi de s’éloigner progressivement des contraintes matérielles et techniques qui constituent pourtant une dimension essentielle de la création artistique.
Cette configuration génère également une économie affective complexe. L’admiration des collaborateurs pour l’artiste-maître peut dissimuler des sentiments d’envie et de ressentiment. Comme le souligne Spinoza dans l’Éthique, l’admiration excessive envers autrui recèle souvent une forme d’auto-dépréciation et de servitude volontaire. Le collaborateur qui s’efface derrière la figure de l’artiste renonce à sa propre puissance d’agir pour se mettre au service d’une volonté étrangère, même si cette soumission est vécue comme un privilège ou une opportunité d’apprentissage.
L’économie du désir qui structure cette relation est également problématique. Le désir-maître de l’artiste se pose comme médiation des désirs de ses collaborateurs. Il présuppose que son propre désir de création constitue un moyen pour les autres de réaliser leurs aspirations personnelles. Cette présomption contient en germe une forme de domination symbolique où l’artiste s’arroge le droit de définir non seulement le contenu de l’œuvre mais aussi la nature et la signification de l’engagement de ses collaborateurs.
Les collectifs sans totalisation
Face à ce modèle dominant, des formes alternatives d’organisation du travail artistique ont émergé, notamment les collectifs d’artistes fonctionnant sans centralisation excessive du pouvoir décisionnel. Ces structures horizontales proposent une autre conception de la création, fondée sur la coopération plutôt que sur la hiérarchie.
Incident.net illustre les potentialités de ce modèle alternatif. Dans un tel cadre, chaque membre avance selon ses désirs propres, sans que ses contributions soient subordonnées à une vision unifiée imposée par une figure dominante. L’œuvre collective émerge alors comme la rencontre de trajectoires singulières plutôt que comme la réalisation d’un plan préétabli.
Ces collectifs sans totalisation, que nous peinions mêmes à nommer collectif et que nous préférions appeler plate-forme avant que ce terme ne devienne impraticable du fait des GAFAM, permettent une reconfiguration des rapports entre individualité et communauté. L’individu n’y est pas dissous dans un projet commun qui le dépasse, mais sa singularité est au contraire valorisée comme contribution spécifique à une entreprise collective. L’œuvre n’est plus signée par un nom unique mais résulte d’une multiplicité d’interventions identifiables.
Cependant, ces structures ne sont pas exemptes de limitations. Elles ne sont malheureusement pas indemnes de toute hiérarchie. Des rapports de pouvoir informels peuvent s’y développer, fondés sur le charisme, l’expérience ou la reconnaissance extérieure. Le risque existe également que l’absence de direction claire conduise à une dispersion des énergies ou à un nivellement par le bas des exigences artistiques.
La tension entre liberté individuelle et cohérence collective constitue un défi permanent pour ces structures qui ne peuvent être que temporaire. Comment maintenir un espace d’expression autonome pour chacun tout en préservant une identité commune reconnaissable ? Comment conjuguer la diversité des approches sans tomber dans l’éclectisme sans direction ? Ces questions exigent une réflexion continue et une réinvention constante des modalités de collaboration.
Faire soi-même : l’artiste incompétent
Une autre voie, plus radicale, consiste pour l’artiste à assumer seul l’intégralité du processus créatif, de la conception à la réalisation matérielle. Cette approche, explicitement revendiquée, représente un refus conscient de la division du travail caractéristique du modèle cinématographique ou encore des ateliers classiques.
Cette position implique d’accepter les limites de ses propres capacités techniques comme cadre de la création. L’œuvre n’est plus conçue comme la réalisation parfaite d’une idée préexistante, mais comme le résultat d’un dialogue continu entre l’intention initiale et les contraintes matérielles rencontrées dans le processus de fabrication. L’artiste se confronte directement à la résistance de la matière, aux échecs et aux découvertes inattendues qui jalonnent toute réalisation concrète.
Cette approche présente plusieurs avantages significatifs. Elle permet d’abord un apprentissage continu de nouvelles techniques, l’artiste étant constamment poussé à élargir son répertoire de compétences pour réaliser ses projets. Elle préserve également l’intégrité du processus créatif en évitant la fragmentation entre conception et exécution. L’idée initiale s’enrichit et se transforme au contact de la matière, dans un processus dialectique oet heuristique ù la pensée s’incarne et se découvre dans le faire.
Plus fondamentalement, cette démarche constitue une résistance à la tendance contemporaine qui valorise l’artiste uniquement comme producteur d’idées. Elle refuse la figure de l’artiste concepteur aux idées géniales déléguant la réalisation matérielle à quelques techniciens ou artisans, où ces derniers deviennent des moyens, des outils au service de l’artiste. En réunifiant conception et exécution, elle conteste la discrimination entre le concept et la forme inhérente au système de production artistique dominant.
