Le capitalisme et l’avenir d’une structure sans dehors
Une structure intégrant d’avance toute chose puisqu’étant sans intérieur, limitant donc jusqu’à l’existence de ce qui est en dehors d’elle, intégrant non pas par aliénation de l’autre mais par illimitation, cette structure donc est en train de devenir autre qu’elle-même.
Dans quelques années, dans quelques siècles, en un temps à venir encore indéterminé, sans doute souriront-ils de nous, de nos naïvetés et de nos lâchetés, de nos explications complexes pour comprendre comment le capitalisme pouvait ne laisser aucune place, aucune extériorité, aucune résistance, comment nous nous étions défiés de la dialectique. Ils verront ces explications comme des justifications d’un état de fait, comme le murmure de ceux qui subissent et qui n’ont plus que la parole, que la pensée pour faire face. Sans doute penserons-ils que nos constructions étaient simplistes (malgré nos apparentes subtilités) et occultaient une immense partie du monde, combien de facteurs, pourtant évidents, nous avions laissé de côté.
Rien ne semblait pouvoir déborder le capitalisme, pas même le débordement qui était d’avance intégré, non parce que l’identité du débordement était domptée, mais parce que ce qui l’intégrait était sans identité, le rentable même n’était pas sa seule affaire, la structure était fluide, sinueuse, prenant la forme de ce qu’elle formait à son tour, le creux d’une main accueillant, serrant, l’étreinte de l’hylémorphisme.
Dans ce temps indéterminé, quand tout ceci sera du passé, d’autres évidences, d’autres totalités apparaîtront avec la même vérité que nos totalités. Il faudra alors encore penser l’avenir de la disparition. Il faudra encore penser leur absence qui sera la nôtre, sans plus jamais nous appartenir.
Comment penser une structure sans extériorité qui serait pourtant en train de devenir autre qu’elle-même ? N’y a-t-il pas quelque chose de paradoxal dans cette métamorphose d’un système qui se définit précisément par sa capacité à tout intégrer, à tout absorber ? Le capitalisme n’a cessé de se présenter comme cette totalité sans dehors, cette structure sans limite qui se transformerait sans jamais perdre son identité profonde : adaptation perpétuelle qui ne serait que la confirmation de sa puissance d’engloutissement. Mais que se passe-t-il lorsqu’une telle structure commence à muter vers autre chose, lorsque ses métamorphoses ne sont plus seulement des stratégies d’expansion mais les signes d’une altération plus fondamentale ?
Cette structure sans intériorité, qui opère par expansion illimitée plutôt que par délimitation d’un territoire, nous fascine précisément par cette fluidité qui lui permet d’épouser toutes les formes sans jamais être définitivement arrêtée par aucune. Comme l’eau qui prend la forme de son contenant tout en dissolvant peu à peu ses parois, le capitalisme semble pouvoir s’adapter à toutes les configurations sociales et culturelles tout en les transformant insensiblement à son image. Sa force réside dans cette plasticité même, dans cette absence apparente de substance propre qui lui permet de s’infiltrer partout, de tout coloniser sans jamais se laisser identifier complètement.
Mais cette plasticité n’est-elle pas aussi sa fragilité ? Une structure sans intériorité peut-elle maintenir une identité stable à travers ses métamorphoses successives ? Ou bien est-elle condamnée à se dissoudre dans ses propres flux, à se perdre dans ce mouvement perpétuel qui constitue sa seule permanence ? La question n’est plus tant de savoir si une résistance extérieure est possible face à un système qui a d’avance intégré toute extériorité, mais plutôt de comprendre comment un tel système peut se transformer de l’intérieur jusqu’à devenir autre que lui-même.
Peut-être est-ce justement cette capacité d’intégration illimitée qui porte en elle les germes d’une transformation plus profonde : à force d’absorber des éléments hétérogènes, le système se trouve lui-même contaminé, altéré par ce qu’il ingère. Comme ces organismes qui, à force de dévorer d’autres espèces, finissent par incorporer des fragments d’ADN étranger qui modifient leur propre constitution génétique, le capitalisme semble aujourd’hui hanté par les spectres de tout ce qu’il a cru pouvoir digérer sans reste : cosmologies alternatives, modes de vie non-marchands, relations sociales irréductibles à l’échange économique.
Ces fragments mal digérés ne constituent pas une résistance frontale, une opposition claire qui permettrait encore de délimiter un intérieur et un extérieur. Ils opèrent plutôt comme des virus qui, de l’intérieur, reprogramment le fonctionnement du système tout entier. Ils ne s’opposent pas à sa logique d’expansion mais la détournent vers des directions imprévues, des mutations qui échappent à tout contrôle central. Cette transformation virale n’est pas dialectique : elle ne procède pas par négation et dépassement mais par contamination et hybridation.
