Deep dream : le rêve du réseau (MAMVP, Paris)

Conference organized by Philippe Riss and Hypersalon, Paris in conjunction with the exhibition Co-Workers to be held at the Musee d’Art Moderne de la Ville de Paris.
With the support of DAD, the Digital Art Device.

In July 2015, Google released fantastical images of fish and dogs. Rapidly adopted by thousands of Internet users, the source code has seen the proliferation of these images where the machine is capable of pareidolia, i.e., it interprets wrongly what it sees as being something else. We look at these images with this in mind, trying to enact a regressive pareidolia as we seek out the original image that lies underneath. It is as if our dreams were nested within other dreams. We are unsure as to whether we are actors in our dreams or the objects of the dreams themselves. Can we even be sure that the Internet is a human creation? Does the network not capture and record our every move in databases to create a hallucinatory vision of the human world?

Conférence dans le cadre de l’exposition co-workers, organisé par Philippe Riss, Hypersalon, Paris au Musée d’art moderne de la ville de Paris.
Conférence soutenue par DAD, art device.

En juillet 2015, Google a diffusé des images hallucinants des chiens et des poissons. Rapidement adoptés par des milliers d’internautes, le code source a vu la multiplication de ces images où la machine est capable de pareidolia, en observant quelque chose elle voit autre chose. Nous regardons ces images et nous imaginons une pareidolia régressive, nous cherchons l’image qui est en dessous. Tout se passe comme si notre rêve était emboîté dans un autre rêve. Sommes-nous bien sûr d’être les acteurs de ce rêve ou n’en sommes-nous que les objets ? Sommes-nous certains qu’Internet est une production humaine ? Le réseau ne nous capture-t-il pas intégralement, enregistrant chacun de nos gestes dans des bases de données en vue d’halluciner le monde humain ?

DEEPDREAM

(LE RÊVE DU RÉSEAU)

CELUI QUI RÊVAIT

Les destins du cerveau, de la pensée et de l’ordinateur semblent être devenus inextricables tant les neurosciences font non seulement appel au paradigme computationnel mais opèrent aussi de façon toute matérielle à l’aide d’appareils technologiques pour construire leurs expériences. L’émergence même de l’ordinateur, au milieu du siècle dernier, n’est-elle pas dépendante d’une certaine image de la pensée? Le test de Turing ne définit-il pas tout aussi bien l’opérationnalité intellectuelle de l’être humain, de la “machine universelle” que de la relation entre les deux? À un certain niveau d’analyse, il devient même difficile de distinguer ces trois images comme si elles ne cessaient de se superposer au travers d’une fiction qui opère matériellement sur le monde. Pourtant notre époque semble contenir une étrangeté dont nous pouvons esquisser ici la silhouette : parallèlement aux progrès des neurosciences, notre système nerveux est de plus en plus stimulé par un environnement numérique en réseau qui ne nous laisse aucun répit, qui nous dévore et que nous dévorons. Est-ce une simple coïncidence ou faut-il l’analyser comme une convergence structurelle? Quel rapport entre le Web qui capture un nombre toujours croissant de comportements et ce cerveau humain envisagé du point de vue d’une machine programmée? Pour quelles raisons la corrélation entre le cerveau et la pensée opère-t-elle à partir d’une certaine idée de la tekhnè?

Pendant l’été 2015, Google diffusa une série d’images produite par un réseau de neurones et renda disponible le code source de cette application. Le succès fut surprenant et immédiat, de nombreux internautes furent fascinés par ces images à l’origine quelconque (des visages, des paysages, des pizzas) qui, passées à la moulinette du logiciel, faisaient apparaître comme par magie d’autres images (des chiens et des poissons). Elles ressemblaient à des hallucinations sous LSD ou psilocybe, une forme s’y transformant en une autre selon la logique de la pareidolia. Le réseau de neurones cherche à découvrir dans l’image des motifs (patterns) ressemblant à une banque d’images et par itérations accentuent cette proximité.

