Au-delà de la représentation : flux démocratiques et multitudes connectées

Il en va de même pour la représentation démocratique et pour les représentations artistique et philosophique. Il faut en finir! Si on estime qu’on ne saurait se passer de la représentation en politique, c’est au sens d’une délégation permettant d’éviter le chaos des multitudes ne sachant décider de rien par et pour elle-même. Une caste intermédiaire plus cultivée devrait être désignée afin de représenter les intérêts des multitudes. La délégation permettrait d’agir plus rapidement, en réduisant le nombre de décideurs, tout en gardant l’intégrité du message d’origine. Le réductionnisme démocratique est problématique à plus d’un titre parce que sa réification transforme la délégation en appropriation, de sorte que le pouvoir qui fonde initialement le vote n’a non seulement plus de contenu (on se décide à partir des propositions de délégués non des délégants), mais de plus il ne peut être repris par chacun, il ne cesse d’être délégué.

Mais la délégation empêche-t-elle vraiment le chaos et l’indécision ? Le choix des multitudes est-il par essence chaotique ? Et s’il ne l’est pas, pourquoi faudrait-il déléguer?

Il existe une partie du monde dans lequel des décisions sont prises collectivement tous les jours et qui forme un tout cohérent, qui a sans doute sa part de chaos, mais pas plus qu’en représentation démocratique. Il a aussi une part de centralisation, car il ne faut pas méconnaître en lui d’importants processus de contrôle. Ce monde est Internet. L’ordinateur comme outil d’informations croisées et de votes, la vitesse de communication de réseau, ne permettent-ils pas d’échapper à la représentation politique, non pour éviter toute médiation (dont celle inévitable de la tekhné et des différentes structures juridiques, médicales, etc.), mais pour qu’il n’y ait plus une caste intermédiaire qui capture le pouvoir ?

La représentation s’inscrit dans une longue tradition métaphysique occidentale : celle qui sépare l’apparence de l’essence, le phénomène du noumène, le sensible de l’intelligible. Elle présuppose toujours un écart, une distance, un différé entre ce qui est représenté et ce qui représente. Cette logique binaire structure aussi bien notre conception de la connaissance que notre organisation politique : quelque chose ou quelqu’un doit tenir lieu d’autre chose ou d’autrui, parler en son nom, le rendre présent en son absence. La représentation démocratique n’est qu’une manifestation particulière de cette économie générale du signe qui traverse toute notre culture.

Le flux numérique vient bouleverser cette économie représentative en introduisant une temporalité de l’immédiateté, une spatialité de l’ubiquité, une modalité de la multiplicité. La multitude connectée ne nécessite plus d’être représentée puisqu’elle peut se présenter elle-même, s’exprimer sans intermédiaire, décider sans délégation. L’écran n’est plus la surface passive où se projette l’image d’une réalité absente, mais l’interface active où s’actualise la puissance collective des singularités en réseau.

Pourtant, cette promesse d’immédiateté démocratique cache ses propres médiations : algorithmes qui filtrent l’information, infrastructures matérielles qui conditionnent la connexion, compétences techniques inégalement distribuées qui déterminent les modalités de participation. La transparence apparente du médium numérique dissimule de nouvelles opacités, de nouvelles asymétries, de nouvelles formes de pouvoir peut-être plus insidieuses encore que celles de la représentation traditionnelle, car elles se présentent sous les dehors séduisants de la participation directe.

Le paradigme représentatif traditionnel repose sur une triple fiction : fiction d’une volonté générale préexistante que le représentant ne ferait que traduire; fiction d’une unité du corps social que le représentant incarnerait symboliquement; fiction d’une compétence supérieure du représentant qui justifierait sa position privilégiée. Cette triple fiction a longtemps fonctionné comme un opérateur efficace de légitimation politique, mais elle se heurte aujourd’hui à la réalité fragmentée, mouvante et contradictoire des sociétés contemporaines.

Les flux d’informations, d’opinions, d’affects qui circulent dans l’espace numérique révèlent l’hétérogénéité irréductible du social, l’impossibilité de le subsumer sous une volonté unique, la pluralité des expertises et des savoirs qui traversent le corps collectif. La représentation apparaît alors comme une réduction abusive de cette complexité, une simplification appauvrissante qui transforme la multiplicité vivante en unité abstraite.