Cette posture rappelle celle des artisans-artistes de la Renaissance, pour qui la maîtrise technique constituait le fondement nécessaire de toute expression artistique. Elle évoque également les principes du mouvement Arts & Crafts initié par William Morris au XIXe siècle, qui valorisait l’unité du travail intellectuel et manuel contre les effets aliénants de la division industrielle du travail.
L’atelier comme usine personnelle : vers une communauté anthropotechnologique
La démarche de l’artiste qui réalise seul ses œuvres s’accompagne logiquement d’une accumulation d’outils et de machines. L’atelier devient une “unité de production”, une “usine” personnelle (c-à-d. sans division du travail) équipée pour répondre aux diverses exigences techniques de la création.
Cette configuration introduit une forme alternative de délégation du travail que je qualifie d’externalisation. Les machines, et particulièrement l’ordinateur, prennent en charge certaines tâches selon des instructions programmées par l’artiste. Ce rapport aux outils technologiques ouvre la perspective d’une autre communauté, anthropotechnologique, où l’humain collabore avec des dispositifs techniques dans un processus créatif hybride.
Cette relation entre l’artiste et ses machines possède une dimension affective particulière. L’émotion ressentie face à l’ordinateur qui calcule nuit et jour des médias suivant obstinément mes instructions témoigne d’un attachement qui dépasse la simple instrumentalité. La machine n’est pas perçue comme un esclave mais comme un collaborateur “acéphale”, dépourvu de conscience mais doté d’une forme d’autonomie opérationnelle. Ce sont deux solitudes qui se rencontrent, deux solitudes isolées l’une de l’autre.
Cette configuration technique génère une temporalité spécifique de la création. L’ordinateur poursuit son travail pendant que l’artiste se repose, introduisant une continuité qui transcende les limites biologiques de l’activité humaine. Le processus créatif s’étend au-delà des moments d’intervention directe de l’artiste pour inclure ces phases d’élaboration automatique.
À travers cette relation avec les machines, se dessine la possibilité d’un dépassement de l’alternative entre création solitaire et hiérarchie du travail collectif. Les outils technologiques permettent d’amplifier les capacités individuelles sans introduire les rapports de domination inhérents à la division humaine du travail. Ils constituent des extensions de l’artiste plutôt que des subjectivités assujetties.
Toutefois ce point de vue doit être modéré car la fabrication matérielle des technologies est fondée sur un système d’extraction et industriel qui n’est pas exempt de domination, loin s’en faut.
Cette communauté anthropotechnologique suggère une reconfiguration du statut de l’artiste. Ni génie isolé ni chef d’équipe, il devient un nœud dans un réseau sociotechnique, un programmeur d’opérations partiellement autonomes, un orchestrateur de processus qui le dépassent.
Relations de pouvoir
Les différentes approches de la production artistique évoquées – modèle cinématographique hiérarchisé, collectifs horizontaux, création solitaire, collaboration avec les machines – impliquent chacune une conception spécifique de la subjectivité artistique et des relations entre individus.
Le modèle hiérarchisé présuppose une figure de l’artiste comme démiurge, dont la vision préexiste à sa réalisation matérielle. Il perpétue une conception romantique du génie créateur, tout en l’adaptant aux conditions de production contemporaines. La valorisation exclusive de la conception intellectuelle au détriment de l’exécution matérielle témoigne d’un héritage platonicien où l’idée prime sur sa manifestation sensible.
À l’inverse, l’approche de l’artiste-artisan qui réalise seul ses œuvres suggère une conception plus immanente de la création, où l’idée n’est pas antérieure à sa réalisation mais émerge progressivement dans l’interaction avec la matière. Cette conception fait écho à la philosophie pragmatiste de John Dewey, pour qui l’expérience esthétique s’enracine dans la continuité entre l’humain et son environnement matériel.
Les collectifs sans totalisation incarnent quant à eux une conception dialogique de la création, où l’œuvre émerge de la circulation des idées et des gestes entre des subjectivités distinctes mais interconnectées. Cette approche résonne avec la philosophie de Deleuze et Guattari, qui valorise les agencements rhizomatiques contre les structures arborescentes centralisées.
Enfin, la communauté anthropotechnologique esquissée dans la relation avec les machines suggère une conception posthumaine de la création, où la distinction entre l’humain et le technique s’estompe au profit d’hybridations productives.
Ces différentes modalités de production artistique engagent des relations de pouvoir spécifiques. Le modèle hiérarchisé institutionnalise des rapports de domination sous couvert de nécessité organisationnelle, tandis que les approches alternatives cherchent à instaurer des relations plus équilibrées, soit en évitant la délégation humaine (création solitaire), soit en la reconfiguration sur des bases plus égalitaires (collectifs horizontaux), soit en la déplaçant vers des dispositifs techniques (collaboration avec les machines).