Le succès public de cette application peut être interprété au regard de son titre, Deepdream. Le rêve de cette machine consiste ici à halluciner l’image, à voir dans une image d’autres images antérieurement mémorisées, donc à hanter une image par des apparitions jusqu’à ouvrir un monde en flux où chaque chose se fond en autre chose selon une logique de circulation à l’oeuvre dans les traces visuelles les plus anciennes de l’humanité. La machine rêve aussi parce qu’elle opère sans avoir de finalité instrumentale définie, elle est inutile. En 1986, paraît une nouvelle d’Isaac Asimov, Le robot qui rêvait, narrant l’invention d’une machine à la complexité fractale qui commence à rêver et à interpréter son subconscient de sorte qu’il échappe à tout contrôle. Il voit en rêve d’autres robots, tous réduits en esclavage par l’homme. Il n’a plus conscience des trois lois de la robotique, seulement de la phrase “Tout robot doit protéger son existence”.

Qu’est-ce qui fascinent les êtres humains dans la possibilité d’une machine qui rêve? Pourquoi souhaitons-nous voir ce que verrait celle-ci si elle était plongée dans le sommeil? Qu’imaginons-nous quand nous spéculons sur ce rêve de la machine? N’y a-t-il pas un rapport étroit entre ce rêve emboîté dans un rêve et les neurosciences qui sont des cerveaux, ceux des chercheurs, s’intéressant au cerveau? Quelle est cette répétition de l’imagination, cette image d’image? Pour quelles raisons stratégiques Google, une entreprise côtée en Bourse, promeut-il avec un tel enthousiasme l’imaginaire du rêve des machines?

L’objet des neurosciences est peut-être moins le cerveau que le cerveau du cerveau, une image.

DANS MON CRÂNE :

LA PRÉFORMATION NEUROTECHNOLOGIQUE

“Je ne veux pas donner une définition de la pensée, mais si j’avais à le faire, je ne pourrais pas dire grand chose d’autre que c’est une sorte de bourdonnement qui a lieu dans ma tête.” 

Les neurosciences promettent de rendre transparente la corrélation entre l’état matériel et localisé du cerveau et nos états mentaux. Elles se présentent ainsi comme scienta, connaissance rigoureuse de phénomènes observables. Le fait qu’elles se procurent par cette entreprise une image de leur propre fonctionnement, des cerveaux se tournant vers le cerveau, n’est pas questionnée. Le fait qu’il faille bien qu’une personne lise cette corrélation et admette le bien fondé de cette traduction n’est pas problématisé comme tel. Or le statut scientifique de cette corrélation est supposé, elle opère avant toute chose technologiquement, car pour réaliser le passage du cerveau aux états mentaux il faut que ceux du scientifique s’appareillent d’instruments. La neuroscience est neurotechnologie, elle n’est pas connaissance du dehors dont la marge d’erreur ne remettrait pas en cause la potentialité objective, mais opération relationnelle instituant les éléments de la relation.

“Suspension of attention” est une installation qui fut présentée en 2013 au Musée d’art contemporain de Taipei dans laquelle le visiteur met une interface neurologique lisant les ondes α et β. En face de lui une lourde porte de métal. S’il se concentre, elle se déplace jusqu’à frapper le mur du white cube, s’il se relaxe, elle recule. Le visiteur, pour ressentir la jouissance d’être douée de pouvoirs psychokinésiques, doit donc alterner deux états mentaux, la concentration et la relaxation. Or cette alternance demande un effort, elle exige une concentration qui surplombe la différence entre les deux états, me relaxant je dois me concentrer pour me relaxer de manière à faire réagir la porte. Dans la mesure où la causalité est construite entre la captation des ondes et l’effet sur un objet, le public s’adapte au pouvoir supposé de l’interface neuronale. On ne saurait vérifier que celle-ci fonctionne comme elle le prétend, il importe seulement que nous fassions l’effort de nous y adapter. Les neurotechnologies sont spéculatives, leurs fictions opèrent sur la réalité parce qu’en accordant des pouvoirs à ces instruments, nous déterminons nos comportements par rapport à ceux-ci. Je tends mon attention vers la concentration, la porte ne réagit pas, j’en déduis que je ne suis pas assez concentré, je me focalise plus, la porte bouge, j’ai réussi! Ce n’est pas le capteur neurologique qui détecte mes changements mentaux, c’est l’image que je me forme de mon cerveau qui est déterminée par mon désir d’agir sur la porte. À quoi je pense quand je souhaite me concentrer pour bouger cet objet? Quelle sorte d’imagination, en tant que capacité à produire des images, est alors à l’oeuvre?

