Flux, coupures et customérisme : une nouvelle économie libidinale
La production industrielle classique s’est structurée autour de plusieurs interruptions stratégiques du flux économique, dont la plus significative demeure la séparation entre la sphère de production et celle de la consommation. Cette suspension fondamentale du flux a engendré deux des constructions idéologiques les plus influentes du XXe siècle. D’une part, elle a orchestré le désir et l’imaginaire collectifs à travers un mécanisme d’anticipation des objets à consommer – créant ainsi une tension désirante entre le sujet et l’objet absent, promis mais différé. D’autre part, elle a circonscrit, dans l’espace délimité de l’usine, le corps du travailleur selon une logique strictement fonctionnelle, incarnée par la division scientifique du travail propre au fordisme.
Cette organisation binaire, structurée autour d’une rupture nette entre production et consommation, a progressivement cédé la place à un paradigme différent, que l’on pourrait nommer “customérisme”. Ce modèle reconfigure la position des singularités dans le système économique en transformant le consommateur en participant actif du processus de production. Le consommateur n’est plus simplement le point terminal d’une chaîne linéaire, mais devient un opérateur qui intervient, modifie, personnalise le produit qu’il acquiert.
Cette transformation ne signifie pas la disparition des coupures et des décodages de flux inhérents à tout système économique. Elle implique plutôt leur dissémination à travers l’ensemble du processus, remplaçant la grande dichotomie production-consommation par une multiplicité d’interfaces où les destinataires deviennent simultanément des opérateurs industriels. Les flux ne sont plus interrompus en un point majeur, mais modulés, orientés, reconfigurés à travers de nombreux points d’intervention.
Cette multiplication des phases de décodage entraîne logiquement une diversification des points d’entrée et de sortie du système. Ce maillage plus complexe confère au système une métastabilité accrue – état d’équilibre provisoire caractérisé par une richesse potentielle de transformations. Cette métastabilité se traduit par une plus grande ouverture du système industriel, désormais capable d’intégrer des variations, des personnalisations, des adaptations locales sans compromettre sa cohérence globale.
L’enjeu consiste maintenant à analyser avec précision les modalités spécifiques de ce customérisme pour déterminer le statut libidinal de cette nouvelle configuration industrielle. Comment l’économie du désir est-elle reconfigurée lorsque le consommateur devient co-producteur? Quelles nouvelles formes d’investissement psychique sont mobilisées dans un système où la satisfaction n’est plus simplement différée mais partiellement déléguée? Comment l’énergie libidinale circule-t-elle dans un réseau où les points de coupure et de connexion se sont multipliés? Ces questions appellent une investigation approfondie des mécanismes psychosociaux qui sous-tendent cette évolution économique fondamentale.
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