Mais cette complexité retrouvée est-elle viable politiquement ? La multitude peut-elle réellement s’auto-organiser sans tomber dans l’indécision perpétuelle ou dans de nouvelles formes de domination ? Le chaos tant redouté par les défenseurs de la représentation n’est-il pas précisément ce qui guette une démocratie directe des flux numériques ?

L’expérience d’Internet nous offre à cet égard un laboratoire fascinant. Dans cet espace, des communautés se forment et se défont, des décisions collectives émergent sans passer par les canaux traditionnels de la représentation, des formes d’intelligence collective s’élaborent à travers des interactions multiples et décentralisées. Wikipédia, les logiciels libres, certaines plateformes de gouvernance participative nous montrent qu’il est possible de produire collectivement du sens, de prendre des décisions, de coordonner des actions sans recourir au modèle vertical de la délégation représentative.

Ces expériences ne sont pas exemptes de problèmes : concentration invisible du pouvoir, émergence de hiérarchies informelles, inégalités d’accès et de participation, difficultés à maintenir une cohérence d’ensemble. Mais elles témoignent d’une possibilité : celle d’une politique des flux qui ne serait ni la représentation classique ni le chaos redouté, mais une forme inédite d’auto-organisation collective médiatisée par des dispositifs techniques.

La question n’est donc plus de savoir s’il faut conserver ou abolir la représentation, mais de comprendre comment articuler différentes formes et échelles de médiation politique. La représentation n’est ni une nécessité absolue ni un mal absolu : elle est un dispositif parmi d’autres pour organiser la vie collective, avec ses avantages spécifiques (capacité à synthétiser, à stabiliser, à produire de la continuité) et ses inconvénients propres (tendance à l’autonomisation, à la confiscation, à la réduction).

L’enjeu serait alors d’inventer des formes hybrides de gouvernance qui combineraient des moments représentatifs et des moments de démocratie directe, des procédures formelles et des dynamiques émergentes, des institutions stables et des agencements temporaires. Il s’agirait de penser la démocratie non plus comme un système uniforme mais comme un écosystème complexe où coexisteraient différentes modalités de participation et de décision, différents rythmes et différentes échelles d’action collective.

Dans cette perspective, Internet n’est pas tant le modèle d’une démocratie sans représentation que le prototype d’une écologie politique où la question de la représentation serait dépassée au profit d’une attention aux multiples médiations qui structurent notre vie commune. Ces médiations incluent certes les personnes qui parlent au nom d’autres (représentants), mais aussi les dispositifs techniques qui configurent nos interactions, les règles procédurales qui cadrent nos délibérations, les formes symboliques qui orientent nos imaginaires collectifs.

Une telle écologie politique ne viserait pas l’immédiateté illusoire d’une présence à soi transparente de la multitude, mais une réflexivité accrue sur les multiples médiations qui nous constituent comme communauté politique. Elle ne chercherait pas à éliminer toute forme de délégation, mais à multiplier les circuits de délégation, à les rendre réversibles, à les soumettre à un contrôle continu.

La représentation ne serait plus alors ce dispositif figé qui transforme le pouvoir constituant en pouvoir constitué, mais un moment dans un processus plus vaste de circulation du pouvoir, un relais parmi d’autres dans les flux d’intelligence collective qui traversent le corps social. La délégation ne serait plus une abdication mais une modalité parmi d’autres de l’action commune, utilisée stratégiquement là où elle s’avère pertinente et abandonnée là où d’autres formes de coordination apparaissent plus efficaces ou plus justes.

Cette vision d’une démocratie des flux, ni purement représentative ni purement directe, s’inscrit dans une conception plus générale de la politique comme expérimentation collective, comme exploration tâtonnante de nouvelles formes de vie commune. Elle ne prétend pas résoudre définitivement la question de l’organisation politique, mais la maintenir ouverte, la soustraire à toute clôture dogmatique, qu’elle vienne des défenseurs de la représentation traditionnelle ou des partisans d’une démocratie directe numérique.