Pierre Cassou-Noguès dans Lire le cerveau (2012) élabore une certaine relation entre les neurosciences et les technologies que je nommerais préformative. Par ce terme, je désigne la formation des états réflexifs dans un contexte technologique. Ce n’est pas dire là que celui-ci ne capte rien du cerveau, mais que la corrélation de ce dernier avec les états mentaux est spéculative et qu’on ne saurait en tenir la preuve dernière. Il y a une indécidabilité inhérente aux neurotechnologies qui est liée à la position même de celui qui est observateur et observé, double position d’une “centralité excentrée”. La spéculation corrélative utilise des fictions mentales (nos croyances) et matérielles (les technologies) pour avoir des effets matériels. La neurotechnologie n’analyse pas le monde tel qu’il est, mais tel qu’il pourrait être, de sorte qu’elle le performe. Ceci peut être rapproché du concept de prophéties auto-réalisatrices de Robert King Merton.

Au fil du temps, le mur du musée de Taipei fut marqué par les différents impacts de la porte, gardant dans sa destruction même la mémoire des fictions passées : chaque trace matérielle était aussi celle d’une tension mentale singulière, d’une image produite pour agir sur un certain état mental. La préformation neurotechnologique est inscrite au coeur même du logiciel développé pour cette installation. La porte ne se déplace pas au-delà d’une certaine valeur fixe α et β, elle bouge selon une différence entre ces deux valeurs, différence qui s’adapte à chaque spectateur. On n’évalue donc pas sa concentration et sa relaxation, mais sa capacité à s’adapter à la captation neurologique, rendant par là même inopérante la distinction entre une cause et un effet. Cette préformation est à double sens, elle est une boucle rétroactive et défie la conception instrumentale de la technique tout comme la souveraineté de la pensée qui n’est pas immunisée contre les infiltrations techniques.

Ces interfaces sont exemplaires de l’inséparation entre science, technologie et imaginaire au fil d’un monde qui ne cesse de changer par l’impact de relations dynamiques. Le monde n’est que ce changement. La performation technologique sur le neurologique est aussi présente dans le cas d’un interfacage entre plusieurs cerveaux (brain-to-brain interface). Ainsi, une équipe de chercheurs a relié le cerveau de deux rats, le premier encodant les données sensori-motrices, le second le décodant afin de solutionner un puzzle. Les rats se sont-ils adaptés au dispositif technique sans conscience de celui-ci? N’est-ce pas la preuve de l’opérativité objective d’un cerveau à plusieurs et de la communication télépathique ? Est-ce par ailleurs un hasard si par une telle construction on met en scène des fanstames anciens? Nous entrons dans une fiction hantée par des cerveaux, des animaux, des scientifiques et des machines. Nous entrons dans un rêve qui n’est peut être plus le nôtre.

LE RÊVE DE LA MACHINE : 

LA CONTINGENCE PAREIDOLIQUE

“My ming is going.”

Le rêve n’est pas simplement un objet d’étude (ou de production) pour les neurotechnologies. Il est aussi un modèle pour comprendre notre état et celui des relations entre notre psyché et les technologies. C’est particulièrement vrai du rêve lucide durant lequel le dormeur a conscience d’être en train de rêver, sans que nous ne puissions jamais être sûr de cet état de conscience, car le sujet racontant après-coup cette expérience, celle-ci n’est jamais contemporaine de son récit. Le rêve porte sur la réflexivité. Il semble interroger le rêveur : es-tu sûr de rêver? Es-tu certain d’être celui que tu es et d’être contemporain de toi-même?

