Sentiment de débordement dans les flux
Afin de comprendre le flux, ou plus exactement les flux parce que la multiplicité de ceux-ci ne saurait être d’avance réduite à l’unité d’un concept, il faut plonger dans le sentiment vague de notre époque. Le manque de clarté et pour tout dire la confusion de notre quotidien ne doit pas nous écarter de cette analyse phénoménologique.
Qu’est-ce qui détermine le sentiment de notre époque ? Que partageons nous ? Non pas seulement d’un point de vue idéologique, en supposant des valeurs communes, mais d’un point de vue sensible, émotif, nerveux. Sans doute pourrions-nous nous mettre d’accord sur le fait que nous sommes débordés. Chacun d’entre nous a trop à faire. L’économie ralentit pendant que la consommation augmente. La pauvreté et la richesse. Les cataclysmes écologiques s’annoncent. Les crises énergétiques se multiplient. Des accidents provoqués par des déluges imprévisibles surgissent. Je ne souhaite pas ici multiplier les exemples, chacun pourra dans sa propre expérience trouver de quoi nourrir l’extension des flux qui nous débordent. Car ce sentiment de débordement qui est encore confus et que je souhaiterais ici quelque peu clarifier et souvent lié à des objets dont la nature est d’être des flux, flux qui au premier abord peuvent être définis comme étant quelque chose de continu, d’indécomposable et qui existent indépendamment de nous. Cette triple caractérisation est fondamentale parce qu’elle produit une faille au coeur même des flux, les mettant toujours en tension avec eux-mêmes et avec le dehors.
Les flux ne sont pas quelque chose mais l’état d’une chose. C’est une substance secondaire, c’est en tout cas ce que l’on pourrait croire au premier abord. Si l’eau peut être en flux, le flux est l’eau mais l’eau n’est pas le flux parce qu’elle peut exister au repos. On pourrait développer la la question des éléments du point de vue de la philosophie antique, mais là n’est pas notre propos car nous aimerions développer l’idée que les flux sont bel et bien des choses, non pas en dessous des choses réelles que nous connaissons, non pas comme un accident de ces choses, non pas comme notre relation à ces choses, mais une chose en tant que telle.
L’idée importante est ici que les flux existent indépendamment de moi : si je suis submergé, envahi par le trop d’information, le trop de dépense, le trop de consommation, le trop de connaissances, le trop de relations humaines, que sais-je encore, et si je tente de trier dans ses flots, de parfois en faire abstraction, c’est qu’ils sont permanents et que cette permanence est pourtant accidentelle parce que les flux sont accidentels, ils sont turbulents. Il y a quelque chose d’extraordinaire quand nous regardons un flux, nous faisons attention à tous les détails, à ces tourbillons, à toutes ces petites causalités et pourtant nous ne parvenons pas à replacer ces petites choses dans une causalité totalisante. Et c’est ce décalage permanent entre des petites causalités segmentées et l’unification de la causalité qui produit l’esthétique naturelle des flux : regardez une rivière, les nuages qui passent, la masse des individus à la Gare du Nord, toutes ces choses et bien d’autres encore dans lequel le discret et le continu ne parviennent plus à s’articuler parce que le sujet qui perçoit n’est plus le centre du monde. Devant les flux nous sommes excentrés, et ceci en l’absence même d’un centre localisable.
Les flux hors de nous : je tourne la tête, l’écoulement continu. Il n’y a pas seulement là la reprise d’une ontologie de l’absolu et de l’indépendance des choses envers la perception humaine, puisque le monde existe hors de moi et non pas seulement par moi. Il y a en fait bien autre chose que j’aimerais explorer au fil du temps, dans les prochains mois, c’est ce sentiment confus de débordement et de flux, d’en soi comme si quelque chose résistait à la subjectivité comme à l’objectivité. Il faut donc rentrer plus encore profondément dans l’expérience que nous faisons à notre époque du débordement continuel de toutes parts.