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Quel est le sentiment de cet être humain qui subit une dépression parce qu’il anticipe la disparition sans reste de l’espèce humaine ? Quelle est alors la nature de sa souffrance ? Ne dépasse-t-il pas par celle-ci les affects structurés par l’histoire de l’Occident qui a fait de l’intériorité et de la subjectivité, l’échelle de mesure de toute réalité ? N’outrepasse-t-il pas par la même le nihilisme inhérent à cette histoire et la manière dont cette subjectivité s’effondrait sur elle-même dans les sables mouvants de ses fondements fantasmés ?

La souffrance de celui qui pâtit de la disparition des derniers témoins de ce que nous avons été ; mets en jeu la constitution historique du pathos et va jusqu’à creuser du dedans l’intériorité comme telle dont il croit être l’objet. C’est pourquoi on aurait tort de rendre psychologique cette souffrance ou de la ramener à un sentiment négatif et pour ainsi dire à une fantaisie de la noirceur de l’esprit, un pessimisme. Il y a dans cette dépression non pas un questionnement de l’intériorité, mais quelque chose qui touche l’espace en son entier et qui va se répandre au-delà des frontières de notre humanité pour intégrer les autres vivants. En effet, si on peut être infiniment triste de savoir que l’espèce humaine, dans quelques décennies ou quelques siècles, ne pourra plus survivre sur une Terre devenue étouffante, on peut désespérer de savoir que dans cette extinction nous entraînerons d’autres espèces et peut-être même jusqu’à la possibilité du vivant sur cette planète. C’est une responsabilité à laquelle nous ne sommes pas préparés que de sortir ainsi de nous-mêmes en voyant disparaître année après année des centaines d’espèces. On peut bien espérer une résurrection de celle-ci, des moyens techniques de les faire renaître, mais ce serait l’illusion de celui qui croit que la résurrection signifie faire revenir le même, alors qu’elle est toute différente de son origine.

Quelle est donc la souffrance de l’être humain qui souffre de notre disparition et de l’extinction du vivant sur terre ? Pouvons-nous faire autrement qu’endurer ce sentiment nouveau qui nous fait sortir des limites de notre intériorité et de notre finitude, non pas en nous confrontant à une chose en soi absolue, mais bien plutôt en étendant, au-delà de nos frontières, la finitude qui n’est plus seulement celle d’un seul, mais celle de tous, de chacun, un par un, jusqu’au dernier.

Nous n’avons cessé en effet de témoigner et d’être témoignés, de parler et d’être parlés, trouvant dans notre prochain la parole de celui qui pourrait parler à notre place ou cherchant dans notre parole celle qui pourrait parler à sa place, puisque l’ensemble des dispositifs politiques consiste dans le passage d’une voix à une autre. Mais quand il n’y aura plus personne, ou quand le dernier être humain sera sans descendance, sans avenir, quel sera précisément alors le sentiment de sa mortalité ? Une mortalité sans reste, sans témoignage, sans une autre voix qui pourrait prononcer le nom du disparu et réciter telle une prière ? Une mortalité comme peut-être on n’en a jamais connu si ce n’est dans les centres d’extermination ou c’est jusqu’à la mort qui a été mise à mort. Nous avons déjà eu cette expérience, mais elle était située historiquement et elle ne concernait qu’une partie de l’humanité, mais là, il s’agit encore d’autre chose. Il s’agit de toute humanité, de la disparition définitive de chacun d’entre nous et des vivants, la clôture de tout avenir.

Alors celui ou celle qui est la dépression, de ce savoir de l’extinction, ne peut pas être regardé comme un esprit noir, obscur et pessimiste, car il ou elle défie par la puissance de son « propre » affect le nihilisme occidental, ce retournement de la subjectivité sur elle-même devenant volonté de puissance, prenant des formes techniques, bouchant le monde, le réduisant à être toujours interchangeable selon une quantité énergétique, économique, statistique. Peut-être est-ce au moment de cette extinction que quelque chose ne sera plus échangeable et que cette chose ne pourra pas prendre la place d’autre chose. Peut être est-ce à ce moment que la mort ne sera pas résolue par la survie de certains et le témoignage d’autres, l’illusion d’une suite, d’un après, du fil des générations, et que la mort d’un.e seul.e sera la mort de tou.te.s, la dernière mort, celle avant que la mort ne meure à son tour dans le silence.


What is the feeling of this human being who suffers depression because he anticipates the disappearance of the human species without a remnant? What then is the nature of his suffering? Does it not go beyond the affects structured by the history of the West, which has made interiority and subjectivity the measuring scale of all reality? Doesn’t it also go beyond the nihilism inherent in this history, and the way in which this subjectivity collapsed in on itself in the shifting sands of its fantasized foundations?

The suffering of those who suffer from the disappearance of the last witnesses to what we once were, brings into play the historical constitution of pathos, and goes so far as to excavate from within the very interiority of which they believe themselves to be the object. That’s why it would be a mistake to make this suffering psychological, or to reduce it to a negative sentiment, or, as it were, to a fantasy of the blackness of the mind, a pessimism. Depression is not a questioning of the inner self, but something that affects the whole of space, and will spread beyond the boundaries of our humanity to include other living beings. Indeed, if we can be infinitely sad to know that the human species, in a few decades or a few centuries, will no longer be able to survive on an Earth that has become suffocating, we can despair to know that in this extinction we will drag along other species and perhaps even the very possibility of life on this planet. It’s a responsibility we’re not prepared to shoulder, as we watch hundreds of species disappear year after year. We may well hope for a resurrection of the latter, for technical means to bring them back to life, but this would be the illusion of the person who believes that resurrection means bringing back the same, when it is quite different from its origin.

What then is the suffering of the human being who suffers from our disappearance and the extinction of life on earth? Can we do anything other than endure this new feeling that takes us beyond the limits of our interiority and our finitude, not by confronting an absolute thing in itself, but rather by extending, beyond our borders, the finitude that is no longer just that of one, but that of all, of each and every one, one by one, down to the last.

Indeed, we have never ceased to bear witness and to be witnessed, to speak and to be spoken to, finding in our neighbor the word of one who could speak in our place, or seeking in our word the one who could speak in his place, since the whole of the political apparatus consists in the passage from one voice to another. But when there is no one left, or when the last human being is without descendants, without a future, what precisely will be the feeling of mortality then? A mortality with no remnant, no witness, no other voice to pronounce the name of the departed and recite a prayer? A mortality the likes of which we have perhaps never known, except in the extermination centers, where death was put to death. We’ve already had this experience, but it was historically situated and concerned only part of humanity, but this is something else again. It’s about all humanity, the definitive disappearance of each and every one of us and of the living, the closure of all future.

So whoever is depressed by this knowledge of extinction cannot be regarded as a black, obscure, pessimistic spirit, for he or she defies Western nihilism with the power of his or her “own” affect, that turning of subjectivity in on itself, becoming the will to power, taking technical forms, closing off the world, reducing it to being always interchangeable according to an energetic, economic, statistical quantity. Perhaps it is at the moment of this extinction that something will no longer be exchangeable, and that something will not be able to take the place of something else. Perhaps it is at this moment that death will not be resolved by the survival of some and the testimony of others, the illusion of a continuation, of an aftermath, of the thread of generations, and that the death of one will be the death of all, the last death, the one before death itself dies in silence.