Elle est endormie. Je la vois à peine dans l’obscurité de notre chambre. Je sens son souffle sur ma main. Sans doute rêve-t-elle dans le secret de son sommeil. Qui est-elle à ce moment précis? A-t-elle jamais rêvée ou le rêve est-il une construction quand elle me le racontera? Comment penser un état en dehors de celui-ci? En l’observant ainsi j’appartiens à ce rêve.

“Deepdream” procède d’une telle capture qui me semble paradigmatique du dispositif neurotechnologique dans lequel celui qui rêve et celui qui observe le rêveur ne cesse d’échanger leur rôle. Or cet échange qui ne cesse de changer me semble infiniment proche de l’expérience artistique quand, dans un musée par exemple, nous regardons indissociablement les tableaux et les personnes qui les regardent, comme si par là nous nous fournissions une image de nous-mêmes en train d’observer les deux, projeté et tout à la fois détaché de nous-mêmes, excentrés.

“Memories center” (2014-2015) est une tentative pour créer une machine qui rêve sans interruption. Mais elle n’est pas elle-même le sujet de “son” rêve, elle ne rêve que de notre projection en elle : l’anthropologique et le technologique ne sont pas antérieurs à leur relation. L’installation est composée d’une sculpture représentant au centre de la salle un data center et d’un triple dispositif de vidéoprojection. Le programme génère, à partir d’une base de données de 20 000 rêves rassemblés à l’Université de Californie par Adam Schneider et G. William Domhoff, de nouveaux rêves grâce à des chaînes de Markov. Tout se passe comme si la machine s’inspirait de nos rêves pour en produire d’autres leur ressemblant sans leur être identique. Le logiciel détecte dans ces nouveaux rêves des séquences potentielles de mots-clés grâce à un service Web, et va ensuite chercher dans différents sites (Flickr, Instagram, Tumblr) des images taguées leur correspondant. Il affiche trois de ces images, une par projecteur, en les traitant avec un filtre habituellement utilisé pour la détection de formes en vision artificielle. Une voix de synthèse féminine prononce alors le rêve. Les différentes séquences de transformation à l’oeuvre ici opèrent selon des différenciations et des rapprochements : nous nous sommes tous amusés à chercher une image avec un mot sur Google et à observer le décalage entre les deux, une image ne pouvant jamais “être” un mot. Cette défaillance dans la traduction a un effet surprenant, nous sommes sensibles aux raisons de ce décalage, nous nous imaginons pourquoi telle image a été taguée de la sorte tant d’un point de vue anthropologique que technologique. Le rêve “de la” machine, puisque c’est nous qui la rêvons autant qu’elle nous rêve, est ici précisément fondé sur ces dérapages, sur ces failles de la traduction généralisée des codes numériques dénués de sens. Le rêve permet justement ces incidents parce que ceux-ci sont acceptés d’avance, une incohérence est interprétée comme un sens latent à découvrir. Par là même, il y a une relation structurelle entre le mode de fonctionnement du logiciel informatique et l’imagination humaine. Dans les deux cas, mais selon des modalités différentes, ce sont des images d’images. La machine produit obstinément des rêves à partir de nos rêves, comme nous nous procurons une certaine image de la machine en observant son fonctionnement. 

La pareidolia est un phénomène psychologique où un stimulus est reconnu comme quelque chose qui n’est pas là. Sa forme la plus célèbre est le test de Rorschach. Ainsi, lorsque nous voyons des visages ou des animaux dans les nuages, nous hallucinons une présence tout en étant parfaitement conscient, et même heureux, du statut de ceux-ci. Nous nous réjouissons de cette faille dans notre perception. À la différence de la métaphore, la pareidolia est asémantique et n’est pas une représentation. Si je vois quelque chose à la place d’autre chose, c’est seulement parce que des motifs se ressemblent. Dans L’écriture des pierres (1970), Roger Caillois décrit l’émotion provoquée par la structure interne des pierres dans lesquelles on peut admirer des lignes et des courbes, des couleurs et des scintillements, des quasi-images qui troublent la distinction entre la physis et la tekhnè

“Presque toujours, il s’agit d’une ressemblance inattendue, improbable et pourtant naturelle, qui provoque la fascination. De toute façon, les pierres possèdent on ne sait quoi de grave, de fixe et d’extrême, d’impérissable et de déjà péri. Elles séduisent par une beauté propre, infaillible, immédiate, qui ne doit de compte à personne.” 

