Disnovation artistique et obsolescente consumériste

On s’interroge avec une acuité et une gravité plus grande chaque jour sur le caractère soutenable de notre mode de consommation et production, d’une façon plus générale sur nos modes de vie. En effet, si au début de l’âge industriel nous avons extrait les matériaux les plus accessibles et dont le traitement coûtait le moins cher, la situation actuelle est devenue plus difficile, non seulement par rapport à la difficulté de l’extraction et à son coût, mais aussi au traitement. À cela, il faut ajouter que nos composants sont de plus en plus fait d’alliage dont le recyclage est de plus en plus coûteux. De là le productivisme et le consumérisme apparaissent comme allant au-delà des limites du monde fini.

Ce qui est tout particulièrement en cause est le cycle et la vitesse d’usage et d’obsolescence des produits. À peine consommés, les produits cheap sont jetés. Ainsi s’accumulent sous terre des milliards d’objets qui ne servent plus à rien pendant que nous allons chercher de nouveaux matériaux pour produire de nouveaux objets don la seule raison d’être est un désir construit par la machine capitaliste.

Face à cette obsolescence effrénée où un produit vient en chasser un autre, l’œuvre d’art semble proposer une toute autre temporalité puisqu’on pense devoir la conserver des décennies, des centaines d’années dans un musée. En effet, si l’œuvre d’art peut consommer de la matière pour être produite, sa durée de vie est bien plus grande qu’un objet de consommation courante. Il faut sans doute la distinguer la durée de vie matérielle de l’objet de sa durée de vie esthétique, et sans doute faudrait-il affiner et pluraliser ce qu’on entend par œuvre d’art entre la sculpture, la performance, le numérique, etc. Mais en ce qui concerne cette durée de vie matérielle donc, l’œuvre d’art est soumise à une temporalité singulière puisqu’on estime normativement qu’elle doit être conservée pour l’éternité.

Quel est le sens exact de cette éternité ? L’éternité veut ici dire que la durée de l’art doit être supérieure à la durée de l’époque ou de la civilisation qui a vu son apparition, car elle doit témoigner d’une vie passée, de la disparition d’une société, trace devenue témoignage avec le temps, ruines d’un futur antérieur. L’Œuvre d’art a ainsi un lien structurel avec la question de la ruine et de la disparition des sociétés parce qu’elle est mortuaire depuis les Égyptiens.

On peut dès lors estimer que face au modèle de l’innovation technologique qui a raccourci la durée de vie des objets, de les rendre de plus en plus obsolètes pour fournir toujours du neuf au désir consumériste, et d’épuiser les ressources naturelles, il existerait un autre modèle, celui de la disnovation artistique.

Celle-ci implique une nouvelle temporalité et une nouvelle projection dans le temps qui ne sont plus celles de l’innovation en tant qu’émancipation vers un futur calculable et désirable, mais l’anticipation d’un avenir incalculable qui est celui de la contingence et de la finitude des civilisations : nous allons disparaître, l’effondrement sociétal n’est pas accidentel, mais structurel. Ce n’est donc pas seulement le modèle de production et d’extraction de la Terre qui est bouleversée par l’œuvre d’art, mais c’est aussi un modèle idéologique et politique de construction du temps en commun.

Face aux objets produits industriellement pour répondre et provoquer en boucle le désir consumériste, les œuvres d’art produisent un temps qui va au-delà de la survie d’une époque donnée et par là même elles permettent de penser réflexivement la finitude dont est tissée toute production. Il me semble qu’il y a peu d’objets, en dehors des œuvres d’art, qui permettent de construire cette temporalité particulièrement du futur antérieur acceptant d’avance la disparition de ce que nous avons été et étant doté d’une telle réflexivité.

Il s’agit non seulement de comprendre que l’œuvre d’art construit cette intempestive temporalité parce que comme objet elle suspend la fonction d’usage, c’est-à-dire les relations de cause à effet. Ces relations produisent, dans l’objet industriel, le temps d’une survie niant la finitude et l’usage de la Terre en tant que matière qu’il s’agit de former. Mais encore, il faut ajouter que si l’œuvre d’art nous parle de notre disparition future, ce n’est nullement de manière passive qui empêcherait l’action, car l’œuvre d’art existe, elle est réellement produite. De sorte qu’elle nous apprend qu’il est possible d’intégrer l’idée d’extinction avec celle de mémoire pour construire une société capable de penser sa fin et d’agir en conséquence. L’œuvre d’art est la trace d’une finitude généralisée.

On peut alors estimer, aux côtés de Klossowski, que le simulacre de l’œuvre d’art révèle le simulacre de l’objet industriel qui occulte, et d’une certaine manière révèle dans le même mouvement, l’absence de sa fondation, c’est-à-dire la possibilité de notre disparition individuelle et collective. De là, sans doute l’importance à accorder à la production artistique est largement supérieure à la place qu’on lui réserve sociologiquement aujourd’hui parce qu’elle est l’une des seules productions matérielles qui prend en compte la naissance et la fin des civilisations.