Le contre-réalisme inductif / The inductive counter-realism
J’entends par réalisme le sentiment de réalité. Celui-ci n’est pas seulement institué par les catégories a priori du temps et de l’espace comme l’estimait Kant, mais également par des dispositifs technologiques d’inscription qui sont à mi-chemin entre l’imagination humaine et la matérialité terrestre, particulièrement minérale, jetant un pont entre intériorité et extériorité, subjectivité et objectivité, pont qui est une boucle rétroactive, l’un influençant l’autre, faisant de cette influence une genèse réciproque de leur rapport.
Depuis la révolution industrielle, ce réalisme est partiellement déterminé par le procédé photographique. Ceci ne signifie par que le photoréalisme défini positivement la relation entre réalité et vérité, mais qu’il est l’enjeu d’une controverse entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas, plus ou pas encore. Ainsi, la croyance dans le réalisme technique n’est jamais naïve, mais parcourue d’ambiguïtés et la critique des simulacres photographiques participe à la formation du photoréalisme.
L’IA, que nous appellerons induction statistique, afin de soustraire la notion mal formée d’intelligence, utilise des données photographiques, mais n’est pas elle-même photoréaliste. Elle automatise la ressemblance comme telle. En créant un espace statistique latent, elle définit la relation de probabilités entre chaque pixel afin de former une image ressemblante. L’IS n’a aucune idéation, par exemple elle ne dispose pas d’idée d’oiseau, mais elle corrèle des images et des mots, et sait former un agencement de pixels que nous reconnaissons, nous humains, comme un oiseau, qui nous fait penser à une image d’oiseau. Ce qui est automatisé n’est pas l’idéation de l’intelligence, mais le mimétisme relationnel qui est à la frontière entre le bruit et la ressemblance. L’IS permet de poursuivre une série de documents au-delà de ses limites intensifiant plus encore l’hypermnésie ouverte par le Web qui dépasse les capacités de perception humaine.
Le mode esthétique de l’IS est la pareidolie, c’est-à-dire l’interprétation d’un bruit formé dans le cadre d’un déjà vu, d’un déjà lu ou entendu.
Ce qui émerge de cette ressemblance artificielle n’est pas, comme on le croit trop souvent quand on ne manie pas ces logiciels, la répétition à l’identique du déjà connu et l’intensification des biais déjà existants, mais quelque chose qui est à la frontière entre le connu et l’inconnu. C’est pourquoi l’IS produit des images faisant penser au Surréalisme, à cette étrange familiarité, à un univers onirique, fantastique et kitsch. C’est à partir du déjà vu qu’une différence bruitée s’infiltre. Depuis la cybernétique, l’information est du bruit organisé, rendant les deux compatibles, car codés selon le même langage binaire.
J’ai proposé dans un texte précédent la notion de disréalisme pour désigner le réalisme spécifique de l’IS dont les formes varient des logiciels inductifs à la production de deepfakes, de fake news, de réalités alternatives et de théories complotistes sur le Web (cette inscription sur le réseau n’est pas accidentelle, c’est elle qui produit ces formes de discours car c’est cet espace statistique qui permet de faire remonter telle ou telle donnée). Le “dis” faisant référence à la disjonction du technoréalisme que j’indiquais pour commencer. Il est à mi-chemin entre ce qui n’est pas (pas encore, plus, etc. c’est-à-dire l’imaginaire, l’invocation de l’absent) et ce qui est, les deux se formant réciproquement rendant impossible leur distinction a posteriori et ne pouvant être appréhendé que dans le mouvement de leur genèse.
Je voudrais proposer un second concept pour préciser le réalisme de le ressemblance artificielle : le contre-réalisme, non pas entendu comme une négation pure et simple de la réalité (anti-réalisme), mais comme une position différentielle à soi de celle-ci, tout contre donc. Il faut entendre ce concept au sens de la contrefactualité et de l’introduction massive des possibles dans la formation du réalisme de notre époque. Le contre-réalisme met en contact le réalisme avec lui-même et par cette redondance, il produit des possibles : la répétition produit des séries divergentes.
Car devant le tremblement actuel des vérités, on hésite entre un un néo-rationnalisme ou positivisme que nous n’attendions pas de nous-mêmes, et une certaine joie à observer les simulacres prendre une place grandissante et briser les certitudes. Il ne s’agit pas alors de mécaniquement reprendre à son compte le complotisme et les fausses nouvelles, mais de comprendre le contexte technoréaliste qui rend possibles ces formations pour produire d’autres formations de réalités alternatives : des alternatives d’alternatives ou des altérations d’alternatives. Dans la théorie des jeux généralisée, il ne s’agit pas tant de sortir du jeu en croyant ainsi l’éliminer ou de s’intégrer au jeu selon les règles déjà formées, que de tenter de multiplier les hypothèses et les conditions de jeux, de faire un jeu du jeu, un Grand Jeu donc pour qu’il s’excède et exhibe sa finitude.
Le contre-réalisme consiste à produire une multiplication des possibles en se fondant sur la reconnaissance statistique de ce qui existe déjà (dans les ensembles de données, les dataset) et l’introduction du bruit qui est interprétée par l’être humain comme une différence. Cela ressemble à notre monde, mais pas totalement parce que le contre-réalisme n’adhère pas à lui-même, il ne fait pas converger réalité et vérité, il exhibe leurs multiples et infimes divergences. Le contre-réalisme n’est donc pas une hypothèse négative, mais divergente, comme si dans le réalisme quelque chose se scindait en deux et que l’absence (imaginée) et la présence (construite) ne s’opposaient pas, mais s’alimentaient l’un l’autre.