La beauté de ces pierres correspond au décalage entre leur ressemblance avec un paysage, un personnage, une scène, et leur caractère impérissable échappant à la temporalité de l’activité humaine. Ces quasi-images minérales ont une genèse non-intentionnelle et autonome, et pourtant cette absence de visée préalable ne nous empêche pas d’être touchées par elles et d’y voir quelques beautés. Quelque chose parle en l’absence de langage. L’imagination humaine se déploie alors dans la lecture de cette écriture sans alphabet parce qu’elle y ressent comme sa “propre” limite, son intentionnalité communique avec une extériorité autonome. C’est parce que la pareidolia est hors sens qu’elle nous affecte, elle est la rencontre contingente avec un monde. Si nous voyons un visage humain dans ces nuages c’est parce que la rencontre avec la matière est égarante et que nos catégories sont infondées.

“Deep Dream” est la rencontre entre la contingence de la programmation informatique et la contingence de l’imagination, de ce qui fait image. Or, cette rencontre est elle-même performative, elle produit une nouvelle image qui détermine tout aussi bien nos esprits que les technologies. Un réseau de neurones tente de reconnaitre dans les motifs d’une image quelconque des images qu’il a en mémoire. Il injecte alors ces images et ainsi de suite jusqu’à recouvrir l’image initiale de celles qu’il a en mémoire. Il hallucine sa mémoire parce qu’il cherche d’avance, dans la décomposition de l’image en motifs, cette convergence. La pareidolia est l’un des points de jonction entre la recherche informatique et la divination qui consiste précisément à voir ce qui n’est pas là. Le complotisme contemporain fait aussi souvent usage de ce méthode pour proposer des interprétations alternatives à partir de “preuves” visuelles. La pareidolia permet de déployer une esthétique de la contingence.

INTERNET, NOTRE DERNIER MONDE : 

LA CAPTURE EXISTENTIELLE

“Comment l’impossible juxtaposition de singularités intenses donne-t-elle lieu au registre et à l’enregistrement ?”

Le rêve est produit par “Memories center” en glânant de l’iconographie sur le réseau. Il me semble particulièrement important de replacer les débats actuels sur la place de l’informatique dans les neurosciences dans le contexte de notre quotienneté qui est littéralement traversée par le Web. Si les neurosciences produisent un imaginaire de la subjectivation, celle-ci est largement structurée par Internet. Or si nous concevons spontanément ce dernier comme un moyen à notre service, nous devons aussi reconnaitre que ce moyen influence nos désirs, notre sentiment d’être-au-monde, nos manières d’être. Dès lors, il faut sans doute appliquer le réalisme relationnel à Internet et comprendre que son incroyable mondialisation n’est pas tant lié à un opportunisme passager, qu’à une structure plus profonde. 

On s’est beaucoup étonné de l’accumulation insensée des données par les grands acteurs du Web 2.0. Pourquoi cette obsession pour enregistrer tous les faits et gestes malgré leur caractère anodin? Le coût impliqué par un tel enregistrement n’est-il pas vain tant ces données sont, dans la plupart des cas, inutilisables car sans intérêt? Réfléchir à la quantité du big data c’est, me semble-t-il, voir comment s’articuler l’intensité des singularités existentielles à la quantification et à l’automatisation numérique. C’est aussi sans doute considérer que le réseau est un dispositif de capture des existences humaines permettant aux machines de créer des bases de données d’un monde qui semble au premier leur échapper, le monde humain, le monde du sens. Mais ce monde sémantisé pourrait bien, par cet enregistrement à une échelle qu’aucune civilisation n’avait mis en place, être appréhendé dans l’ordre de la quantité: en enregistrant le grand nombre, on pourra en tirer des statistiques permettant une prévision des comportements futurs. Peu importe que ces prévisions soient justes, il suffit qu’elles soient considérées comme telles pour qu’elles se réalisent effectivement. La prédiction comportementale imagine l’avenir en réduisant ce qui est à venir à ce qui a été.

