Post-Internet et Manifestes

Depuis quelques années, on observe la réapparition de formes déclaratives qu’on croyait obsolètes en art. Les manifestes fleurissent et les mots en « Post ». Sans doute aurait-on tort de n’y voir qu’un retour à des tics modernes dans la mesure même où, pour prendre l’exemple des manifestes, ceux-ci ne sont pas seulement fondés sur une origine politique, mais artistique. L’émergence simultanée de ces deux tendances – manifestes et préfixe « post » – dessine une cartographie singulière de notre époque, un paysage conceptuel où s’entremêlent déclarations d’intention et reconnaissance d’une rupture déjà advenue. Cette coexistence paradoxale mérite que l’on s’y attarde pour comprendre ce qu’elle nous dit de notre relation contemporaine à l’art et au numérique.

Les manifestes en art ont leur propre histoire qui croise celles des manifestes politiques, mais qui ne s’y identifient pas. Cette généalogie particulière nous invite à dépasser une lecture superficielle qui n’y verrait qu’une simple nostalgie moderniste. L’origine des manifestes artistiques réside dans le romantisme allemand et dans l’imaginaire littéraire de la figure de l’artiste visuel : position singulière d’un sujet qui, se plaçant au seuil du sensible et du concept, proclame une vision nouvelle du monde. Au cours du XXe siècle, les manifestes ont souvent été le fait de romanciers, théoriciens ou poètes : le manifeste est ainsi d’emblée un objet hybride, une forme de l’entre-deux qui brouille les frontières entre théorie et pratique, entre description et prescription, entre analyse et utopie.

Ce retour des manifestes aujourd’hui n’est donc pas un simple écho affaibli des avant-gardes historiques, mais plutôt la réactivation d’une modalité déclarative dont la fonction a profondément changé. Si les manifestes modernistes affirmaient souvent la rupture avec le passé et la promesse d’un avenir radieux, les manifestes contemporains semblent davantage fonctionner comme des cartographies du présent, des tentatives de saisir les contours d’un monde déjà transformé. Ils ne prétendent plus tant inaugurer un mouvement que constater un état des choses, dessiner les coordonnées d’un territoire que nous habitons déjà sans toujours en percevoir la géographie.

Le mot « post » a une autre logique, mais qui n’est pas sans résonner avec cette transformation de la fonction des manifestes. Il semble au premier abord exprimer une construction historique causaliste, avec un avant et un après : « post-digital » voudrait dire après le digital. Cette logique est pour le moins critiquable, tant elle apparaît réductionniste et schématique, incapable de saisir la complexité des processus historiques qui ne se laissent jamais réduire à des successions linéaires de périodes clairement délimitées. Toutefois, au-delà de l’effet de mode superficiel qu’une telle expression a provoqué, il y a trois paramètres qui doivent attirer notre attention et qui permettent de complexifier notre compréhension de ce préfixe omniprésent.

Premièrement, le succès d’une formulation, aussi critiquable soit-elle sur le plan conceptuel, constitue au minimum un symptôme qu’il faut prendre le temps de décrypter : il témoigne d’une nécessité expressive, d’un besoin collectif de nommer quelque chose qui insiste dans le réel et qui demande à être articulé. La prolifération des termes en « post » n’est pas un simple phénomène de mode, mais la manifestation d’une tentative collective de penser notre condition contemporaine, de lui donner des noms, fussent-ils provisoires ou imparfaits.

Deuxièmement, le préfixe « post » signifie-t-il seulement un après chronologique ? Ne peut-il pas être aussi interprété selon un plan spatial : être après le digital, ce serait y être totalement, ce serait être en son territoire, l’habiter de l’intérieur plutôt que le contempler comme un phénomène extérieur ou exotique. Le « post » marquerait alors non pas tant le dépassement que l’immersion, non pas la rupture mais l’incorporation, la métabolisation d’un phénomène devenu si omniprésent qu’il en devient presque invisible. Être « post-digital », ce serait avoir tellement intégré le numérique qu’on n’aurait plus besoin de le thématiser comme tel, qu’il serait devenu l’élément même dans lequel nous évoluons, l’eau dans laquelle nous nageons sans plus y prêter attention.