Les observateurs du futur, ces “ils” qui souriront de nos analyses, verront peut-être dans nos tentatives pour penser la totalité du capitalisme l’expression même de notre incapacité à percevoir les lignes de fuite qui traversaient déjà notre présent. Nos constructions théoriques leur apparaîtront comme des édifices impressionnants mais aveugles aux tremblements qui en ébranlaient déjà les fondations. Ce que nous prenions pour des explications totalisantes ne sera pour eux que l’expression de notre enfermement dans un paradigme dont nous ne pouvions percevoir les limites.
Cette incapacité n’est pas seulement intellectuelle : elle est aussi existentielle et politique. Nos “lâchetés”, que ces futurs observateurs discerneront avec la clarté que donne la distance, ne sont pas tant des faiblesses morales individuelles que l’expression d’une impuissance collective face à un système qui semblait avoir colonisé jusqu’à nos imaginaires. Comment résister à ce qui s’est infiltré jusque dans nos désirs les plus intimes, jusque dans les structures mêmes de notre pensée ?
La parole et la pensée, ces ultimes refuges de ceux qui subissent, apparaissent alors dans toute leur ambivalence : à la fois instruments d’une possible émancipation et symptômes de notre impuissance à transformer concrètement le monde. Penser le capitalisme comme totalité, n’est-ce pas déjà lui accorder cette toute-puissance que nous prétendons contester ? N’est-ce pas, paradoxalement, renforcer son emprise en lui attribuant cette cohérence globale qu’il n’a peut-être jamais vraiment possédée ?
Car le capitalisme n’est pas cette machine parfaitement huilée, ce système entièrement cohérent que décrivent certaines de nos théories critiques. Il est traversé de contradictions, de dysfonctionnements, de zones d’ombre où prolifèrent des formes de vie qui échappent partiellement à sa logique. Ces zones ne constituent pas un “dehors” clairement délimité, mais plutôt des poches d’altérité au sein même du système, des espaces interstitiels où s’inventent d’autres manières d’être ensemble, d’autres rapports au temps, au travail, à la valeur.
Ces interstices ne sont pas nécessairement visibles à partir des grands cadres théoriques que nous avons élaborés pour penser la totalité. Ils apparaissent plutôt dans les détails, les pratiques quotidiennes, les formes de vie concrètes qui se développent en marge des grands flux économiques et médiatiques. C’est peut-être là, dans cette attention aux micro-résistances, aux détournements subtils, aux expérimentations locales, que se dessine une autre manière de penser le politique, moins fascinée par les grandes totalités et plus attentive aux processus moléculaires de transformation.
Si la structure capitaliste est aujourd’hui “en train de devenir autre qu’elle-même”, ce n’est pas tant sous l’effet d’une grande rupture révolutionnaire que par accumulation de mutations microscopiques qui, peu à peu, altèrent sa composition génétique. Ces mutations ne sont pas nécessairement orientées vers un objectif commun, elles ne répondent pas à un plan concerté : elles prolifèrent de manière rhizomatique, suivant des logiques hétérogènes qui peuvent entrer en résonance mais qui ne se laissent pas réduire à un principe unique.
Dans ce processus de transformation, l’identité même du capitalisme devient de plus en plus difficile à cerner. Ce système “sans identité” semble se dissoudre dans ses propres flux, devenir si plastique, si protéiforme qu’il en vient à perdre toute consistance reconnaissable. Le “rentable” n’est plus son unique boussole, d’autres logiques s’y infiltrent et le détournent de l’intérieur : logiques du don, du commun, du soin, de la gratuité, qui ne s’opposent pas frontalement à l’échange marchand mais le transforment subtilement, l’infléchissent vers d’autres horizons.
Cette transformation ne garantit pas en elle-même l’avènement d’un monde plus juste ou plus désirable. Les mutations du capitalisme peuvent aussi bien conduire à des formes encore plus insidieuses de domination qu’à des espaces d’émancipation. L’enjeu n’est pas tant de célébrer cette métamorphose en cours que de l’accompagner activement, d’y participer de manière critique et créative, d’orienter ces flux de transformation vers des horizons désirables.
Dans ce temps indéterminé, quand notre présent sera devenu passé, d’autres évidences auront remplacé les nôtres, d’autres totalités sembleront aussi naturelles que nous semblent aujourd’hui les structures du capitalisme. Nous ne serons plus là pour les penser, ou plutôt nous n’y serons que comme ces spectres qui hantent le présent des vivants, ces absences qui continuent d’agir souterrainement sur le cours des choses. Notre tâche, peut-être, est de préparer cette hantise future, de laisser des traces qui pourront être reprises, réinterprétées, réactivées par ceux qui viendront après nous.