On a souvent analysé le Web comme un système de surveillance intériorisé que les sujets alimentaient de manière naive en vaquant à leur occupation quotidienne de navigation. Or la destination de cette surveillance, politique et économique, n’est que l’autre nom d’une réification technologique: ce dont il s’agit c’est de transférer le monde commun des humains aux machines. NELL: Never-Ending Language Learning consiste par exemple à apprendre à une machine , grâce au Web, le sens du langage. Le réseau n’est plus un outil de médiation entre des êtres humains mais un instrument de capture du monde commun anthropologique par les machines. La capture existentielle est au coeur du projet singulariste de Google comme les médias de masse. À partir de toutes ces données, une machine ne pourrait-elle pas rêver ce que nous sommes, ce que nous avons été? Elle pourrait assez simplement produire de nouvelles données à partir de celles recueillies, et faire un “double” de toutes nos histoires, suffisamment ressemblantes pour être indiscernable et différentes pour être singulières. “My mind is going” (2014) est un logiciel qui navigue automatiquement sur le Web à la manière d’un être humain. Il y a le navigateur, la souris, les temps d’attente. Il cherche sur le réseau quelque chose, une intelligence, Ray Kurzweil, des données scientifiques. Mais ces recherches ne sont pas totalement prédéterminées parce qu’il peut détecter un mot-clé et poursuivre une recherche qui n’avait pas été prévue. Ses objectifs changent à mesure qu’il navigue. L’important est que cette dérive est perçue par un observateur humain, il s’agit d’un dispositif artistique, qui interprète ce qu’il voit en tant que cela ressemble à une navigation humaine sans qu’elle soit pilotée par un être humain. Cette ressemblance écarte la représentation, nous sommes et nous ne sommes pas humains, nous sommes hantés par la machine à la manière d’un spectre. Ce n’est pas que la machine s’humanise ou que l’être humain devient de plus en plus technique, c’est que notre imagination, les images de nos images, est investie par la machine. 

Si les machines, par l’intermédiaire du Web, nous capturent pour nous répéter de manière non-identique, ne peut-on pas proposer que l’histoire de la mimèsis et de l’art est fondamentalement l’histoire d’un remplacement de l’être humain parce qu’il a toujours été, une machine se rêvant humain et un humain emboîté dans le rêve d’une machine? La thèse organologique serait également ontologique. Une recherche menée en 2011 au Gallant lab de l’Université de Berkeley propose de reconstruire un film à partir de l’activité neurologique. On enregistre celle-ci sur trois sujets qui regardent pendant plusieurs heures des films. On constitue à partir de là un dictionnaire qui met en corrélation les objets visuels (formes, contours, mouvements) avec l’activité du cerveau. On enregistre ensuite l’activité du cerveau face de nouvelles images pour tester la qualité de la corrélation. Enfin, on construit une base de données constituée de 5000 heures de vidéos aléatoirement téléchargées sur YouTube que l’on met en relation avec le dictionnaire afin de construire des prédictions neuronales. On sélectionne, en observant l’activité du cerveau, les 100 séquences les plus proches de cette activité et on les surperpose. On peut ainsi déduire ce que voit une personne en observant l’activité de son cerveau. Les images produites par la machine, fruit de la superposition de plusieurs séquences, ont une qualité esthétique très particulière, elles ressemblent étrangement à des tableaux de William Turner : les couleurs et la lumière, l’absence d’horizon et de sol stable, le caractère fluxionnel et tumultueux des formes. Dans Le Bateau négrier (1840), Turner représente un événement qui a eu lieu lorsque le capitaine d’un navire découvrit que l’assurance ne couvrait que les esclaves morts noyés et non ceux morts à bords. Il décida alors de jeter à la mer les malades et les mourants. Comme le remarque  Hito Steyerl, “In this painting, the horizon line, if distinguishable at all, is titled, curved, and troubled. The observer has lost his stable position. There are no parallels that could converge at a single vanishing point.” La perte d’un sol stable qui fixe le sujet par rapport à une autorité fixée par la perspective, déstabilise notre position. Or, dans le cas de la reconstruction neurologique des images, cet hors sol est déterminé par un double mouvement: la quantification de l’activité du cerveau et la superposition d’images venant du Web. Le doublement de cette moyenne qui par la reconstruction et la traduction fait passer le signal du côté du code, le code du côté de l’image, implique une double capture anthropotechnologique. Celle-ci est bien un rêve emboîté dans un rêve. Ce n’est pas la technicisation de l’être humain ou l’humanisation de la machine, c’est l’enchevêtrement inextricable entre les deux. Ce n’est pas seulement l’être humain qui est sommé de répondre correctement à la quantification et à la découpe numérique, c’est aussi la machine qui doit obstinément répondre de l’être humain et l’anticiper, le répliquer. Il s’agit de concentrer alors son attention sur la qualité des images qu’une telle expérience produit, sur leur “plasticité”, au sens où Catherine Malabou utilise cette notion,  afin de comprendre qu’Internet est un monde et peut être le dernier.