Troisièmement, le « post-digital » est-il un concept ou désigne-t-il simplement un certain état des productions artistiques et le dépassement de l’esthétique datée de l’art dit « numérique » ? Cette question est cruciale car elle touche à la nature même de ce qui est désigné par ce terme : s’agit-il d’une catégorie philosophique visant à penser une transformation épistémologique, ou simplement d’une étiquette servant à regrouper des pratiques artistiques partageant certains traits communs ? Sans doute les deux à la fois, dans une oscillation constante entre le conceptuel et le descriptif, entre l’ambition théorique et le constat empirique.

Ainsi le préfixe « post » aurait une fonction ambivalente, irréductible à une simple chronologie linéaire. Il désignerait en même temps la victoire du numérique, sa généralisation à l’ensemble de la société, et dans le champ artistique l’adieu à une certaine esthétique digitale qui était marquée par l’idée selon laquelle l’œuvre était un monde fermé et en soi, une monade dont l’objectif était d’immerger le spectateur, de produire un effet, d’impressionner par la virtuosité technique ou la nouveauté du médium. Cette double dimension du « post » permet de comprendre pourquoi il ne signifie pas simplement un dépassement ou une négation de ce qui le précède, mais plutôt une transformation de notre relation à cela même qui est supposément « dépassé ».

« Post » aurait dans ce contexte un autre sens que celui qu’on pourrait lui donner au premier abord : « post-digital » ou « post-Internet » signifient la globalisation du numérique et l’ouverture de l’œuvre d’art à ce processus de diffusion généralisée. Être « après » c’est se placer à l’endroit où la rupture a déjà eu lieu, c’est habiter un monde qui a déjà été transformé en profondeur par ce qui était autrefois perçu comme nouveau ou révolutionnaire. Là où les artistes numériques croyaient participer à la rupture (en ayant parfois recours à un discours de l’innovation empruntant sa rhétorique aux entreprises technologiques), les artistes post-Internet savent que celle-ci a déjà eu lieu et c’est pourquoi leurs visions du futur sont tout aussi bien nostalgiques : ils ne célèbrent plus un avenir radieux, mais explorent les ruines d’un futur qui a déjà eu lieu, qui s’est déjà déposé en sédiments dans notre présent.

La temporalisation devient dès lors une localisation : être « post-digital », ce n’est pas tant venir chronologiquement après le digital que se situer dans un espace saturé de digital, dans un monde où le numérique a pénétré tous les aspects de l’existence. Ce passage de la temporalité à la spatialité est crucial pour comprendre la transformation de notre relation aux technologies numériques : elles ne sont plus perçues comme des innovations marquant des ruptures dans le temps, mais comme des éléments constitutifs de l’espace dans lequel nous évoluons, des composantes structurelles de notre environnement quotidien.

La victoire du numérique est sa disparition, parce qu’il perd sa singularité, son caractère extraordinaire ou exceptionnel. Son esthétique est partout et c’est pourquoi on voit aussi fleurir l’intégration de l’esthétique des entreprises, des bureaux, du sport, de la publicité dans ces œuvres « post-Internet ». Il ne s’agit plus de célébrer la nouveauté technologique, mais de prendre acte de son intégration dans le tissu même du quotidien, de sa banalisation qui est en même temps le signe de son triomphe absolu. Les interfaces lissées, les palettes de couleurs standardisées, les typographies neutres qui caractérisent l’esthétique corporate contemporaine sont autant de manifestations de cette intégration du numérique dans tous les aspects de la vie sociale.

Il y a là une approche sociologique : les technologies sont remises dans leur contexte extra-artistique, dans les relations sociales, dans leurs histoires, dans leurs implications économiques et politiques. Elles ne sont plus considérées comme d’« extraordinaires moyens au service de la création » (approche instrumentale et anthropologique qui voyait dans les technologies de simples outils au service d’une intention artistique préexistante), mais des phénomènes que l’on peut aborder artistiquement parce qu’ils préexistent à l’œuvre, ils existent déjà hors d’elle, partout, constituant la texture même de notre monde contemporain.

Le numérique n’est plus la « boîte noire » dont parlait Minsky – objet opaque et mystérieux qui fascine par son fonctionnement caché – mais un ensemble de réseaux aux relations mouvantes, un écosystème complexe qui irrigue tous les aspects de l’existence. C’est pourquoi Internet n’est pas seulement une technologie parmi d’autres, un simple réseau de communication ou une infrastructure technique : Internet est un paradigme conceptuel permettant d’aborder une situation donnée, un modèle pour penser les relations, les flux, les échanges qui caractérisent notre monde contemporain.

