Crises et extinction
Nous avons développé un discours et une pensée de la crise consistant à envisager, selon des cycles de faillite et de reprise, les événements. Ainsi de manière presque mécanique lorsqu’on nous annonce un problème nous croyons qu’une solution finira par apparaître. Bien sûr, cette solution ne viendrait pas d’elle-même, mais si on y met du sien, pense-t-on, on pourra la voir venir. Ainsi la crise est un cycle régulier qui permet non seulement d’anticiper les problèmes, mais aussi les solutions et ensuite l’arrivée de nouveaux problèmes. Bref, on ne s’en sort jamais et en même temps on s’en sort régulièrement.
Cette conception est visible dans le capitalisme tardif même si les phénomènes devraient nous permettre de contester cette vision des choses. La création destructrice est une chute rattrapée par une remontée qui redescend vers une chute. Mais il faut aller un pas de plus et voir combien le climat, la guerre et la théologie surdéterminent ce cycle de la crise. Le rapport entre l’habitude et l’imagination produit une manière particulière d’enchaîner les idées et une routine organisationelle : pouvoir élaborer un énoncé c’est avoir traversé individuellement et collectivement des moments critiques et avoir survécu. D’une part, le climat peut être conçu comme un cycle naturel : après la pluie, le beau temps. Ensuite, la guerre en tant que limite de la politique promet une reprise : après la destruction viendra le moment de la reconstruction. D’autre part, si l’espèce humaine est une émanation de Dieu alors son éternité est, par cette nature spirituelle, garantie. C’est pourquoi le thème de la Résurrection revient au jour actuellement par exemple avec le transhumanisme.
Cette conception cyclique et régulière me semble aujourd’hui constituer une véritable difficulté devant la situation à laquelle nous sommes confrontés. Sans doute faudrait-il se débarrasser de cette idéologie et préférer les flux. Je n’ai pas le temps ici de développer cette pensée des flux, elle fut l’objet de ma thèse de doctorat. Il importe seulement de voir que les flux ne sont pas réguliers, mais turbulents et que cette turbulence n’est pas accidentelle, mais relève d’une contingence structurelle.
En adoptant une pensée des flux et de l’irréparable, on peut modifier les crises cycliques en extinction. Si cette dernière notion semble si pessimiste qu’elle confine au nihilisme, il faut plutôt la concevoir comme un néant qui n’est pas lacunaire. Estimerait-on qu’une personne admettant et intégrant la perspective de sa mort dans son existence serait pessimiste? L’extinction étend la finitude de l’individu, c’est-à-dire la mortalité de chacun d’entre nous, à l’espèce en son entier. Or c’est extinction est tout aussi certaine que l’est notre finitude individuelle. En effet les espèces vivantes ne sont pas éternelles et la matière dont nous sommes composés subit de nombreuses transformations au fil du temps. Il n’est pas seulement ici question de considérer l’extinction qui serait le produit de l’anthropocène, mais une conception plus générale de l’extinction comme horizon indépassable de notre espèce. Le bénéfice de cette pensée est important parce que du fait de son réalisme elle permet de s’arracher de la conception théologique d’une éternité de notre espèce et elle permet ainsi de concevoir le temps qu’il reste comme un reste. C’est pourquoi ce reste peut permettre de former une certaine idée du déchet comme horizon du vivant nous débarrassant de l’héroïsme de l’idée.