Dilution
Depuis quelques années, on observe la réapparition de formes déclaratives qu’on croyait obsolète en art. Les manifestes fleurissent et les mots en « Post ». Sans doute aurait-on tort de n’y voir qu’un retour à des tics modernes dans la mesure même où, pour prendre l’exemple des manifestes, ceux-ci ne sont pas seulement fondés sur une origine politique, mais artistique. Les manifestes en art ont leur propre histoire qui croise celles des manifestes politiques, mais qui ne s’y identifient pas. Cette origine réside dans le romantisme allemand et dans l’imaginaire littéraire de la figure de l’artiste visuel. Au cours du XXe siècle, les manifestes ont souvent été le fait de romanciers, théoriciens ou poètes.
Le mot « post » a une autre logique. Il semble au premier abord exprimer une construction historique causaliste, avec un avant et un après : « post-digital » voudrait dire après le digital. Cette logique est pour le moins critiquable, tant elle apparaît réductionniste. Toutefois, au-delà de l’effet de mode superficiel qu’une telle expression a provoqué, il y a trois paramètres qui doivent attirer notre attention :
- Le succès d’une formulation, aussi critiquable soit-elle, constitue au minimum un symptôme qu’il faut prendre le temps de décrypter.
- Le préfixe « post » signifie-t-il seulement un après chronologique ? Ne peut-il pas être aussi interprété selon un plan spatial : être après le digital, ce serait y être totalement, ce serait être en son territoire.
- Le « post-digital » est-il un concept ou désigne-t-il simplement un certain état des productions artistiques et le dépassement de l’esthétique datée de l’art dit « numérique » ?
Ainsi le préfixe « post » aurait une fonction ambivalente. Il désignerait en même temps la victoire du numérique, sa généralisation à l’ensemble de la société, et dans le champ artistique l’adieu à une certaine esthétique digitale qui était marquée par l’idée selon laquelle l’œuvre était un monde fermé et en soi, une monade dont l’objectif était d’immerger le spectateur, de produire un effet, etc. « Post » aurait dans ce contexte un autre sens que celui qu’on pourrait lui donner au premier abord : « post-digital » ou « post-Internet » signifient la globalisation du numérique et l’ouverture de l’œuvre d’art à ce processus. Être « après » c’est se placer à l’endroit où la rupture a déjà eu lieu. Là où les artistes numériques croyaient participer à la rupture (en ayant parfois recours à un discours de l’innovation), les artistes post-Internet savent que celle-ci a déjà eu lieu et c’est pourquoi leurs visions du futur sont tout aussi bien nostalgiques. La temporalisation devient dès lors une localisation. La victoire du numérique est sa disparition, parce qu’il perd sa singularité, son esthétique est partout et c’est pourquoi on voit aussi fleurir l’intégration de l’esthétique des entreprises, des bureaux, du sport, de la publicité dans ces œuvres. Il y a là une approche sociologique: les technologies sont remises dans leur contexte extra-artistique, dans les relations sociales, dans leurs histoires, etc. Elles ne sont plus considérés comme d’ “extraordinaire moyens au service de la création” (approche instrumentale et anthropologique), mais des phénomènes que l’on peut aborder artistiquement parce qu’ils préexistent à l’oeuvre, ils existent déjà hors d’elle, partout. Le numérique n’est plus la “boîte noire” (Minsky), mais un ensemble de réseaux aux relations mouvantes et c’est pourquoi Internet n’est pas seulement une technologie parmi d’autres, Internet est un paradigme conceptuel permettant d’aborder une situation donnée.
« Post-Internet » ne désigne donc pas le retour à une histoire chronologique qui aurait des époques déterminées et une finalité. Il signale temporairement (car nous savons que ce mot disparaîtra sans doute rapidement dans les flots du réseau) une cartographie possible des puissances en cours et le trait fondamental de notre temps: nous sommes après le « tour de magie » informatique, l’ordinateur est partout, son esthétique est omniprésente et elle devient par là même, de façon paradoxale, inapparente, un bruit de fond constant et sourd. L’oeuvre peut nous rendre sensible à ce grondement existentiel par tous les moyens dont l’art dispose.