Internet, en ce sens, est moins une réalité technique qu’un mode d’être, une manière d’habiter le monde, de s’y connecter, d’y circuler. La connectivité généralisée, l’accès permanent à l’information, la mise en réseau constante des individus et des objets constituent désormais le tissu même de notre expérience quotidienne. Les artistes « post-Internet » ne célèbrent pas cette situation, pas plus qu’ils ne la dénoncent : ils l’habitent, la documentent, l’explorent dans toutes ses implications et ses paradoxes.

« Post-Internet » ne désigne donc pas le retour à une histoire chronologique qui aurait des époques déterminées et une finalité, une histoire orientée vers un telos qui serait l’aboutissement ou le dépassement du numérique. Il signale temporairement (car nous savons que ce mot disparaîtra sans doute rapidement dans les flots du réseau, remplacé par d’autres étiquettes, d’autres tentatives de nommer ce qui nous arrive) une cartographie possible des puissances en cours et le trait fondamental de notre temps : nous sommes après le « tour de magie » informatique, après l’émerveillement initial face à des technologies qui semblaient magiques ou révolutionnaires.

L’ordinateur est partout, son esthétique est omniprésente et elle devient par là même, de façon paradoxale, inapparente, un bruit de fond constant et sourd, une vibration ambiante qui structure notre environnement sans que nous en ayons nécessairement conscience. Comme l’air que nous respirons, le numérique est devenu si fondamental à notre existence qu’il en devient presque imperceptible, sauf dans ces moments de défaillance où son absence nous rappelle brutalement notre dépendance à son égard.

L’œuvre peut nous rendre sensible à ce grondement existentiel par tous les moyens dont l’art dispose : non pas en célébrant naïvement la technologie ni en la condamnant de façon réactionnaire, mais en explorant les paradoxes de notre condition numérique, les tensions qui la traversent, les nouvelles formes de sensibilité qu’elle engendre. Il ne s’agit pas de représenter le numérique comme un objet extérieur, mais de rendre perceptibles les façons dont il transforme notre rapport au monde, notre manière d’y être présents, d’y agir et d’y percevoir.

Les manifestes contemporains et les œuvres « post-Internet » partagent ainsi une même ambition : cartographier un présent saturé de numérique, non pour le célébrer ou le condamner, mais pour le rendre visible dans sa complexité, ses contradictions, ses potentialités inexplorées. Ils ne nous promettent pas un futur radieux, pas plus qu’ils ne nous invitent à une nostalgie passéiste : ils nous proposent plutôt d’habiter pleinement notre présent, d’en explorer les recoins, d’en sonder les profondeurs, pour y découvrir peut-être de nouvelles façons d’être au monde, de nouvelles modalités de l’existence dans un environnement saturé de technologies.

Ce faisant, ils nous rappellent que le numérique n’est pas une fatalité à laquelle nous serions passivement soumis, mais un espace à habiter activement, à explorer, à transformer par nos usages et nos pratiques. L’art « post-Internet » ne nous délivre aucun message univoque sur notre condition technologique : il nous invite plutôt à l’habiter en conscience, à y tracer nos propres chemins, à y inventer nos propres modalités d’existence. Non pas un art qui parlerait du numérique, mais un art qui parlerait depuis le numérique, depuis cette condition qui est désormais la nôtre et à laquelle nous ne pouvons plus échapper.

Ainsi, loin d’être de simples effets de mode ou des reprises superficielles de formes passées, les manifestes contemporains et les œuvres « post-Internet » constituent des tentatives de penser notre présent, de lui donner forme et sens, de le rendre habitable. Ils témoignent d’une volonté de ne pas se laisser submerger par le flux constant des innovations technologiques, mais d’y trouver des points d’ancrage, des moments de réflexivité qui nous permettent de nous approprier notre condition numérique plutôt que de la subir passivement.

En ce sens, ils sont moins des déclarations sur le futur que des explorations du présent, moins des prescriptions que des descriptions, moins des promesses que des constats. Mais ces constats ne sont pas neutres : ils constituent autant de façons de rendre visible ce qui, à force d’être omniprésent, était devenu invisible, de redonner une texture sensible à ce qui semblait s’être dissous dans la transparence apparente des interfaces numériques, de faire entendre ce grondement existentiel que les discours techno-optimistes ou technophobes tendent également à occulter.