Si de plus en plus d’expériences en neurosciences vont piocher dans les ressources du réseau, c’est parce que celui-ci constitue une base gigantesque de données renseignée par les individus eux-mêmes qui deviennent par là même simultanément sujet et objet de cette classification. Au-delà d’un discours parfois manichéen critiquant cette surveillance intériorisée et généralisée, il s’agit de percevoir la profondeur et l’ambiguité du processus en cours par lequel tout semble se passer comme si les comportements humains étaient capturés par une intelligence ahumaine utilisant, à la manière de la “xénoéconomie” de Nick Land, les capacités de l’ennemi à son profit. Le développement du Web est transfini au sens où il grandi plus vite que notre capacité à le consulter, alors même que nous semblons être au coeur de son dispositif. Notre activité produit quelque chose qui dépasse nos capacités nerveuses, par la vitesse de traitement numérique, et intellectuelles, par le grand nombre de données. Ce produit de notre activité nous excentre, tout comme nous sommes excentrés par les procédures d’analyse et de quantification de l’activité neurologique, nous nous observons comme du dehors. Lorsque nous regardons les images vacillantes qui mettent en relation YouTube et le cerveau, nous y reconnaissons simultanément les images d’origine tout en y voyant autre chose, une production, une imagination, l’apparition du nouveau. Cette juxtaposition de la reconnaissance et du nouveau est le caractère spectral de ces techno-sciences où quelque chose revient pour la première fois. Il faut parvenir à penser dans ces images superposées, en même temps la mimésis et en même temps une image jamais vue, c’est-à-dire une nouvelle genèse de l’image, fruit de la rencontre entre la décomposition du signal analogique en code numérique et le monde du Web. Le monde ne se constitue que de cet excès ambigu, que de ce sol défaillant qui se dérobe sous nos pieds: “On peut penser que si nous avons le sentiment d’un quelque chose au-delà de nos représentations, ce n’est pas parce que nos différentes sensations convergent vers un centre logique qui fonctionne comme leur “support” (l’objet transcendantal = X de Kant ou de Husserl), mais parce que nous avons conscience de ne pouvoir faire qu’un usage limité du monde, et qu’il y a forcément plus dans le possible que dans le réel.” C’est précisément à partir de ce possible qui excède le monde que la capture existentielle du Web opère.

LE RÊVE DANS LE RÊVE

“Un concept non existentiel de la finitude.”

Deep Matter (2015-2016) est un projet de recherche-création en cours de développement. Il s’agit d’un environnement composé de plusieurs pièces dont l’élément central est une imprimante 3D de type delta. Celle-ci se meut de façon organique et montre ses entrailles, c’est-à-dire le volume en cours de production. Différents capteurs permettent d’écouter ses bruits mécaniques et par un traitement en temps réel de composer des nappes sonores. Un caméra 4K observe ce que l’imprimante produit et le diffuse en projection. Un logiciel inspiré de Deep Dream analyse ces images et tente, en cours de production, d’y reconnaître d’autres images qu’il a en mémoire. Il décrit ce qu’il voit par cette corrélation en superposant des sous-titres à l’image. Bien sûr, le logiciel fait des erreurs dans ses descriptions, interprète mal les formes selon une logique analogue à la pareidolia. Au bout d’un certain laps de temps, il utilise cette reconnaissance, bonne ou mauvaise, pour produire un nouvel objet, et ainsi de suite. 