Les possibles artificiels ne sont pas extérieurs à ladite “réalité”, mais sont constitués à partir d’elle, en différence à elle, elles y retournent et l’influencent (hyperstition v.2). Ainsi, on produit des possibles par des datasets déjà existants et les possibles sont interprétés par rapport au déjà connu, en leur différence. Il s’agit donc de concevoir contre-réalisme et réalisme d’une façon relationnelle pour répondre en quelque sorte à la formation divergente du réalisme déterminée par les dispositifs techniques qui sont eux-mêmes de formation ambiguë.
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By realism I mean the feeling of reality. This one is not only instituted by the a priori categories of time and space as Kant estimated, but also by technological devices of inscription which are halfway between the human imagination and the terrestrial materiality, particularly mineral, throwing a bridge between interiority and exteriority, subjectivity and objectivity, bridge which is a retroactive loop, the one influencing the other, making of this influence a reciprocal genesis of their relation.
Since the industrial revolution, this realism is partially determined by the photographic process. This does not mean that photorealism positively defines the relation between reality and truth, but that it is the stake of a controversy between what is real and what is not, anymore or not yet. Thus, the belief in the technical realism is never naive, but traversed of ambiguities and the criticism of the photographic simulacra participates in the formation of the photorealism.
AI, which we will call statistical induction, in order to subtract the ill-formed notion of intelligence, uses photographic data, but is not itself photorealistic. It automates the resemblance as such. By creating a latent statistical space, it defines the probability relationship between each pixel in order to form a resembling image. SI has no ideation, for example it has no idea of a bird, but it correlates images and words, and knows how to form an arrangement of pixels that we humans recognize as a bird, which makes us think of a bird image. What is automated is not the ideation of intelligence, but the relational mimicry that is at the border between noise and resemblance. SI allows for the pursuit of a series of documents beyond its limits further intensifying the hypermnesia opened up by the Web that exceeds the capacities of human perception.
The aesthetic mode of SI is pareidolia, that is, the interpretation of a noise formed within the framework of a déjà vu, of a déjà lu or heard.
What emerges from this artificial resemblance is not, as is too often believed when one does not handle such software, the identical repetition of the already known and the intensification of already existing biases, but something that is at the border between the known and the unknown. This is why the SI produces images that remind us of Surrealism, of this strange familiarity, of a dreamlike, fantastic and kitschy universe. It is from the déjà vu that a noisy difference infiltrates. Since cybernetics, information is organized noise, making the two compatible, because coded according to the same binary language.
In a previous text, I proposed the notion of disrealism to designate the specific realism of SI, whose forms vary from inductive software to the production of deepfakes, fake news, alternative realities and conspiracy theories on the Web (this inscription on the network is not accidental, it is what produces these forms of discourse, because it is this statistical space that makes it possible to bring up this or that data). The “dis” refers to the disjunction of technorealism that I mentioned at the beginning. It is halfway between what is not (not yet, no longer, etc., i.e. the imaginary, the invocation of the absent) and what is, the two forming each other reciprocally, making it impossible to distinguish them a posteriori, and being able to be apprehended only in the movement of their genesis.
I would like to propose a second concept to specify the realism of the artificial resemblance: the counter-realism, not understood as a pure and simple negation of the reality (anti-realism), but as a differential position to itself of this one, all against therefore. It is necessary to understand this concept in the sense of the counterfactuality and of the massive introduction of the possible ones in the formation of the realism of our time. The counter-realism puts in contact the realism with itself and by this redundancy, it produces possibilities: the repetition produces divergent series.
Because in front of the current trembling of truths, we hesitate between a neo-rationalism or positivism that we did not expect from ourselves, and a certain joy in observing the simulacra take a growing place and break the certainties. It is not a matter of mechanically taking up conspiracy and fake news, but of understanding the technorealistic context that makes these formations possible in order to produce other formations of alternative realities: alternatives of alternatives or alterations of alternatives. In the generalized theory of games, it is not so much a question of getting out of the game in the belief of eliminating it or of integrating oneself into the game according to the rules that have already been formed, as of trying to multiply the hypotheses and the conditions of the game, of making a game out of the game, a Great Game, so that it exceeds itself and exhibits its finitude.
Counter-realism consists in producing a multiplication of possibilities based on the statistical recognition of what already exists (in data sets, datasets) and the introduction of noise which is interpreted by the human being as a difference. This resembles our world, but not totally, because counter-realism does not adhere to itself, it does not make reality and truth converge, it exhibits their multiple and minute divergences. The counter-realism is thus not a negative hypothesis, but divergent, as if in the realism something split in two and that the absence (imagined) and the presence (constructed) did not oppose, but fed each other.
The artificial possibilities are not external to the said “reality”, but are constituted from it, in difference to it, they return to it and influence it (hyperstition v.2). Thus, possibilities are produced by already existing datasets and the possibilities are interpreted in relation to the already known, in their difference. It is thus a question of conceiving counter-realism and realism in a relational way to answer in some way the divergent formation of the realism determined by the technical devices which are themselves of ambiguous formation.