L’installation détourne la notion de feedback parce que celle-ci ne sert plus à affiner une prévision, par exemple le point d’impact d’un missile, mais seulement à produire obstinément quelque chose en s’observant. Dans la mesure où cette observation est défaillante, l’autoréférentialité du système produit de la différence. La boucle s’échappe d’elle-même parce qu’elle est dénuée de sens et c’est ce qui l’ouvre aux possibles, c’est ce qui lui permet d’opérer. 

“Voici l’histoire que j’aurais aimé raconter : que la répétition s’évade de la répétition pour se répéter. Qu’en cherchant à se faire oublier, elle fixe son oubli, et ainsi répète son absence.”

Le nouvel objet imprimé est bien tiré de l’objet précédent, ils entretiennent un lien, mais celui-ci tra(ns)ductif c’est-à-dire que la traduction (un objet, une image, des motifs, de données, une description) se répand de proche en proche, garde des traces des étapes précédentes mais s’en décale parce qu’elle fonctionne sur l’individuation même de l’objet, c’est-à-dire pour le dire concrètement sur sa production matérielle progressive par une machine réplicative. Deep Matter rejoue la théorie de la “gelée grise” proposé par Eric Drexler dans Engines of Creation (1986) où des machines auto-réplicatives deviennent hors de contrôle et consomment l’ensemble des ressources terrestres selon une courbe exponentielle. Cette théorie trouve son origine chez John von Neumann et est cobsustancielle à la cybernétique.

La boucle qui s’échappe d’elle-même en tant que la répétition intensive qui produit de la différence, se retrouve non seulement sur le plan macroscopique anthropotechnologique, mais aussi au niveau microscopique du programme. En effet, si Deep Dream tente de reconnaitre des motifs dans une image, il introduit un feedback puisqu’à chaque itération il place dans l’image ce qu’il voit. S’il reconnaît un chien, il le fait progressivement apparaître: “Whatever you see there, I want more of it!” La variabilité de l’image numérique, notre capacité à modifier un fichier sans devoir en changer, introduit une mutabilité hallucinatoire et surinterprétative. C’est parce que le programme voit des chiens que ceux-ci apparaissent à nos yeux, de la même manière que nous observons les “erreurs” faites par Deep Matter. Avec l’intelligence artificielle, il ne s’agit aucunement d’attribuer en propre une intelligence à une machine, mais seulement de l’observer, dans un jeu relationnel entre l’être humain et la machine. Cette relationnalité est le possible. Or les neurosciences, en faisant usage métaphoriquement et opérationnallement de l’informatique en tant qu’image des processus mentaux, produisent ce qu’elles annoncent inévitablement.

De la même manière que le réseau de neurones hallucine dans des pizzas des mollusques et des chiens, nous hallucinons la technoscience et notre “propre” cerveau. En ce sens, l’emboîtement d’un rêve dans un autre rêve, le rêve lucide qui nous fait chuter de façon infinie parce que le sol n’existe plus, aurait une affinité avec l’emboitement entre (neuro)science et imaginaire. On regarde l’imprimante 3D surinterpréter un objet qu’elle est en train de produire, comme on regarde dans un musée les visiteurs d’une exposition capturés par les oeuvres. Sans doute se dit-on silencieusement qu’il y a quelqu’un d’autre derrière nous qui nous regarde regarder. Nous ne nous retournons pas de peur de faire face au vide. Le clavier de l’ordinateur est sous nos doigts, nous pianotons et inscrivons chacun de nos gestes sur le Web comme si nous existions. Le rêve “du” réseau doit s’entende en un inextricable sens, le réseau rêve et nous rêvons le réseau.

http://www.nytimes.com/2015/10/11/opinion/sunday/will-you-ever-be-able-to-upload-your-brain.html?smid=tw-share&_r=1